3 mai 2024
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« La Peste » de Camus, l’étouffante mise en quarantaine (II)

« (…) il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser. » Albert Camus. 2e partie et fin.

Extensité vs intensité

Tout d’abord, le roman instaure clairement une opposition entre intensité et extensité. L’intensité est incarnée par la violence soudaine avec laquelle la peste s’abat sur la ville d’Oran. Le tempo extrêmement rapide de propagation de l’épidémie crée un climat de tension et de peur.

La tonicité de la maladie, c’est-à-dire sa capacité à affecter violemment les corps et les esprits, est-elle aussi remarquable. Cette forte intensité de la peste implique en miroir une très forte restriction de l’extensité des personnages. Leur champ d’action se réduit comme peau de chagrin à mesure que la ville se mut en quarantaine. La temporalité même semble s’arrêter dans l’attente angoissée de la fin de l’épidémie.

On assiste bien à une double corrélation inverse entre intensité-extensité telle que conceptualisée par Zilberberg. Plus la peste gagne en intensité violente, plus les humains voient leur extensité spatio-temporelle se resserrer dangereusement. Cette relation de dominance de l’intensité sur l’extensité permet de comprendre la tension existentielle profonde que les personnages vivent :

  • Leur être est entièrement soumis aux aléas de la peste, incarnation paroxystique de l’intensité destructrice.

Si l’intensité par le biais du tempo et de l’emprise spatiale constitue un axe d’analyse majeur de l’œuvre de Camus, sa tonicité mérite également qu’on s’y attarde.

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Par tonicité, la grammaire tensive entend la capacité d’une force, ici celle de la peste, à affecter les êtres de manière plus ou moins véhémente. Or sur ce plan, le roman offre matière à réflexion.

Tout d’abord, la tonicité de la maladie varie selon les individus. Certains sont terrassés du premier coup, tandis que d’autres parviennent à lutter plus longtemps avant de succomber. Cette hétérogénéité dans les affects traduit une graduation dans l’emprise de la peste. Par ailleurs, la tonicité évolue au fil du récit, comme si le fléau gagnait en puissance. Au début dominent la peur et l’inquiétude, puis viennent les premiers morts qui instaurent le sentiment de précarité. Enfin, lors des pics épidémiques, c’est la panique et le désespoir qui animent les survivants.

On assiste donc à la fois à une différenciation de la tonicité selon les cibles, mais également à une augmentation générale de son intensité au fur et à mesure que la peste progresse. Cela traduit habilement chez Camus l’emprise croissante du fléau sur les esprits. Ainsi, l’analyse de la tonicité, cette capacité offensive de l’intensité sur les affects humains, révèle une dimension majeure de la lutte intérieure que livrent les personnages face à l’adversité extrême de la condition qu’ils traversent.

« La Peste » de Camus, l’étouffante mise en quarantaine

Développons quelques points supplémentaires : Au niveau de la temporalité, on observe un mouvement de fermeture sous l’effet de la peste. Le temps initial est une temporalité ouverte, faite de projets et d’activités diverses. Mais progressivement, l’ennui et l’attente anxieuse viennent rythmer les journées interminables dans la ville confinée. De manière intéressante, certains personnages semblent être dotés d’une plus grande capacité à ouvrir des brèches dans cet espace-temps opprimant. C’est le cas du docteur Rieux qui, par son dévouement, parvient à maintenir une forme de fluidité salvatrice. Enfin, au niveau des valences tensives, on peut analyser comment certains protagonistes parviennent à maintenir une valence intensive positive, par le courage ou l’altruisme, malgré l’adversité extensive grandissante. C’est le cas de Tarrou ou du Père Paneloux. L’analyse de l’espace révèle des intrications profondes sur lesquelles il convient de s’attarder davantage. De prime abord, on peut distinguer différents espaces tensifs emboîtés les uns dans les autres. Au niveau le plus large, nous avons l’espace urbain de la ville d’Oran, progressivement clôturé par la peste.

Mais à l’intérieur même de cette enveloppe extensive se dessinent des micro-espaces tensifs, témoignant d’une logique inverse entre intensité et extensité. Ainsi en est-il de l’hôpital, situé au cœur de la ville et qui voit son emprise intensive croître de manière exponentielle au fil des contaminations, réduisant corrélativement l’espace vital de chacun. De même, les intérieurs domestiques, progressivement transformés en lieux de souffrance et de mort, illustrent cette dialectique de la rétraction extensive sous l’effet de la contagion intensive grandissante.

Mais plus encore, l’on pourrait analyser la manière dont l’espace tensif intérieur des personnages eux-mêmes se trouve bouleversé par l’irruption de la peste. Leur psyché devient l’espace d’affrontement entre la peur intensive et l’étouffement de leur capacité d’action extensive. Ainsi l’œuvre de Camus offre-t-elle matière à une analyse multi-scalaire convaincante des emboîtements et superpositions d’espaces tensifs, révélant avec subtilité la complexité des logiques en jeu entre phorie et esthésie. Focalisons-nous sur les modalités du tri et du mélange en tant que valeurs d’absolu. D’emblée, nous saisissons la volonté de tri qui habite les habitants d’Oran face à la peste. Ils aspirent à séparer nettement les pestiférés des non infectés, espérant par-là contenir le fléau. Pourtant, la force de contamination de la maladie contrecarre ces aspirations au cloisonnement étanche ; le mélange s’impose insidieusement au fil du récit. Ainsi en est-il de l’hôpital annexe mis en place qui, sous couvert de trier les malades, fonctionne dans un brassage incessant des corps souffrants.

De même, à l’échelle de la ville, les tentatives de quarantaine échouent peu à peu, la peste grignotant les territoires prétendument préservés. Même les morts ne permettent plus de tri, les risques sanitaires interdisant tout rituel funéraire. Cette inéluctable perméabilité des frontières érigées par l’homme pourrait être perçue comme le cri central de l’œuvre : la vanité des entreprises humaines de maîtrise face aux puissances indifférentes de la nature. Tel est le salutaire mais amer enseignement tiré par le docteur Rieux de cette lutte où le mélange l’emporte sur le tri illusoire.

Illustrons par des exemples concrets tirés du texte de Camus :

L’un des personnages symbolisant le mieux la résistance à l’exclusion est le docteur Rieux lui-même. Alors que sa profession l’amène naturellement au contact des pestiférés, il refuse de se cantonner dans un quelconque tri des corps. Il soigne tous indistinctement, sans considération d’appartenance sociale ou communautaire. Autre figure emblématique, le père Paneloux.

Bien que prêcheur religieux, il sait transcender les clivages doctrinaux pour prêter main forte aux équipes médicales, acceptant ainsi la présence des non-croyants dans la lutte commune. Au niveau collectif, le comité de vigilance formé par les notables oranais fait preuve d’un remarquable esprit d’ouverture en aidant les plus démunis, quelle que soit leur origine. Contrairement à ce qui aurait pu être attendu de la part d’une élite, nul esprit d’égoïsme ou d’entre-soi ne s’y fait jour. Telles sont quelques illustrations concrètes puisées dans les personnages et événements du chef-d’œuvre camusien, démontrant comment la force du roman réside dans sa célébration de la solidarité intercommunautaires et sa condamnation de tout esprit d’exclusion. Continuons notre illustration concernant ce refus d’exclusion.

Premier extrait (page 49): « Les médecins continuaient leurs visites, sans acception de personne ni de race. Rieux ne distinguait point, dans sa tâche, entre un pestiféré français et un arabe. « On y lit clairement le refus du docteur Rieux d’opérer le moindre tri ou cloisonnement entre les malades, quelle que soit leur origine. Son dévouement à la tâche sanitaire prime sur toute autre considération. Second extrait (page 162) : « Le père Paneloux avait rejoint les équipes médicales et donnait sans compter son temps et ses forces. On le voyait souvent entrer avec Rieux dans les maisons suspectes, apportant aux mourants les mêmes soins empressés. » Ici encore, le prêtre fait preuve d’une ouverture d’esprit similaire en abandonnant toute velléité de distinction entre croyants et non-croyants face à l’épreuve commune de l’épidémie. Par leurs actes, ces deux personnages incarnent le refus de l’exclusion prôné par l’auteur.

En résumé

L’analyse initiale saisit avec justesse la ville d’Oran comme oscillant entre ouverture et fermeture au début du récit, présageant l’irruption à venir de l’épidémie. Cependant, la dynamique de porosité versus impénétrabilité au sein de cet environnement urbain se révèle encore plus complexe qu’il n’y paraît. Derrière son verrouillage derrière « des centaines de murs », persistent des indices de perméabilité : les allers-venues du Docteur suggèrent un échange perpétuel avec l’extérieur, tandis que des figures comme la mère du journaliste incarnent des présences éphémères dont les entrées et sorties fissurent la stase. Même l’apparition des rats morts, en dépit du déni du concierge, révèle une réticence à accepter l’hermétisme autoproclamé d’Oran. Tout au long règne une interaction subtile entre porosité et fortification.

De même, l’analyse des rapports intensifs/extensifs quand la peste gagne en emprise pourrait être approfondie. Le resserrement corrélatif entre l’extensité croissante du fléau et la diminution du champ d’action humain est manifeste. Pourtant, certains personnages comme Tarrou ou Paneloux semblent dotés d’une capacité atypique à maintenir une portée extensive alors même que les circonstances contractent l’espace vital des autres. Leurs efforts soutenus illustrent des brèches au sein de cette constriction générale.

Said Oukaci, doctorant en sémiotique

Crédits :

Claude Zilberberg, la Grammaire tensive in Tengeances

Albert Camus, La Peste

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