26 novembre 2024
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La place de la religion dans un État démocratique (1ère partie)

ANALYSE

La place de la religion dans un État démocratique (1ère partie)

Les pratiques d’une confession religieuse ne sont jamais standards à travers le monde. Sur le terrain, chaque société les traduit en fonction de ses propres référents culturels. 

En Algérie profonde, en Kabylie particulièrement, puisque de là où est parti le débat sur la laïcité, porté par une élite politique inspirée d’une culture occidentale, le débat sur la laïcité est nouveau, du moins avec sa formulation actuelle, même si on tente de lui trouver une légitimité historique. En effet, les défenseurs de la laïcité tentent de nous présenter l’organisation villageoise de la Kabylie comme étant une organisation séculière. 

Essayons de voire de plus près la nature de cette organisation. Il est important de signaler que dans l’histoire de la Kabylie, il n’y a jamais eu de tyrannie de la religion. Chose qui aurait suscité rejet ou contestation de son rôle dans les affaires sociales et de la gestion de la cité. En effet, la religion exerçait pleinement son rôle dans la société, elle n’est pas confinée à une croyance individuelle strictement intime (comme c’est le cas en Europe), ni imposée par une caste, de quelque nature qu’elle soit, sur le reste de la société (comme c’est le cas chez les monarchies du Moyen-Orient). Toutes les lois, qu’elles soient d’origines religieuses ou non religieuses, sont d’abord discutées d’abords par les membres de la djemââ avant de les soumettre à la discussion, l’enrichissement puis l’approbation par l’assemblée générale du village.

Les lois et règlements sont toujours adoptés de manière démocratique, et même plus, à l’unanimité par lesdites assemblées. Il n’y a jamais eu de rejet d’une quelconque lois pour la simple raison qu’elle est d’origine religieuse ou bien qu’elle émane de l’imam de la mosquée. Au contraire, quand il y a partage d’un héritage ou quand un litige éclate entre individus ou entre groupes d’individus (clans), ce qui était courant, voire même excessif dans certaines périodes historiques, notamment en périodes de disette, et que la situation échappe aux membres de tajmâât (djemââ), on a toujours eu recours aux imams, cheikhs de zaouïa dont les sentences font autorité. 

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Sans vouloir porter de jugement de valeur sur des personnes, le concept de laïcité est introduit dans les débats publics avec force, animé d’un esprit ferme et affiché d’une position tranchée d’avance. Il y a une volonté de l’imposer comme une solution incontournable et indiscutable comme s’il s’agissait d’un dogme. 

On ne peut nier le fait que notre société, en plus des influences bénéfiques, subit des influences culturelles maléfiques venant du Moyen-Orient, mais les outils de résistance que nous procure notre culture sont infiniment plus puissants, plus efficaces et plus efficients que ceux que nous empruntons à l’Occident.

Entre la thèse du rationalisme pur et dur évoquée par le raisonnement cartésien de la civilisation occidentale tenu par Diderot et Voltaire et l’antithèse due au raisonnement mystique et spirituel dominant en Orient, puisons de notre culture. Partant du fait (plus qu’un postulat) que l’être humain est un être à la fois sensible et raisonnable, notre culture fait la synthèse des deux visions et tient compte des deux aspects de la personnalité concomitamment (la sensibilité et la raison).

En effet, il existe bien une culture locale qui tient un raisonnement spécifique. Même s’il n’est pas porté par des supports matériels écrits, il est véhiculé de manière orale. Ce raisonnement, on le retrouve dans l’organisation sociale, dans le code d’honneur qui régit la société, dans les contes, dans la poésie, dans la mémoire et même dans le langage et surtout dans notre façon collective de réagir face aux événements. La pratique religieuse en Kabylie n’a jamais été du genre fantasmagorique.

Un Kabyle est forcément réaliste chez lui, écrivait Mouloud Feraoun. Ceci étant valable à toutes les facettes de la vie sociale et culturelle. A voire la pratique religieuse de nos montagnards, ils ne versent ni dans le fétichisme ni dans des pratiques formalistes et froides vidées de toute forme de sensibilité humaine ou dépouillées de sens et d’emprise sur la réalité sociale. En Kabylie, on ne fait pas la propagande religieuse avec le verbe (daaoua), ça serait qualifié d’apparat, d’exhibitionnisme voire même d’hypocrisie, c’est par le comportement qu’on donne l’exemple. Tous les signes ostentatoires verbales ou vestimentaires suscitent davantage de méfiance voire de mépris que de confiance.

«Faites ce que je vous dis et ne faites pas ce que je fais» ne passe pas dans notre société. «Argaz ma t-khussith thidatt ula dased yakhdam limine» disait-on. Traduction: «ça ne sert à rien de jurer pour celui qui manque de crédibilité». Dans nos jugements, on s’en tient aux faits, et uniquement aux faits. On vous écoute décemment, mais on ne se précipite jamais à vous accorder confiance, on vous attend aux faits.

Ce sont vos actions et vos réactions sur le terrain social qui vous accordent crédit ou discrédit. Si vous ratiez ce test pratique, n’attendez pas que votre aura ou votre génie théorique, abstrait, vous fasse reconquérir les cœurs. Théoriquement, vous pouvez convaincre votre interlocuteur de deux options différentes, voire contradictoires, mais dans les faits, il n’y a qu’une seule option qui passe. On dit que la vérité des faits dépasse celle des idées. En kabyle, on dit: «Tidatt ur tavdi ghaf esnath», la vérité ne se subdivise pas en deux, le terme «vérité» n’a pas de pluriel en Kabyle; il n’y a qu’une et une seule vérité. 

Entre la sacralité de l’individu par l’esprit libéral et celui de classe ou de groupe social de l’esprit communiste, il y a l’individu dans la société, l’individu dans ses dimensions à la fois intimes et sociales. Cette philosophie est traduite aussi dans le domaine économique comme suit: une personne qui réussit à faire de la richesse est très respectée, mais uniquement lorsqu’elle s’acquitte de ses devoirs sociaux envers les siens et vis-à-vis des plus démunis, sinon elle est plutôt méprisée. 

En Kabylie, le premier facteur de production, le capital fondamental est la terre, très cher aux paysans, il est soumis au double statut à la fois public et privé. Il y a des terres qui relèvent de la propriété privée et d’autres de propriétés collectives. Ce sont des terres indivises appartenant aux ârchs. Dans certaines régions, on détient en commun même les bêtes de somme (qui sont aussi des facteurs de production). C’est pour dire l’imbrication du public et du privé; de l’individu et de la société. Le bénévolat et l’entraide (tiwizi) ne sont pas des actions exceptionnelles mais courantes et habituelles, faisant partie des rapports de production de la cité.

Ce bénévolat ne touche pas uniquement des actions d’ordres sociales, c.à.d. d’utilité publique, mais aussi elles touchent des travaux des particuliers. Durant les saisons de récolte ou bien de construction de maisons qui nécessitent une main-d’œuvre nombreuse, les gens s’entraident dans les travaux de gros œuvres. C’est sur les rapports sociaux que sont fondées les rapports économiques plus que sur la possession d’un capital. Entre l’idéalisme et le matérialisme, on s’en tient à la réalité et aux faits. Tout comme les mobiles matériels, les mobiles spirituels émeuvent l’homme. 

Notre culture sacralise la liberté individuelle tout en respectant le groupe. Les notions de libertés individuelles consistant à ne s’en tenir qu’à son propre raisonnement, ses fantasmes et ses instincts et en vouloir à la société d’émettre des jugements est peine perdue. Vouloir ôter à la société la liberté d’émettre des jugements de valeur sur des comportements qu’elle juge immoraux sous couvert de libertés individuelles est une chimère. Vous avez la liberté de vos choix et à la société la liberté du choix de ses jugements. La liberté individuelle n’est jamais troublée tant qu’elle ne porte pas atteinte à la cohésion et la morale sociales qui, elles, préservent la liberté de tout le groupe. 

Vivants en communautés (pas en villes), les relations sociales sont à la fois longues et intenses. Il y a le poids de l’histoire qui détermine davantage la qualité de relations que vous puissiez entretenir avec autrui plus que les conjonctures présentes du temps. Autrement dit, dans une relation que vous entreteniez avec votre voisin, il y a celles qu’entretinrent votre père, votre grand-père et votre arrière-grand-père avec les siens qui rentrent en ligne de compte. Ce sont des liens à la fois de sang et d’intérêt. Si vous êtes en difficultés ou bien en conflit, on peut vous servir et vous défendre, même si on ne vous porte pas dans le cœur, par devoir d’honneur ou par égard au respect qu’il vouait à votre père ou grand-père. Ce faisant, dans les moments décisifs, ces relations communautaires et tribales surgissent et surpassent souvent les relations idéologiques et politiques. 

Les croyances des uns et des autres sont respectées mais figurent à l’arrière-plan. On ne les met pas au devant. On ne les ignore pas, mais on n’en fait pas un point de fixation. On ne se pose pas trop de questions dans quel rite ou confession islamique nous nous situons. Nous sommes musulmans tout court. C’est pour cette raison qu’il n’y a jamais eu de guerres de religions intercommunautaires ou de litiges entre individus pour causes de croyances. À ce propos, il y a lieu de signaler que ce qu’on appelle communément guerres de religions sont plutôt des guerres confessionnelles. À mon sens, il n’y a pas de guerres de religions, il y a plutôt des guerres de confessions. Entre religions, il n’y a et ne peut y avoir que tolérance. Ce sont les éloignements des préceptes originales et sains de la religion et leurs interprétations tendancieuses ou idéologiques qui vont dans tous les sens animés au fond par le désir de puissance et de domination qui provoquent des animosités et des inimitiés entre confessions. Sinon qu’est ce qui justifiait l’éclatement de guéguerres entre confessions issues de la même religion. 

Un religieux pieux, sincère et désintéressé, ne peut que souhaiter à ce qu’un agnostique découvre la paix que puisse lui apporter l’amour et l’adoration de Dieu; il ne peut que prier à ce qu’un athée retrouve la sécurité et la quiétude de l’âme que lui procure la croyance en Dieu. De même qu’un agnostique instruit et qui n’est pas animé de haine ne peut mépriser une personne croyante. L’exemple le plus frappant de l’histoire musulmane, le prophète Mohamed continuait à vouer respect et considération à son oncle Abu Talib jusqu’à sa mort bien qu’il ne fut pas converti à l’islam. Par contre avec l’autre parent, Abu Lahab qui n’a jamais cessé de le vilipender et se comportait de manière venimeuse envers lui, les relations étaient mauvaises. 

Les concepts nous venant de l’Occident sont à lire et à relire: 

Dans le but de produire un développement matériel comme celui de l’Occident, cette élite tentait de calquer de manière mécanique, sans aucune forme d’adaptation ou de malaxation, des concepts nés en Occidents sous l’impulsion de leurs cultures dont l’histoire économique et sociale ont connu une tout autre trajectoire. «Nous devons voir et revoir tous les concepts qui nous viennent de l’Occident», disait Mouloud Mammeri. Ou bien comme le stipulait Edgar Morin en substance: il n’est pas conseillé de prendre la culture occidentale comme référence standard et universelle et tenter de l’imposer sous prétexte qu’elle est la seule à pouvoir produire un développement matériel.

Les sociétés non occidentales, elles aussi ont pu produire leurs propres modes d’organisation et développé des réflexes culturels qui ne sont pas à sous-estimer et qui leur ont permis de faire face aux crises multiformes (économiques sociales, politiques et sécuritaires) et trouver ainsi des issues à leurs problèmes.

A titre illustratif, en dépit de la tragédie qu’elle a subie durant la décennie noire, la société algérienne a su développer des réflexes de résistance face à un méga-terrorisme, ce qui lui a permis tout de même de se maintenir en vie. Conjuguées aux crises économiques des années 1990, avec les compressions du personnel dans les entreprises et un chômage endémique, les solidarités populaires et sociales avaient servi de rempart pour sauvegarder la cohésion sociale. Je doute que d’autres sociétés puissent résister à de telles crises. 

Il est important de signaler que dans ces sociétés traditionnelles existent des formes de «solidarités populaires» que ne peuvent remplacer les institutions les mieux avancées et les mieux organisées à l’occidentale. Quand une personne perd son poste de travail ou qu’elle tombe malade, les réflexes de solidarité sociale viennent à son aide et la secourent intimement, dans la dignité et rapidement avant même qu’elle ne manifeste sa détresse. Quand une personne s’engage dans un investissement, elle peut souvent contracter une dette chez un frère, un cousin, un voisin, un ami ou un parent et sans intérêts, alors que dans le système moderne, seule la banque qui prête et elle ne prête que par et pour intérêt.

Les formes de solidarité sociale sont plus rapides, plus intimes et plus adaptées aux situations conjoncturelles, aux variations impétueuses et des pannes multiformes et nombreuses que nous réserve le tumulte du train de la vie. Voir Pierre Bourdieu qui a analysé de manière très pertinente la façon dont cette solidarité sociale contribue à secourir des familles en détresse, voire même à constituer une accumulation primitive du capital qui servirait à l’investissement et à l’accroissement de la richesse. (A suivre) 

* Azedine Akkal est enseignant à l’université Akli Mohand Oulhadj de Bouira.

Auteur
Azedine Akkal (*)

 




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