Il est des moments où les États, à défaut d’avoir été grands, cherchent à se réconcilier avec leur propre idée. L’annonce faite par la France de sa reconnaissance prochaine de l’État palestinien n’est pas, en soi, une victoire stratégique décisive pour le peuple martyrisé de Gaza, ni une résurrection immédiate du droit. Mais elle signe une faille dans l’architecture du mensonge diplomatique qui, depuis des décennies, tenait lieu de paix.
C’est une césure. Un événement qui ne transforme pas encore le réel, mais qui entame un mythe, le mythe de l’équivalence morale entre occupant et occupé, entre assiégé et assiégeant, entre bourreau et victime.
Une rupture dans le régime d’énonciation du politique
Pendant un demi-siècle, les puissances occidentales ont édifié un ordre discursif qui a confiné la Palestine à l’abstraction, à la compassion sans conséquence, à l’indignation méthodiquement désarmée. L’annonce officielle, par une puissance du G7, de la reconnaissance prochaine d’un État palestinien (fût-il théorique, morcelé, symbolique) brise cet agencement de langage.
Elle ne crée pas encore un État ; elle nomme une vérité que l’ordre international avait reléguée hors du dicible. Annoncer la reconnaissance de la Palestine, ce n’est pas signer une carte, c’est délégitimer un déni, c’est rouvrir le dossier interdit, c’est prononcer un mot dont la charge historique est si explosive qu’il avait été neutralisé dans les chancelleries comme dans les médias.
Un événement de civilisation : de la mémoire au réel
Cette prise de position intervient dans un contexte où les peuples, par-delà les États, redessinent les seuils de la légitimité morale. Gaza, avec ses corps d’enfants faméliques, ses hôpitaux bombardés, ses quartiers rasés, a provoqué un retournement lent mais profond de la perception mondiale.
La guerre israélienne contre Gaza ne détruit pas seulement des vies ; elle détruit les mythologies occidentales elles-mêmes, leur prétention à incarner l’universel, leur usage cynique du droit international à géométrie coloniale. En annonçant vouloir reconnaître l’État palestinien, la France tente de sauver un reste de crédibilité dans une époque qui voit l’Occident perdre son magistère moral, rongé par sa complaisance envers la violence lorsqu’elle vient de ses alliés.
C’est une tentative de réinscrire la politique dans l’Histoire, et non plus seulement dans la gestion stratégique du présent.
Géopolitique d’un basculement : l’axe du monde se décentre
Ce geste intervient à une heure où le centre de gravité du monde glisse. La multipolarité n’est plus une aspiration, mais une réalité en gestation. La Russie, la Chine, l’Inde, l’Iran, les pays du Sud global redéfinissent les cartes et les alliances.
Dans cet échiquier mouvant, le soutien inconditionnel à Israël devient un fardeau moral et un handicap stratégique. Emmanuel Macron, dont les positions passées furent marquées par la prudence, voire l’ambiguïté, anticipe peut-être la fin de l’ère atlantiste comme unique horizon diplomatique. Il tente, dans un ultime mouvement de réinscription gaullienne, de redonner à la France une latitude propre, une parole détachée du sillage impérial.
Annoncer la reconnaissance de la Palestine, dans ce contexte, revient à prendre position dans le nouvel âge de la politique mondiale, celui où les voix autrefois périphériques reprennent le centre et exigent que justice, mémoire et droit cessent d’être des monopoles.
Philosophie de la reconnaissance : la vérité comme acte
Reconnaître, ce n’est pas seulement admettre. C’est reconnaître dans l’Autre un sujet de droit, un peuple de dignité, une histoire à part entière. C’est refuser que l’oubli soit la condition de la paix. C’est proclamer que le monde ne peut se dire civilisé s’il nie à un peuple le droit d’exister politiquement.
Le philosophe Paul Ricœur parlait de la « reconnaissance comme acte réparateur ». Dans le cas palestinien, elle devient reconnaissance comme résistance au nihilisme géopolitique, au cynisme qui prétend que seule la force fonde la légitimité. Elle devient un geste de vérité dans un monde saturé de propagandes.
Et cette vérité, c’est que la Palestine n’a jamais cessé d’exister, même effacée des cartes, même détruite pierre après pierre. Elle est restée là, dans la résistance obstinée de son peuple, dans l’imaginaire de ceux qui refusent que le droit cède au fait accompli.
Israël face à l’effondrement de son récit
La violence des réactions israéliennes à cette annonce dit tout : ce n’est pas une menace militaire qu’ils perçoivent, mais une menace existentielle, la perte du monopole narratif.
L’État hébreu, construit sur l’idée d’un refuge moral et historique pour les victimes de l’Histoire, ne sait plus répondre à ceux qui lui montrent ce qu’il est devenu : une puissance d’occupation, un régime d’apartheid, un État armé jusqu’aux dents contre un peuple désarmé.
En réagissant par l’invective à l’annonce française, Israël confirme ce que beaucoup savaient déjà : qu’il ne tolère pas qu’un regard souverain dise ce qu’il est devenu.
Et maintenant ? Vers où monte l’Histoire ?
Ce geste annoncé par la France ne sauvera pas Gaza. Il ne ramènera pas les morts. Mais il peut marquer le début d’une réintégration de la vérité dans la parole politique. Une fissure dans le mur de silence. Une relance, peut-être, du droit comme principe d’ordre, et non comme instrument de domination. L’Histoire n’attend pas les actes parfaits. Elle attend les déviations du cours prévu.
Ce geste français est l’une de ces déviations. Il ne suffit pas, mais il dérange. Il n’accomplit pas, mais il nomme. Et dans un monde où les mots ont longtemps été asservis aux puissants, nommer la Palestine comme État à venir, c’est déjà faire reculer le mensonge d’un pas.
Hassina Rabiane