22 novembre 2024
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« La république de l’abîme » de Louenas Hassani : entre dystopie et subversion

Le roman de Louenas Hassani, La République de l’abîme[1], publié en 2017 aux Éditions L’Interligne, Ottawa, est une dystopie sur un pays (ici une République) tombé dans l’escarcelle de la théocratie. Résumé ainsi, le texte, réellement parlant, va au-delà de la thématique que nous venons de citer. C’est pour cela, que nous tenterons ici d’explorer les méandres d’un récit à la fois iconoclaste, haletant et déroutant.

De par la multitude des personnages, qui le meublent, le roman rend la lecture, certes difficile, mais, en gage de récompense à notre effort de décortiquer l’histoire,  il nous promet une plongée dans les abîmes d’un monde invraisemblable et imaginaire, fait de contes, de mythes et de légendes. Même si certaines scènes, fragments d’une réalité sombre (rappelons que nous sommes dans un univers théocratique), pourraient apparaitre rebutantes, tant la violence et le côté glauque qui s’en dégage, il n’en reste pas moins qu’elles nous font découvrir des personnages dont les profils, psychologiques notamment, diffèrent.

Citons ainsi Akal, nom signifiant en berbère la terre, personnage à priori aux allures du héros. Ne supportant pas de voir son pays dévoré par l’ogre islamiste, il tentera, en faisant preuve de lucidité et de bravoure, de faire face au nouvel Ordre qui a semé les ténèbres dans les contrées de Tafat. Un lieu qui fait penser au premier roman de l’auteur, La coureuse des vents (publié en 2016) ; et une technique littéraire, que l’on appelle dans le jargon théorique l’intratexte.

Le recours à des noms puisés dans la langue originelle, permet au romancier de leur donner un pouvoir plus suggestif et signifiant ; Akal par exemple, qui signifie la terre, et suggère l’attachement du protagoniste portant ce nom à son humus ; Tafat signifiant lumière, et contrastant avec l’ordre théocratique, que propage une idéologie obscurantiste. Ces mots tirés du berbère enrichissent l’imaginaire littéraire du roman.

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Outre Akal, nous avons aussi Yetougun (dont le nom est une ruse de dominé, puisque les noms berbères sont interdits, Yetourgun étant l’anagramme de Yougurten) personnage velléitaire, qui se cherche. Même s’il est mu par une vision manichéenne d’un monde divisé entre le bien et le mal, le protagoniste devient la proie  de crises  d’angoisse intenses, faisant  de lui un être ambigüe, mais aussi un sujet fictif tragique.

La République de l’abîme est un récit où le mythe occupe une place essentielle dans l’économie narrative et la réalité est, dans plusieurs parties du texte, est absente. C’est en ce sens que surgit Anzar, divinité polythéiste, que le romancier reprend à son compte. La présence d’un tel discours mythique, témoigne entre autres de la richesse de la culture et de la profondeur anthropologique des gens de Tafat, malgré un présent chaotique et tragique. À cette histoire qui se glisse dans le tissu narratif d’une manière poétique, nous avons aussi la légende des hommes transformés en singes, après qu’une femme ait essuyé le derrière  de son enfant par une crêpe.

L’intrusion du mythe d’Anzar, croyance millénaire et polythéiste, dans le récit, est une forme de contre-discours qui va à l’opposé de l’idéologie islamiste que distillent les idéologues du nouvel Ordre. Ces deux paradigmes nous renvoient l’image de deux visions qui s’affrontent : celle d’un monde fondé sur un dogme religieux et monochrome ; et la perception plurielle, basée sur plusieurs divinités.

Cela dit, si la thématique de l’islamise prédomine dans le texte, il n’en reste pas moins que le roman est traversé par le thème d’altérité, cher à l’auteur, puisqu’on le trouve dans son premier roman, La coureuse des vents.

« Le souci de l’autre » sous-tend le récit ; nous le trouvons surtout dans la reprise de fragments tirés de l’œuvre (pièce théâtrale) de Gotthold Ephraim Lessing, Nathan le Sage, et des allusions faites à l’histoire de l’Andalousie, qui semble constituer, aux yeux de l’auteur, la période de relative tolérance de l’islam où les différentes communautés (chrétienne, juive et musulmane) ont réussi à cohabiter : « Al-Andalus fut ainsi le premier grand espace humain de l’expérience de l’Autre comme alter ego ; le terreau fertile pour qu’Ibn Hazm écrive la première étude comparative des trois religions dans l’Histoire »[2].

Notons par ailleurs, que la spécificité du récit consiste dans le fait que l’écrivain dans son entreprise littéraire consistant à disserter sur un sujet aussi complexe que l’islamisme, ne s’est pas contenté d’un langage linéaire, plat, loin s’en faut ; l’écrivain, afin de cerner la complexité de son sujet,  a du faire intervenir plusieurs registres narratifs (poésie, théâtre, conte, dialogue).

Conscient que la littérature est avant tout un travail sur le langage, l’auteur nous offre, au détour d’une page, de belles envolées poétiques. Citons à titre d’exemple le passage : « Nos cheveux au vent un tapis volant pour aller par-delà les pays, nos lèvres des calices qui étanchent la plus brûlante des soif [… ]»[3].

Et le passage : « […] Des regards s’échangent, des fronts s’interrogent, et le silence déploie tous ses ors. Les âmes ne sont plus les réceptacles passifs de l’oraison, mais les amphores actives de la musique et de la mémoire »[4].

En définitive, la spécifié du roman consiste dans le fait que l’auteur a pu traiter un sujet universel, tout en se limitant dans sa narration à un espace local ; les différents noms de lieux (Tafat, Tourneux, Agtit…) ainsi que les mythes (Anzar) structurant le récit, témoignent du rapport affectif qu’entretient l’écriture avec l’espace originel. N’ayant pas hésité à tomber dans un certain folklore, l’auteur a su par les portraits psychologiques qu’il nous donne de certains sujets fictifs (Akal, Yetourgun, Mésange…), tout en insistant sur leur fragilité (humaine), conférer au récit une dimension universelle.

Samir Messaoudi, docteur en littérature de langue française

[1] Hassani Louenas, La république de l’abîme, Ottawa, Les Éditions de L’Interligne, 2017.

[2] Ibid.,p.66 .

[3] Ibid.,p.89 .

[4] Ibid.,p.132.

 

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