Certains journalistes, sous des dehors faussement candides, feignent l’incompréhension du concept de laïcité lorsqu’ils sont face à des démocrates républicains. Dissimulant mal leur parti pris, ces chroniqueurs, sous le charme des thèses de l’islamisme politique, soumettent systématiquement les démocrates, à chacune de leurs interventions, à un véritable interrogatoire.
Sous couvert de neutralité, ils les somment de se justifier sur la promotion explicite de la laïcité dans leur programme, comme s’il s’agissait d’un crime de lèse-religion.
Derrière des interrogations en apparence innocentes, se trame des procès idéologiques avec une brutalité inquisitrice. La laïcité ne serait-elle pas une attaque déguisée contre la foi ? demandent-ils. Ne risque-t-elle pas de heurter la société ? Ne met-elle pas en péril les « valeurs » nationales ?
Par ces questions à peine voilées, on sème le doute sur le bien-fondé et la légitimité de la laïcité, un principe universel et une pratique ancestrale qui, historiquement, a structuré naturellement notre cohésion sociale. Ce faisant, ce ne sont plus les tenants d’une idéologie rétrograde et discriminante qui sont placés sur le banc des accusés, mais bien ceux qui défendent l’universalisme, la liberté de conscience et l’égalité.
Ce simulacre d’objectivité médiatique cache mal une volonté de légitimer un projet politique fondé sur l’exclusion et la régression. À travers ces mises en accusation déguisées, il s’agit en réalité de diaboliser les fondements de l’État démocratique et de préparer insidieusement l’avènement d’un État théocratique, en effaçant les lignes de séparation qui les distinguent.
Il devient donc impératif de rappeler qui, dans le paysage politique national, est véritablement l’intrus. Qui constitue l’anomalie, l’« ovni », en rupture avec les mœurs, les traditions et l’histoire des Algériens. Pour cela, une relecture des origines de l’islamisme politique s’impose, tout autant que l’examen lucide du lourd tribut qu’il a fait payer au pays.
Né des ruines du Califat aboli au lendemain de la Première Guerre mondiale, et nourri du ressentiment suscité par le choc colonial, l’islamisme politique s’est construit en opposition frontale à la modernité. Ses promoteurs sont animés par la volonté d’empêcher la propagation des valeurs dites occidentales, jugées menaçantes depuis qu’elles ont influencé l’empire ottoman, et de restaurer le modèle civilisationnel qui leur permet de faire de la religion un instrument de pouvoir.
Découlant de ce fait historique, l’islam politique prône un projet fondamentaliste aux contours clairement définis. Il vise à modeler la société par une interprétation rigoriste de l’islam, ériger un système juridique distinct, opposé aux principes de l’universalisme et de l’égalité. Ce projet entraine de facto une hiérarchisation des citoyens, discriminant les femmes, les minorités religieuses, les non-croyants et tous ceux qui refusent de se soumettre à la vision absolutiste de la foi. Loin d’être un mouvement spirituel, l’islam politique érige le religieux en carcan juridique répressif et l’interdit en principe de gouvernance. Il s’agit, en somme, d’un projet totalitaire camouflé sous les habits de la piété.
Ce modèle de totalitarisme se fonde sur l’abandon pour l’individu de sa liberté, son esprit critique et son libre arbitre au profit de réponses dogmatiques cultivant l’hostilité à l’égard de la démocratie et de la modernité et de tout ce qui va à son encontre. Ses promoteurs refusent ainsi d’admettre que l’époque où la société configurait la place de chaque individu est révolue, et que désormais, elle s’organise autour de l’individu en tant qu’entité autonome.
En rejetant les principes de modernité à la base de l’émancipation individuelle, ils entendent imposer une vision totalitaire de la société conforme à leur doctrine.
L’essor de ce courant politico-idéologique dans les années soixante-dix ne s’est pas produit dans un vide. Il a été favorisé par le soutien des Etats-Unis, qui l’ont instrumentalisé dans le cadre de la guerre froide. Il a également trouvé un terreau fertile dans les régimes autoritaires arabes en décomposition, eux-mêmes porteurs d’une idéologie nationaliste qui, paradoxalement, a contribué à son émergence.
En rompant avec l’héritage ancestral et en dissolvant les particularismes culturels, le processus d’uniformisation et d’homogénéisation a façonné une société réceptive des thèses fondamentalistes. Les régimes emprunts d ’islamisme n’en sont ainsi que l’aboutissement radicalisé de ce processus.
Leur programme, demeuré inchangé à ce jour, s’articule autour de luttes incessantes pour le contrôle du pouvoir, s’appuyant sur l’instrumentalisation de la religion et l’exaltation de prétendues valeurs civilisationnelles utilisées comme leviers de légitimation. D’où leur crainte d’être absorbées par un Occident en pleine expansion, porteur de valeurs culturelles et civilisationnelles incompatibles avec leur socle de légitimité.
Incapables de rivaliser avec lui, ces régimes imposent le repli sur soi, s’isolant du reste de l’humanité au lieu de chercher à s’y insérer. Ce réflexe d’auto préservation, nourri faussement par la crainte identitaire, les conduit à renoncer à l’effort nécessaire pour affronter les défis qui s’imposent à eux. Leur déclin résulte ainsi de leur enferment dans une logique d’autarcie culturelle, d’exclusion linguistique, de rejet de la modernité politique et d’hostilité aux valeurs universelles.
S’agissant de l’Algérie, la conception de la cohésion sociale véhiculée par l’islamisme politique est fondamentalement étrangère à notre socle culturel. Historiquement, notre organisation sociale ne s’est jamais structurée autour de distinctions fondées sur la race, le genre, la religion ou la langue. Elle repose au contraire sur l’universalisme des droits, affirmant de fait une adhésion aux idéaux de la laïcité, bien que ce concept n’ait jamais été formellement énoncé.
Cette tradition repose sur la conviction que les certitudes des dogmes religieux ne sont jamais absolues et que le sacré ne peut, à lui seul, se constituer en juge souverain du bien et du mal.
C’est en sapant les fondements culturels et identitaires que les usurpateurs du pouvoir, alors inféodés au régime égyptien, ont ouvert la voie à l’enracinement de cette idéologie, dont les conséquences se sont révélées désastreuses pour le pays. En inhibant le système immunitaire, ce même système qui avait, par le passé, nourri notre résilience face aux multiples invasions, ils ont ainsi altéré notre capacité à nous protéger de ce corpus idéologique étranger à notre civilisation.
Aux yeux des tenants de ce courant islamo-conservateur, l’enjeu semble avoir changé depuis l’émergence du mouvement populaire (Hirac). L’exigence démocratique, qui est portée à l’échelle nationale, est désormais perçue comme la principale menace, surclassant ainsi leur hostilité à l’égard du pouvoir qu’ils qualifiaient autrefois d’impie. Ils ont, de ce fait, opéré un revirement stratégique pour s’engager auprès de la frange du pouvoir résolue à discréditer l’idéal démocratique. Unis par une même volonté d’étouffer la demande populaire, cette frange du pouvoir, sous l’impulsion de l’ex-chef d’état-major Gaid Salah, a alors composé avec ce courant, en opérant son recyclage idéologique sous une forme hybride où se mêlent les références islamistes et rhétorique nationaliste, et rebaptisée pour la circonstance Novenbrio-Badissia.
Cette construction idéologique ambitionne de faire de l’Algérie le sanctuaire d’un islamisme d’Etat. Elle s’emploie à glorifier le régime en place, à sacraliser ses institutions et à disqualifier la démocratie, reléguée au rang de relique néocoloniale prétendument étrangère aux valeurs nationales. Sous couvert d’une authenticité culturelle fabriquée, elle cherche à légitimer une posture autoritaire, tout en neutralisant les aspirations citoyennes à la souveraineté populaire et à la pluralité politique.
Dans cette logique, leurs animateurs s’efforcent même à fabriquer un soubassement historique à leur projet politique qu’ils cherchent à légitimer. Pour ce faire, ils s’acharnent à détourner les textes fondateurs de la Révolution, allant jusqu’à fantasmer un rôle révolutionnaire aux ulémas dont ils prétendent incarner la continuité idéologique. Mais en vain, l’histoire, fidèle à elle-même, résiste à toute falsification.
Mais, cette idéologie, qu’a-t-elle véritablement apporté au pays pour être ainsi érigée en doctrine quasi-officielle ? Rien, si ce n’est le chaos et la désolation. Marqué dès l’origine par les motivations rétrogrades, l’islamisme politique demeure enfermé dans la nostalgie pour un passé fantasmé, incapable de formuler un projet d’avenir viable.
Depuis l’échec de sa tentative de s’emparer du pouvoir par les armes, sa stratégie s’est muée en une entreprise d’infiltration. Il s’efforce de se rendre indispensable au maintien du pouvoir en mal de légitimité, lui apportant un appui chaque fois que celui-ci vacille sous la pression populaire. A au moins deux reprises, ses partisans ont ainsi torpillé les espoirs d’une transition démocratique pacifique, au prix de graves compromissions.
Ils se positionnent, aujourd’hui, en véritable jointure du pouvoir autoritaire, activant à entraver toute dynamique de la société, qu’ils ont méthodiquement investi. Leur action vise à empêcher l’affirmation de la souveraineté populaire dans un cadre démocratique, l’ouverture au monde, ainsi que l’accès à la modernité et au bien-être.
La menace diffuse de la violence, le chantage insidieux exercé au nom de la stabilité par la diabolisation des forces démocratiques, ainsi que la manipulation habile du sentiment religieux constituent les catalyseurs de ce partenariat politique avec le pouvoir, qui, pour sa part, se sert de leur présence comme levier pour contenir les aspirations démocratiques de la population.
L’islamisme s’impose aujourd’hui comme une mécanique d’aliénation. Il asphyxie le génie créatif et le potentiel d’innovation du peuple, multiplie les interdits, modifie les usages, infléchit les comportements et transforme en profondeur les normes sociales, notamment à travers des codes vestimentaires imposés comme marqueur idéologique.
Sous leur emprise, l’école, temple du savoir, est transformée en lieu d’endoctrinement. L’éducation, jadis creuset du savoir et de la pensée critique, a été détournée de sa vocation pour ne plus produire que des propagateurs d’une pensée figée et stérile.
Sur le plan économique, ils ont impulsé un essor fulgurant à l’économie informelle, qu’ils dominent désormais via le contrôle total du secteur de la distribution. Cette emprise remonte à leur mainmise sur les assemblées élues locales (APC et APW) dans les années 1990, laquelle leur a permis de s’approprier du foncier public. Dès lors, à l’abris de tout cadre légal et fiscal, ils prospèrent dans une opulence insolente, encouragé par une idéologie qui valorise la paresse et dénigre le travail productif. L’exploitation cynique de la religion, soutenue par des fatwas érigées sur commande, sert à justifier et moraliser les pratiques frauduleuses, balayant les scrupules de ceux encore réticents à contourner les règles économiques.
Leur influence s’est également traduite par l’éviction progressive des élites francophones de l’administration et des institutions, vidant ainsi l’Etat de ses compétences les plus expérimentées et provoquant son affaiblissement structurel. La sacralisation de la langue arabe, érigée en vecteur exclusif de légitimité culturelle, couplée à une ruée insensée vers à l’anglais comme substitut au français, illustre la logique idéologique qui prime sur toute démarche de rationalité en terme de politique linguistique.
Quant à la condition des femmes, maintenues dans une position de subordination juridique et assignées, par un Code de la famille rétrograde, à un statut de mineures permanentes, elles demeurent les victimes d’une oppression systémique.
Ce processus de régression collective est désormais le fait d’un aveuglement collectif autoalimenté, qui entraîne inexorablement le pays sur la voie d’un despotisme comparable à celui imposé par les Talibans en Afghanistan.
Rejeter, aujourd’hui, la laïcité, c’est s’opposer à l’universalisme, à la liberté, à l’égalité. C’est nier à l’homme sa capacité à penser par lui-même et à être acteur de son destin. Rejeter la laïcité, c’est tourner le dos à la démocratie elle-même ; laquelle ne peut de toute évidence s’épanouir là où le religieux ambitionne gouverner à la place des hommes.
Réhabiliter un courant qui rejette le principe de la séparation entre le politique et le religieux, c’est condamner par avance tout projet national fondé sur l’autonomie, la raison et la liberté.
Si, par ailleurs, le clan du pouvoir qui couve ce courant politique rétrograde persiste à le favoriser et à le protéger, au lieu de s’en émanciper, ou s’il venait à prendre l’ascendant dans l’appareil de l’Etat et au sein des institutions, c’est le vivre-ensemble qui en serait irrémédiablement compromis, et l’Algérie condamnée à connaître les mêmes déchirements que ceux qui ont plongé l’Irak, la Libye ou la Syrie dans le chaos.
Face à un tel péril, les journalistes, qui devraient éclairer l’opinion publique, aussi devront être interpellés, secoués, confrontés à leur propre manque de discernement. Ils ne peuvent rester prisonniers des réflexes inculqués par le régime autoritaire et incapables de nommer les enjeux ou de questionner les certitudes imposées.
Hamid Ouazar, ancien député de l’opposition