Lundi 26 avril 2021
La Révolution des Righas dans les études postcoloniales
Il y a cent vingt ans, jour pour jour, le 26 avril 1901, l’ordre colonial établi depuis l’occupation française se transforma de fond en comble en l’espace d’un jour, dans le petit village de Margueritte (aujourd’hui Ain-Torki).
Ce village viticole de colonisation est situé sur le flanc du massif montagneux du Zaccar, à une centaine de kilomètres à l’Ouest d’Alger et à quelques kilomètres de Miliana. En effet, ce jour- là, les dominés de la tribu des Righas ont brièvement échangé leur rôle avec celui de leurs oppresseurs.
Un léger saut à travers l’histoire, on apprend, par l’historien Ibn Khaldoun, que la tribu des « Righas » est une fraction de la tribu des « Maghraoua », elle-même fraction de la grande tribu des « Zénata ». Cette dernière constitue selon Ibn Khaldoun une des trois grandes tribus berbères du Maghreb central avec les « Djerboua » et les « Bni Ifren ». D’autres fractions des Righas occupent les régions de Sétif, de Médéa et la région de Touggourt notamment le Ksar de Temacine. La première mention dans histoire plus ou moins précise de la tribu des Righas de Miliana remonte au début de l’occupation turque.
En 1544, les Righas avaient opposé une résistance à la présence turque par une révolte appelée communément «la révolte de Boutrig». Dans son livre paru en 1887 ‘’Histoire d’Alger sous la domination Turque 1515-1830’’, Henri-Delmas de Grammont rapporte : « Hadj-Becher (adjoint du Dey d’Alger Hassan Agha) eut à réprimer la révolte des tribus voisines de Miliana, qui s’étaient mutinées contre les Turcs, sous le commandement du caïd des R’iras, nommé (ou surnommé) Bou-Trek. Ce cheikh avait réuni sous ses ordres prés de vingt mille combattants, à la tête desquels il vint ravager la Mitidja, et bloquer Alger. Après avoir remporté quelques succès sur les troupes envoyées contre lui, il fut attaqué prés de Soumata par Hadj-Becher, qui s’était porté à sa rencontre avec quatre mille mousquetaires et cinq cents spahis ; la discipline et les armes à feu des Turcs décidèrent la victoire de leur côté ; les insurgés perdirent beaucoup de monde et leur chef s’enfuit dans l’Ouest, avec une partie de sa tribu ».
Vers 1810 – 1815, suites aux fréquentes altercations de la tribu avec les autorités turques de l’époque, le Dey Omer Pacha, à l’instigation de son représentant par alliance de Miliana, avait décidé de séquestrer les terres de la tribu des Righas et les déporter vers le Beylik de l’Ouest. Alain Sainte Marie relate l’évènement dans son ‘’Étude des migrations dans la Régence d’Alger ‘’ : « Les Righa de Miliana, tribu berbère […] interceptent le convoi qui transportait le produit des impôts levés dans le Chélif. Les troupes turques […] les réduisirent et les déportèrent par groupes dans l’Oranais. Leurs terres furent vendues aux tribus voisines ou remises au Beylik sous le nom de Haouch Righa. Ils ne revinrent qu’après la chute des turcs en 1830 et réoccupèrent leurs terres de gré ou de force».
Alexis de Tocqueville, dans son ‘’Premier rapport des travaux parlementaires sur l’Algérie en 1847’’, reprenait cette histoire de déportation devant la chambre des parlementaires en ces termes : « L’histoire de cette tribu des Righas mérite, sous plusieurs rapports, l’attention de la Chambre. Elle montre tout à la fois combien il est difficile de déplacer des tribus, et à quel point le sentiment de la propriété individuelle est puissant, et la propriété individuelle sacrée ».
En 1901, les Righas s’insurgèrent contre l’injustice de l’administration coloniale française et les colons qui les ont dépossédés des terres ancestrales en les refoulant dans la montagne du Zaccar. Le village, baptisé « Margueritte » lors de son édification sur les terres des Righas en 1864 en rapport avec le nom du Général participant à la conquête de l’Algérie, Jean-Auguste Margueritte, était le théâtre d’une révolte inattendue. Un personnage au nom de Yacoub Mohammed Ben El hadj Ahmed se distingue comme le principal leader charismatique de la révolte. Selon les historiens, avant la révolution, la population des Righas appréhendait les prémices de ce soulèvement tellement l’injustice coloniale était à son apogée. Il n’est pas étonnant que ce jour-là les révoltés, au départ, s’en sont pris aux symboles de l’ordre colonial, Marc Jenoudet et l’administrateur colonial. D’après des sources orales, quelques temps avant la révolte, les sages de la tribu répétaient souvent: « yaâya el-batal ou yabtal » (l’injustice ne pourra jamais durer éternellement) et « un jour, le maître de l’heure (Moul-Essaâ) viendra ! » Cette expression (Moul-Essaâ) exprimée, par les autochtones, comme un signe d’espoir prémonitoire qu’un évènement important libérateur allait se produire. Le 26 avril, le maître de l’heure de l’époque s’appelait : Yacoub.
L’idée de la révolte avait bien muri pendant des mois suite aux spoliations des terres des Righas par les colons, et les derniers préparatifs se sont déroulés lors d’une fête religieuse à Sidi Bouzar (Douar El Karbous) le 22 avril 1901. Le 24, lors d’une deuxième réunion au marabout de Sidi M’hamed Ben Yahia la décision fut prise par Yakoub, le leader de la révolte. Le 26, au petit jour, les « Indigènes » révoltés prennent le contrôle du village, les hommes du village sont faits prisonniers, les principaux colons du village sont forcés d’endosser l’habit traditionnel de l’indigène musulman « le Burnous ».
Selon des sources orales, le plus en vue de ces colons spoliateurs des terres de la tribu, un certain Marc Jenoudet, feignait même de prononcer la chahada (profession de foi) en s’empressant de revêtir un burnous et en exécutant quelques pas de danse en guise de Djddib (sorte de transe pratiquée par les adeptes de la Tarika Rahmania). On connait la suite de l’histoire, cinq européens sont morts et des dégâts matériels. La réponse de l’administration coloniale fut particulièrement répressive, véritable chasse à l‘homme, 400 captifs indigènes, 125 inculpés et transférés à la prison Barberousse, présentés devant la chambre d’accusation de la cour d’Alger qui avait décidée les renvois des 125 inculpés devant la cour d’assises; la Cour de Cassation, dessaisissant la cour d’Alger, renvoya l’affaire devant la Cour d’assises de l’Héraut à Montpellier (France).
Des avocats furent nommés d’office. Me Maurice Ladmiral algérois originaire de Guadeloupe, s’est distingué dans la défense de Yacoub à la demande de ce dernier. Après quarante-six journées d’audience, le procès, commença le 11 décembre 1902 et se termina le 10 février 1903 ; les condamnations sont lourdes, la perpétuité aux travaux forcés au bagne de Cayenne (Guyane Française) surnommé «la Guillotine sèche» puisque personne ne reviendra vivant. Les autres peines sont des peines de prison, interdiction de séjour, séquestres, mesures administratives d’internement… La révolte des Righas, aura été un signe de résistance précurseur en ce début du XXe siècle préfigurant par la suite l’avènement du mouvement national et la guerre de l’indépendance.
Si la révolte des Righas avait déclenché à l’époque, une profusion d’articles de la part de journalistes, d’historiens et divers auteurs avec un récit officiel raconté d’une manière unilatérale où la gloriole coloniale était déjà présente avant l’invention de « l’effet positif de la colonisation ».
Cependant, il est intéressant de constater qu’aujourd’hui cette révolution, constitue un cas d’étude pour de nombreux chercheurs en études postcoloniales et un exemple détaillé et documenté permettant ainsi d’une part, de s’émanciper du récit officiel de la « glorieuse histoire occidentale » et d’autre part, de mettre à disposition des outils essentiels pour comprendre le monde actuel et repenser notre vision du monde en prenant en compte l’influence de la colonisation par des réflexions pratiques aux problèmes qui entravent notre développement et indirectement la paix et la stabilité du monde.
Les études postcoloniales consistent à relire les sources de l’époque coloniale pour cerner les théories et les discours d’appropriation et leur impact sur le terrain. C’est un courant de pensée post moderne impulsé dans les années quatre-vingt par l’Américain d’origine palestinienne Edward Saïd dans son étude ‘’L’orientalisme’’ très inspiré par la pensée de l’Algérien Frantz Fanon. Les théories fondamentales des études sur le colonialisme distinguent le colonialisme classique du « colonialisme des colons » (Settler Colonialism).
Ainsi, dans le cas de l’Algérie, la présence turque n’étant pas un colonialisme de peuplement, néanmoins, les turcs ont pratiqué des procédés de légitimation de pouvoir fondé d’une part sur la force militaire à travers une oligarchie turque aux hautes fonctions militaro-administratives, les janissaires anatoliens et les Koluglus (issue de l’union entre janissaire et une algérienne) et d’autre part sur le rapport ethnique à certaines tribus Makhzen (tribu support et de soutien lors de la levée des impôts) ainsi que sur le moyen du clientélisme de certaines confréries. Pendant la présence turque la population algérienne était majoritairement rurale à plus de 90 %.
Cependant le mode d’appropriation de la terre dépendait du bon vouloir des autorités comme l’expliquait l’historien Algérien Mahfoud Kaddache dans son livre ‘’ L’Algérie des Algériens’’ édition Paris – Méditerranée 2003, Page 498, je cite : « Le domaine public, c’est-à-dire les terres Beylik placées directement sous l’autorité de l’administration. Ces terres pouvaient être concédées, contre service militaire ou de police, à des tribus Makhzen ; elles étaient souvent laissées à titre héréditaires à certaines familles moyennant redevances (système de L’Aazel). L’administration en a également donné à des grandes familles et des hauts fonctionnaires. Ce fut le cas par exemple dans la Mitidja, où des familles turques, coulouglis ou maures possédaient des haouch en propre ». Les Turcs étaient perçus par la population autochtone comme une entité étrangère, ainsi pour maintenir leur suprématie et conserver cette distinction, ils avaient mis en place un système de népotisme en jouant sur les antagonismes sociétaux. Cette façon de compartimenter les espaces et la société se traduit par le maintien des hiérarchies en leur sein.
Aussi, les Turcs n’hésitaient pas à avoir recours à des procédés violents pour punir les populations intérieures majoritairement tribales qui essayaient de se soustraire à leur obéissance allant jusqu’aux déportations. Ainsi, pour échapper à l’emprise fiscale, les tribus n’avaient pas d’autres choix que de se laisser domestiquer en devenant des tribus Maghzen, R’ayas (tribus vassales alliées mobilisée en cas de conflit) c’est le cas de la majorité des tribus de la plaine, ou bien, à l’inverse, rentrer en rébellion pour se soustraire au pouvoir turc, c’est le cas des tribus majoritairement berbères dans les régions montagneuses.
L’invasion française considérée comme un colonialisme de peuplement, mettant en place un système de pourvoir hégémonique permanent qui perpétue la répression des peuples et des cultures autochtones, qualifié de génocide par certains historiens.
L’historien et chercheur en études postcoloniales, l’Australien Patrick Wolf, considère que, dans le cas du « colonialisme des colons », l’accès à la terre est un : « l’élément spécifique, irréductible de la colonisation de peuplement » dans son livre ‘’Settler Colonialism and the Transformation of Anthropology ‘’. Il développe une théorie révolutionnaire de la « logique de l’élimination », Patrick Wolfe montre que « le colonialisme des colons est un système, pas un événement historique, et qu’en tant que tel, il perpétue l’effacement des peuples autochtones comme condition préalable à l’expropriation par les colons des terres et des ressources »
Ainsi, les Righas durement frappés par l’occupation militaire et les expropriations et ce malgré leur résistance lors de l’occupation de Miliana, le 08 juin 1940 et comme le rappelait le conseiller- rapporteur Ismaël Urbain dans son rapport lors de la délimitation du territoire des Righas : « Dans le territoire montagneux des Righas nos troupes y ont rencontré une résistance énergique toutes les fois où elles l’ont traversé de 1840 à 1842 ».
Déjà la conquête avait procédé à un vaste transfert du foncier des autochtones où la propriété était organisée d’une manière ancestrale en terre A’arch (terre indivise appartenait à toute la tribu) ou en Melk (bien immobilier aliénable généralement dans l’indivision appartenant à une famille) ou Hbous (bien immobilier de main morte inaliénable) des mains des « indigènes » dans celles des Européens, le tout sous un système juridique du vainqueur. Ce dernier, avait élaboré toutes sortes de lois et de mesures pour renforcer leur emprise sur le territoire. Parmi elles, on peut noter : Les séquestres, les ordonnances de 1844 et 1846 ; le cantonnement de 1857 ; le sénatus-consulte de 1863 ; la loi Warnier de 1873 ; le code de l’indigénat 1875, les lois foncières de 1887 et 1897. Cet arsenal juridique et administratif avait pour objectif la confiscation et l’accaparement des terres des autochtones et la restriction des droits d’usages de l’espace, en les repoussant vers les montagnes et les terres les moins fertiles.
Vu la situation topographique et l’étendue du territoire de la tribu, la commission chargée de l’application du senatus-consulte du 1863 avait réorganisé et cantonné le territoire de la tribu dans un seul douar sous l’appellation, commune d’Adelia dans le cercle de la circonscription de Miliana. La délimitation de la tribu des Righas a été établie par procès verbal lors de la séance du 15 avril 1868 par le gouvernement français de la colonisation sous la présidence du Maréchal Mac Mahon, gouverneur général de l’Algérie. Le dossier avait été présenté par le conseiller-rapporteur M. Ismaël Urbain sous le numéro 1698 intitulé : Délimitation et répartition du territoire de la tribu des Righas de Miliana. Ainsi, le territoire des Righas est passé de plus d’une dizaine de milliers d’hectares à trois ou quatre mille hectares. Selon A. Sainte-Marie : « Avant le déclenchement de l’insurrection du 26 avril 1901, il ne restait plus que 4.066 ha en tout et pour tout, pour les 3.206 habitants ». Par cette nouvelle organisation de l’espace, l’ordre colonial avait entraîné la dislocation et la dépersonnalisation de la tribu des Righas dans l’expression de son existence.
Le rapport à la propriété dans la société algérienne avait été largement étudié par Didier Guignard et Isabelle Grangaud chercheurs à IREMAM (Institut de Recherches et d’Études sur les Mondes Arabes et Musulmans) dans le ‘’diptyque propriété et société en Algérie et ses retouches successives (xixe- xxie siècles)’’. Ils nous expliquent la pertinence de la porte d’entrée de la propriété pour comprendre les mutations d’une société : « Dans son acception libérale, la propriété désigne la plénitude des droits sur un bien qu’exerce une personne juridique, individu ou collectivité […] .Mais (cette définition) nous prive de la polysémie d’un mot qui, dans ses rapports à la société, embrasse bien davantage : des droits de propriété, formalisés ou non, souvent limités, superposés ou partagés pour un même objet et dont les conceptions se concurrencent parfois [… ] De ce point de vue, la propriété est une porte d’entrée privilégiée pour appréhender les mutations de la société algérienne contemporaine. Dès les années 1830, la colonisation française est prise de possessions des terres et des immeubles urbains. Elle provoque un large processus de dé-légitimation des droits autochtones au profit d’une requalification permettant le transfert légal et massif des biens immobiliers ».
Dans le même sillage, en étudiant la révolution des Righas, dans son projet de recherche intitulé : ‘’The Margueritte Affaire: Colonialism in Trial in Fin-de-Siècle Algeria and France’’. Jennifer Sessions, historienne à l’Université de l’Iowa (U.S.A.) analyse le transfert de la terre des Righas vers les colons et les lois foncières de l’état colonial en décortiquant l’impact de la loi Warnier et son principe des licitations. Jennifer Sessions considère que : « L’affaire de Margueritte cristallise les grandes lignes du débat contemporain sur la question des terres – leur acquisition, leur utilisation, leur propriété ». Elle explique que malgré la fugacité de la révolte, l’ampleur de son impact était déstabilisant pour les colons : « Ils (les révoltés) déclenchent non seulement une panique parmi les colons européens à travers la colonie, mais aussi une polémique importante sur le caractère de la colonisation française en Algérie […] prennent une ampleur beaucoup plus grande dans le contexte des débats qui entourent la politique coloniale française à la fin du xixe siècle. ». Ainsi, en métropole, les autorités françaises ont rapidement manifesté leur inquiétude par rapport à la révolte « Dès le lendemain de l’attaque, le ministre de l’Intérieur demande aux autorités locales si les expropriations par lesquelles le territoire du village européen avait été constitué, quinze ans auparavant, auraient pu laisser des ressentiments de nature à provoquer la violence des Righas ».
Jennifer Sessions pose la question essentielle des spoliations des terres : « Si la terre est l’essence de la colonisation de peuplement, questionner la licitation comme moyen d’acquisition des terres conduit donc à questionner la colonisation de peuplement et la place des colons européens dans l’Algérie française ». Elle s’intéresse à la figure de Marc Jenoudet, un des plus importants des colons de Margueritte pour expliquer les licitations qui est un procédé infâme, car il consiste à éclater la propriété ancestrale indivise pour mieux servir les intérêts de la colonisation de peuplement « Marc Jenoudet […] devient le symbole d’un mécanisme d’acquisition des terres que les critiques de l’époque trouvent particulièrement « scandaleux », la licitation – à savoir la vente d’un bien indivis obtenue par l’un ou plusieurs des ayants droits souhaitant sortir de l’indivision[… ] Une approche micro-historique au cas particulier des acquisitions foncières de Marc Jenoudet et la prise en compte des débats qu’elles ont suscités après l’insurrection du 26 avril 1901 offrent un angle d’analyse inédit des processus et de la signification de la colonisation de peuplement dans le contexte de l’Algérie française. »
La révolte avait défrayé la chronique coloniale en Algérie et son procès à Montpellier est considéré comme un des plus importants procès de l’histoire de la colonisation. La gravité de l’affaire avait suscité l’intérêt du public et des médias pour le procès offrant ainsi indirectement une tribune inattendue aux révoltés pour témoigner de la réalité de la domination coloniale.
Ainsi, en prenant le droit comme porte d’entrée, la révolte des Righas et son procès peuvent nous éclairer sur l’aspect de la justice et la place du colonisé dans l’entreprise coloniale. Le code de l’indigénat, avait organisé une différenciation de droits et instauré une véritable discrimination selon le statut ethnique ou confessionnel. Elle se traduit par des juridictions françaises pour les Européens considérés comme « citoyens » de pleins droits, et de l’autre côté, il y a les indigènes considérés comme « sujets » français avec un statut personnel musulman. Mais cette séparation des juridictions n’est pas absolue, car les « sujets » indigènes peuvent être confrontés à la justice française surtout en matière pénale.
Laure Blevis, chercheur en histoire et sociologie à ISP/CNRS – Paris dans son étude ‘’Un procès colonial en métropole’’ parue dans la revue Droit et Société 2015/1 (n° 89), pages 55 à 72. Elle décortique la « forme du procès » des Righas à Montpellier. En particulier, sur les règles et les procédures utilisées dans le procès, elle considère que « la forme « procès » elle-même […] peut être source de contestations et de remise en cause de l’État, en particulier lorsque le pouvoir est tenté d’adopter des pratiques autoritaires ou d’exception, ou plus précisément lorsque le régime politique est ambigu, ni vraiment autoritaire, ni vraiment démocratique ».
Laure Blevis explique pourquoi le procès des Righas était inhabituel aux pratiques de l’administration coloniale « Les habitants Européens de Margueritte ont droit à un procès pénal, public, dans lequel les coupables seront jugés […] Le traitement judiciaire des insurgés est tenu de suivre les règles et les formes du droit français. C’est cette application formelle des règles de la procédure judiciaire « normale » qui va donner au procès des insurgés de Margueritte son caractère assez inattendu au regard des pratiques répressives coloniales.»
Cette forme de procès et son importance en métropole avait conféré à la révolte une résonnance médiatique comme l’explique Laure Blevis : « Le procès des insurgés de Margueritte, qui s’ouvre le 16 décembre 1902, connaît un grand retentissement, y compris dans la presse métropolitaine. Le journal local, Le Petit Méridional, de même que La Dépêche algérienne en font un compte rendu détaillé quotidien […] Cependant, le procès va échapper aux directives et attentes de l’administration algérienne parce que celle-ci ne peut rien contre les effets de la forme « procès ».
Au lendemain du procès, certaines observations dans les journaux de l’époque annonçaient, comme une prémonition la suite des évènements. Ainsi, Louis Braud dans ‘’La Dépêche de Toulouse ‘’ écrivait : « si la France laisse subsister ce régime, elle perd l’Algérie ou elle aura fatalement à réprimer des insurrections encore plus terrible que celle de Margueritte ».
La révolte des Righas, fugace et inattendue, avait bouleversé l’ordre colonial bien installé en ce début du XXe siècle et la résonance médiatique de son procès en métropole avait secoué les consciences de l’époque et mis à nu le vrai visage de de colonisation. Par son impact sur l’opinion publique, on peut parler d’une révolution dans les esprits, vu qu’elle a contribué à raviver la détermination de la résistance de tout un peuple pour sa liberté. Mahfoud Kaddache, disait : « Les historiens ont souvent insisté sur les peuples qui ont envahi le pays sans s’appesantir sur les autochtones ».
L’Histoire n’est jamais simple, et il ne faut jamais la simplifier. L’Histoire de l’Algérie est assez riche et complexe. Cependant, il n’est pas toujours aisé de bien la définir en essayant de ne pas placer les « faits historiques » ou les « personnages » dans des cadres figés. L’étude de la révolte de Righas dans tous ces aspects nous aidera à arrimer notre imaginaire collectif à cette terre de résistance et plusieurs fois millénaire afin de préfigurer un avenir commun. Inventer notre futur, c’est aussi pouvoir s’appuyer sur ce qui a constitué notre passé, notre appartenance ancestrale et notre fidélité à une mémoire collective riche de plusieurs cultures.
Dr Brahim Mimoun
Renvois
- Patrick Wolfe : Historien Australien de l’université de Melbourne, son livre ‘’ Settler Colonialism and the Transformation of Anthropology’’.
- Henri-Delmas de Grammont : 1830-1892. ‘’Histoire d’Alger sous la domination Turque 1515-1830, édition Bouchene, 2002. Page 78.
- Didier Guignard et Élisabeth Grangaud, chercheurs aux CNRS et IREMAM (Institut de Recherches et d’Études sur les Mondes Arabes et Musulmans, Aix-en-Provence, France
- Laure Blévis : Maître de conférences en sociologie à l’Université de Paris Ouest Nanterre et membre de (ISP/CNRS). . ‘’Un procès colonial en métropole ? Réflexions sur la forme « procès » et ses effets en situation coloniale. Revue Droit et Société, N° 89, 2015 pp.55-72.
- Alain Sainte-Marie : 1940-1990. Maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Nice Sophia Antipolis. Directeur adjoint du Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine (CMMC). ‘’Législation foncière et société rurale’’. L’application de la loi du 26 juillet 1873 dans les douars de l’Algérois. In: Études rurales, n°57, 1975. Page 63 dans la revue Percée
- Alexis de Tocqueville : 1805-1859. Philosophe et homme politique, chargé d’un rapport sur l’état de la colonie ‘’Premier rapport des travaux parlementaires sur l’Algérie en 1847’’
- Mahfoud Kaddache : 1926-2006. Historien Algérien et universitaire, livre ‘’ L’Algérie des Algériens’’ édition Paris – Méditerranée 2003, Page 498
- Ismaël Urbain : 1812-1884. Journaliste, enseignant et traducteur, saint simonien, responsable de la politique arabophile de Napoléon III.
- Jennifer Sessions : historienne et professeure associée d’histoire à l’Université de l’Iowa (U.S.A). Elle étudié l’histoire de France et son empire et s’intéresse aux relations entre le colonialisme et la politique, la culture et la société française. Un de ces projets de recherche s’intitule : ‘’The Margueritte Affaire: Colonialism in Trial in Fin-de-Siècle Algeria and France’’