7 janvier 2025
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L’affaire «Sarkozy-Kadhafi»: plus de dix ans d’enquête journalistique de Mediapart

Personne n’y comprend rien, le titre du film, un brin provocateur, est extrait d’une déclaration de Nicolas Sarkozy au Figaro Magazine, en août 2023 : « Les Français sont bien en peine de résumer ce que l’on me reproche, personne n’y comprend rien ».

Comment ont travaillé des journalistes pour démêler ce tentaculaire écheveau des relations entre Nicolas Sarkozy et Mouammar Kadhafi, c’est le propos de ce film qui sort ce mercredi 8 janvier, deux jours après l’ouverture du procès de l’affaire dite « Sarkozy-Kadhafi ».

Au départ, le projet était, pour les journalistes enquêteurs de Mediapart, de faire un film « qui rende compte des faits établis, d’abord par l’enquête journalistique, ensuite par l’enquête judiciaire. Avec l’idée qu’elle a été peu documentée par les médias, au regard de la gravité des faits et de la qualité des personnes mises en cause », nous explique Yannick Kergoat, réalisateur du film avec Fabrice Arfi, Karl Laske et Michaël Hajdenberg.  

Depuis l’été 2011, les deux journalistes de Mediapart rejoints par Michaël Hajdenberg, co-directeur du pôle enquête de Mediapart, nourrissent les colonnes du site d’investigation de leurs articles sur les financements libyens présumés de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy en 2007, entre autres enquêtes. « C’est plus de 150 articles » souligne Yannick Kergoat, plus un livre, sorti en 2017 chez Fayard, Avec les compliments du Guide.

Le réalisateur apportait aux enquêteurs son expérience de documentariste qui travaille sur des questions de société pour les éclairer et susciter le débat. Ce fut le cas pour La (très) grande évasion (2022) et pour Les nouveaux chiens de garde (réalisé avec Gilles Ballastre en 2012 et dont la journaliste de Mediapart, Valentine Oberti, et Luc Hermann de « Premières Lignes » ont fait un remake en 2022, Medias crash). 

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Comment raconter une si complexe affaire ?

Le film, séquencé en chapitres, reprend de façon chronologique (avec une ligne de temps) l’enquête. Tout a commencé en janvier 2011, lorsque les journalistes reçoivent un mail qui concerne Ziad Takieddine, l’un des inculpés de ce dossier, raconte d’abord Fabrice Arfi.

Avec Karle Laske, ils expliquent comment ils récupèrent un disque dur contenant des archives de l’intermédiaire libanais (« l’ouvreur de portes » selon Karl Laske), des milliers de documents divers. Une « caverne d’Ali Baba numérique » selon Fabrice Arfi.

Un « grave secret »

Le film s’ouvre sur les images, violentes, de la mort de Kadhafi en octobre 2011, dans les faubourgs de Syrte. Il retrace l’évolution des relations entre l’ancien président français et l’ancien chef d’État libyen, au-delà des discours officiels. On se souvient de quelques séquences illustrées par les médias grand public : la libération des infirmières bulgares en présence de Cécilia Sarkozy, le premier voyage officiel de Nicolas Sarkozy à Tripoli en juillet 2007 peu après son élection, la visite en décembre 2007 de Kadhafi à Paris, la volte-face de février 2011 suivie des déclarations de Saïf al-Islam, fils aîné de Kadhafi, réclamant l’argent que Sarkozy avait accepté de son pays (son père évoquait alors un « grave secret » le liant au président français)… mais on ne connaissait pas – à moins d’être un lecteur assidu notamment de Mediapart qualifié d’ « officine »  par Nicolas Sarkozy – la diplomatie parallèle qui s’est déployée entre Paris et Tripoli, Paris et Beyrouth plus récemment avec l’opération « Sauvez Sarko », et les circuits empruntés par les possibles valises de billets.

Mais telle les matriochkas, ces poupées russes, chaque pièce du puzzle ouvre une porte vers une nouvelle affaire. Par exemple, le nom de Ziad Takieddine qui est apparu dans le dossier du possible financement libyen de la campagne de Nicolas Sarkozy, était déjà apparu en 1995 au moment de l’affaire Karachi et du financement de la campagne présidentielle d’Edouard Balladur, dont Nicolas Sarkozy était le porte-parole. Cette enquête est aussi une plongée dans les coulisses politiques de la Vᵉ République, sous les deux mandats de Jacques Chirac puis de Nicolas Sarkozy.

Des noms émergent, comme les bulles sur un bouillon en ébullition : Claude Guéant, Brice Hortefeux, Thierry Gaubert, Abdallah Senoussi, Alexandre Djouhri, Eric Woerth, Béchir Saleh, Bernard Squarcini, Thierry Herzog, Moussa Koussa, Choukri Ghanem… des noms que la chronique judiciaire ou policière, ces dernières années, a porté sous les feux de la rampe.

La mise en scène est simple : les deux journalistes retracent face caméra la progression de leur enquête ; entre chaque séquence, des images d’actualités ou des archives (photos, documents, scripts de conversations téléphoniques, etc.) illustrent leur propos. Les mots sont choisis, pesés, car le sujet est brûlant et a valu à Mediapart plusieurs procédures judiciaires.

Sont également invités à apporter leur éclairage des « grands témoins » comme Patrick Haimzadeh, fin connaisseur de la Libye où il a été en poste en tant que diplomate plusieurs années, François Molins, désormais procureur général honoraire près de la Cour de cassation alors procureur de la République de Paris, Julia Cagé, économiste spécialiste des médias qui interroge le silence médiatique sur ce dossier, ou encore Danièle Klein, membre fondatrice de l’Association française des victimes du terrorisme (AVT) et sœur de l’une des victimes du crash de l’avion d’UTA dans le désert du Ténéré en septembre 1989. Un attentat dont le chef des services secrets libyens et beau-frère de Kadhafi, Abdallah Senoussi, était le maître d’œuvre.

Ces grands témoins apportent au dossier un nouvel éclairage. Ainsi, « quand François Molins vient témoigner, il sait exactement ce qu’on est en train de faire. De quelle affaire on parle ; il ne vient pas témoigner sur l’affaire elle-même, il vient témoigner des attaques des hommes et femmes politiques contre la justice et de son coût démocratique », souligne le réalisateur.

Le dispositif, il fallait qu’il soit le plus simple possible, insiste Yannick Kergoat, parce que l’histoire a été compliquée à raconter, pas forcément facile à comprendre, très foisonnante. « Il procède de deux choses : quand on fait un entretien avec plusieurs personnes dans un film, à chaque fois il y a un décor différent. Et moi, j’ai toujours le sentiment que le spectateur va s’intéresser au décor, à ce qu’on voit à travers la fenêtre, à la plante verte, etc. Et quand on multiplie comme ça les décors, on multiplie aussi pour le spectateur l’occasion d’avoir les yeux et les esprits qui flottent un peu. » Dans le film, le décor des entretiens, le même appartement vide, ne distrait pas l’attention aux propos tenus. 

« Ensuite, j’avais très fortement conscience qu’on allait raconter une histoire au passé. L’instruction est close, il n’y a pas d’autres révélations à faire dans le film que celles déjà établies par l’enquête judiciaire et journalistique… Il fallait trouver un présent de l’énonciation. Et ce présent, dans le cinéma documentaire, très classiquement, l’espace c’est le temps. Si je mets tout le monde dans le même espace, ça veut dire que c’est au même moment. J’ai un moment unique du récit ».

De l’importance d’un journalisme indépendant

« Mon propos n’était pas de faire le récit de l’affaire, mais le récit de l’enquête, parce que je pense que, narrativement, c’est beaucoup plus intéressant, et puis parce que ça témoigne aussi pour moi, très fortement, du rôle important, essentiel, du journalisme dans une démocratie, d’un journalisme quand il est indépendant et réellement libre. Le film aussi voulait témoigner de ça. C’est une des dimensions, j’ai envie de dire ‘démocratique’ de cette histoire. »

Libre, c’est-à-dire indépendant dans son financement. Ce film, « on l’a fait tout seul avec le crowdfunding ». Le documentaire a été financé une nouvelle fois de façon collaborative par les dons de plus de 10 000 contributeurs. Le cinéma permet une indépendance éditoriale totale, une fois la question du financement du film réglée, à la différence de la télévision, insiste Yannick Kergoat. « Il était important de pouvoir dire les choses comme on le souhaitait dans le strict respect de la présomption d’innocence. »

Et cette liberté était d’autant plus importante que, selon le réalisateur, « on ne saurait rien de cette affaire si Mediapart n’avait pas sorti les premiers éléments, n’avait pas travaillé 12 ans, en amont du déclenchement de la procédure, de la saisie d’un juge d’instruction. Je pense qu’ils sont tout à fait à l’origine de l’affaire, comme ils sont à l’origine d’un certain nombre d’affaires. C’est bien encore la preuve de l’importance du journalisme. » Une enquête menée envers et contre tous en raison des nombreuses chausses trappes dressées sur leur chemin : fausses pistes, procès, faux témoignages, etc. Le documentaire ne peut que l’évoquer brièvement faute de temps.

Le credo de Yannick Kergoat, c’est : « je ne crée pas l’information, je la transmets, et je fais un film de cinéma pour faire réfléchir et susciter la discussion ». Au-delà des articles du site (payant), le film va permettre de toucher un plus large public, de susciter débats et discussions, de faire œuvre de pédagogie d’autant que les projections vont être accompagnées de journalistes de la rédaction. « La salle de cinéma est un espace public alternatif, un lieu de débat », nous disait-il en 2022 à propos de La (très) grande évasion. « Au-delà de l’aspect factuel du documentaire, le film a une indéniable fonction citoyenne : il redonne du sens et de la crédibilité au travail des journalistes d’investigation », peut-on lire sur le site de la Ligue des droits de l’homme qui soutient le documentaire.

Les premiers articles de Mediapart paraissent à l’été 2011 et la justice se saisit également du dossier, en avril 2013. Une enquête qui confirme et amplifie ce que Mediapart avait commencé à raconter, explique Fabrice Arfi dans le documentaire. Nicolas Sarkozy est mis en examen en mars 2018 dans le cadre de l’affaire libyenne pour corruption, recel de détournement de fonds publics et financement illicite de campagne électorale. Puis en octobre 2020, pour association de malfaiteurs.

Un complot judiciaire, assure l’ancien président. « Nous ne sommes pas juges », écrivent en préambule les auteurs du film, qui rappellent que « toutes les personnes citées dans ce film sont présumées innocentes ». Le documentaire qui se regarde – sans faire injure à ses auteurs – presque comme un film policier, apporte un éclairage salutaire sur cette nébuleuse affaire et donne des clés indispensables pour le procès qui s’ouvre.

RFI

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