Lahouari Addi est l’une des voix intellectuelles les plus lucides et engagées lorsqu’il s’agit d’analyser les dynamiques sociopolitiques du monde contemporain. Il est chercheur associé au Laboratoire Triangle, ENS, Lyon, et professeur associé à l’Université du Maryland, Comté de Baltimore (UMBC).
Lahouari Addi est reconnu pour son regard critique sur les sociétés musulmanes, les relations internationales et les évolutions géopolitiques globales. À la croisée de la philosophie politique, de la sociologie et de l’analyse géostratégique, ses travaux questionnent les fondements intellectuels des régimes politiques, la place de la religion dans les sociétés modernes, ainsi que les mécanismes de domination mondiale.
Dans cet entretien dense et stimulant, Lahouari Addi aborde plusieurs grandes questions qui traversent l’actualité internationale, en leur donnant une profondeur historique et géopolitique rarement aussi articulée. Il revient sur le conflit israélo-palestinien, qu’il analyse comme un affrontement à la fois colonial et symbolique. Pour lui, ce conflit ne peut se comprendre en dehors des rapports de domination instaurés par le colonialisme, et des récits concurrents que chaque camp porte sur la légitimité, la mémoire et la justice. Loin des lectures réductrices, il met en lumière la dimension profondément politique et morale de cette tragédie qui interroge notre rapport à l’universalité des droits.
L’entretien se poursuit sur le thème du déclin relatif de l’hégémonie américaine, mise au défi par la montée de la Chine et par la fragmentation croissante de l’ordre international. Lahouari Addi décrypte le basculement progressif d’un monde unipolaire, dominé par les États-Unis après la guerre froide, vers une configuration plus multipolaire, marquée par la compétition stratégique, les tensions économiques et les reconfigurations régionales.
Il examine également la guerre en Ukraine, qu’il inscrit dans une perspective de recomposition post-soviétique. Il y voit non seulement une tentative de reconquête d’influence de la part de la Russie, mais aussi un révélateur des failles de l’ordre international hérité de 1991, incapable de prévenir les logiques impériales comme de répondre aux aspirations des peuples à la souveraineté et à la démocratie.
Tout au long de cette conversation, il déploie une pensée exigeante, critique et profondément humaniste. Il met en lumière les dynamiques de puissance qui structurent les relations internationales, mais aussi les illusions idéologiques qui les accompagnent. Ce qui se dessine en filigrane, c’est la nécessité de refonder les bases intellectuelles et morales de l’ordre mondial, non pas en perpétuant les logiques de domination, mais en réaffirmant les principes universels de justice, de rationalité et de dignité.
Pour Lahouari Addi, la modernité ne doit pas être un modèle figé, mais une exigence à réinventer, à la mesure des défis de notre temps.
Le Matin d’Algérie : Vous avez assuré un cours de relations internationales à Sciences-Po Lyon et je voudrais vous poser des questions de géopolitique mondiale. Mais auparavant, j’ai une question au sujet de votre livre La crise du discours religieux musulman. Le nécessaire passage de Platon à Kant dans lequel vous proposez un passage “de Platon à Kant”. Que signifie cette transition conceptuelle et pourquoi est-elle essentielle pour l’évolution des sociétés musulmanes ?
Lahouari Addi : Toute culture ou vision du monde repose sur une métaphysique implicite qui indique ce qui est rationnel et moral. Jusqu’aux 17e-18e siècles, Européens et Musulmans avaient en commun la même métaphysique qui servait de fondement rationnel à leurs cultures religieuses respectives. C’était celle de Platon qui, en Europe, a été remplacée par la métaphysique de Kant. Ce dernier a mis fin à l’hégémonie de la théologie sur le savoir, la morale, le droit et la politique. Il n’a pas remis en cause à la croyance en Dieu ; il l’a simplement sécularisée, c’est-à-dire qu’il l’a rattachée à la conscience de l’homme.
Chez Platon, Dieu observe les hommes à partir d’en haut, et ils doivent lui obéir en utilisant la raison. Chez Kant, ce sont les hommes qui observent Dieu à partir d’en bas, et lui obéissent ou non en fonction de leur conscience. Pour mieux appuyer ma thèse, j’ai ajouté à la seconde édition de mon livre un chapitre consacré à la théorie de la religion de Platon et un autre expliquant celle de Kant.
Des lecteurs m’ont demandé si une lecture kantienne du Coran est possible ? Je réponds oui parce que le Coran affirme qu’il n’y a pas de contrainte en religion, et il contient le postulat moral de la philosophie de Kant : l’homme est une fin en soi. C’est ce que j’ai essayé de montrer dans le livre que vous avez mentionné. J’ai aussi rappelé l’hostilité de la théologie envers la philosophie qui a été marginalisée depuis le livre d’al-Ghazali Tahafout al Falasifa, et je me demande si ce n’est pas l’une des causes du déclin de la civilisation musulmane.
Mon souhait est l’apparition de philosophes locaux qui continueraient la pensée de Averroès. Sa problématique de la double vérité annonce la séparation que fait Kant entre la raison pratique pragmatique et la raison pratique pure. En l’absence d’une philosophie moderne, les élites dans les pays musulmans n’ont pas de grille de lecture intellectuelle du monde contemporain. C’est ce qui explique leur difficulté à s’insérer dans le temps mondial malgré les potentialités des pays musulmans et la richesse de leur passé.
Le Matin d’Algérie : Faites-vous allusion à leur incapacité à aider les Palestiniens ? A ce sujet comment voyez-vous le conflit israélo-palestinien ?
Lahouari Addi : Il y a en effet la question palestinienne que les Arabes ont été incapables de résoudre, mais aussi la situation économique, politique et culturelle des pays arabes. J’ai le sentiment que les dirigeants arabes n’ont pas compris que l’avance de l’Occident est d’abord intellectuelle et ensuite économique et militaire. Concernant le conflit qui oppose Israéliens et Palestiniens, je le perçois comme un conflit colonial, et aussi comme une confrontation symbolique néocoloniale entre les gouvernements occidentaux et les peuples du Sud global qui ont en encore en mémoire la domination coloniale.
Les peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique Latine sont solidaires avec les Palestiniens, comme sont aussi solidaires avec eux les courants anticolonialistes et anti-racistes des opinions publiques en Occident. En 1967, Pierre-Vidal Naquet, lui-même survivant des camps nazis, écrivait dans Le Monde qu’Israël est un Etat colonial créé quand a commencé la décolonisation. Le projet sioniste repose en effet sur une vision coloniale élaborée par des intellectuels juifs européens, pour la plupart sécularisés ou athées, à une période où l’expansion coloniale européenne était à son apogée.
Il est important de rappeler que le judaïsme, religion monothéiste d’où sont issus le christianisme et l’islam, n’est pas à la source du sionisme et n’a rien à voir avec cette entreprise coloniale.
Le judaïsme dans ce cas a été utilisé plus tard comme ressource idéologique pour accuser les Palestiniens d’être antisémites, surtout après ce que les nazis ont fait aux Juifs lors de la Seconde Guerre mondiale. Les Israéliens instrumentalisent, voire salissent, la mémoire des victimes du génocide nazi en tuant des milliers de Palestiniens avec le soutien militaire et diplomatique des gouvernements occidentaux. Mais les Israéliens sont aussi encouragés par la passivité des capitales arabes. Si des armes étaient envoyées aux Palestiniens par l’Egypte, l’armée israélienne se serait retirée de Gaza car elle perdrait beaucoup de soldats.
La particularité de ce conflit réside aussi dans le fait qu’il est devenu une affaire de politique intérieure aux Etats-Unis, au point où critiquer Israël est perçu comme un acte d’hostilité envers les Etats-Unis. La répression contre les expressions de solidarité avec les victimes de Gaza, notamment dans les campus américains, indique le degré d’engagement des USA dans ce conflit. Cela n’a pas été toujours le cas.
Après 1956, lorsque le président Eisenhower avait exigé la fin de l’agression contre l’Egypte par Israël, la Grande-Bretagne et la France, les Israéliens ont compris que, sans la protection des Etats-Unis, leur Etat disparaîtrait. Ils ont alors mis en place l’AIPAC (American-Israeli Public Affairs Committee), créé en 1963 pour influencer la politique étrangère américaine au Moyen-Orient.
En quelques années, l’AIPAC est devenu un puissant lobby à Washington au point où, à quelques exceptions près, aucun candidat ne peut être élu au Congrès s’il ne prête pas allégeance à Israël. C’est ce qui explique l’arrogance des dirigeants israéliens qui rejettent en permanence les résolutions de l’ONU. Les Israéliens n’occupent pas que la Cisjordanie et le Golan ; ils occupent aussi le Sénat américain, comme l’avait souligné dans les années 1990 le républicain Pat Buchanan.
Sans l’appui aveugle de Washington en effet, les Israéliens auraient accepté depuis longtemps la solution des deux Etats. L’histoire de ce conflit colonial n’est pas finie. La guerre en cours à Gaza a été gagnée militairement, mais elle a été perdue politiquement et moralement par Israël dont le Premier Ministre et le ministre de la Défense ont été condamnés par la Cour Pénale Internationale qui les accuse d’avoir ordonné un génocide.
Pour le droit international, les dirigeants israéliens sont des criminels susceptibles d’être arrêtés à tout moment s’ils voyagent dans l’un des 125 pays signataires du Statut de Rome qui a créé la CPI. Pour cette raison, Israël mérite d’être expulsé de l’ONU jusqu’à qu’il accepte un Etat palestinien. Mais pour cela, il faudrait d’abord libérer le Sénat américain.
Le Matin d’Algérie : Vous dites que la résolution de ce conflit dépend des Etats-Unis. Selon certains experts, la puissance de ce pays est en déclin au vu de la rivalité qui l’oppose à la Chine ? Qu’en pensez-vous ?
Lahouari Addi : La rivalité croissante entre la Chine et les USA est l’expression d’un changement dans l’équilibre géo-économique mondial où l’hégémonie américaine est en effet en déclin. Elle résulte aussi des contradictions du capitalisme qui a approfondi la division internationale du travail en intégrant des espaces périphériques autrefois structurellement sous-développés. Dans les années 1980, les entreprises américaines ont délocalisé vers la Chine et d’autres pays du Sud, estimant que les salaires des ouvriers américains étaient trop élevés.
Elles ont choisi d’approvisionner le marché avec des produits qu’elles fabriquent en Chine, au Mexique, au Vietnam… La conséquence a été la désindustrialisation de ce qui est appelé les « Etats de la ceinture de rouille » (the Rust Belt States) où la pauvreté s’est étendue. En délocalisant, les entreprises américaines ont voulu faire plus de profit au détriment des salaires, ce qui est au passage un aspect de la lutte de classe. Les différentes administrations républicaine et démocrate, qui ont toujours défendu le capital en sacrifiant la classe ouvrière, étaient favorables à ce mouvement de délocalisation vers la Chine avec deux espoirs.
Le premier supposait qu’en fabriquant des jeans et des poupées pour le marché américain, la Chine aura un pouvoir d’achat qui lui permettra d’acheter aux USA des marchandises à forte valeur ajoutée comme les avions et les ordinateurs.
Le second espoir misait sur l’émergence à terme d’un patronat chinois qui deviendrait politiquement puissant pour renverser le parti communiste et établirait un régime allié à l’Amérique. Ces deux calculs ne se sont pas réalisés. Aujourd’hui la Chine est la deuxième puissance mondiale et les économistes prévoient que son PIB dépassera celui des USA très prochainement.
Ce que craignent entre autres les Américains, c’est que la Chine les entraîne vers une course à l’armement qu’ils perdront. Selon des rapports du Pentagone de 2020, la Chine possédait 350 navires militaires contre 293 pour l’US Navy. Elle avait aussi plus de sous-marins (55 contre 53). Les USA ont certes plus d’avions de combat, mais la Chine a doublé en 30 ans son budget de la Défense, ce que ne peuvent se permettre les USA car leur économie est handicapée par un triple déficit. La dette publique, représentant 125% du PIB, s’élève à $34 000 milliards.
Le déficit budgétaire (différence entre les dépenses du gouvernement et les recettes fiscales) est de 1833 milliards de dollars correspondant à 6,4% du PIB. Le déficit de la balance commerciale est de $918,4 milliards en 2024. Ces déficits signifient une chose : l’Amérique vit au-dessus de ses moyens, succombant au privilège d’avoir une monnaie qui est en même temps la devise utilisée par le commerce mondial.
L’Amérique n’a pas la contrainte d’emprunter dans une devise étrangère, ce qui amène le Congrès à jouer aussi le rôle d’Institut d’émission de la monnaie lorsqu’il vote des budgets supérieurs aux recettes fiscales. Jusque-là, le système a fonctionné parce qu’il y a des gouvernements étrangers, des institutions financières et des investisseurs internationaux qui achètent la masse du billet vert imprimé. C’est là l’origine de la dette publique dans laquelle la Chine détient 768,6 milliards$, derrière le Japon qui en détient 1099 milliards de dollars. Chaque année, l’Amérique paye 1000 milliards de dollars sous forme de service de la dette, somme supérieure au budget de la Défense. Comme la dette ne cesse de s’enfler, il y a un risque que les USA soient en cessation de paiement.
Le mal existe depuis les années 1960, ce qui avait incité l’administration Nixon, qui avait besoin de financer la guerre du Vietnam, de supprimer la convertibilité en or. C’était un coup d’Etat monétaire international par lequel Nixon disait aux détenteurs de dollars : si vous voulez restituer les dollars en votre possession, nous vous donnerons en contrepartie des voitures, des armes, des avions, des films de Hollywood, du bourbon du Kentucky… mais pas d’or. Nixon a reporté la crise du dollar pour deux décennies, mais il ne l’a pas réglée. Elle ressurgit aujourd’hui avec plus d’acuité.
Les Américains sont tentés par la dévaluation, mais ce serait escroquer les créanciers. Dévaluer le dollar de 20% par exemple, c’est diminuer la valeur des créances dans la même proportion. Par ailleurs, cela risque de provoquer une vente massive des dollars que les USA n’ont pas les moyens d’acheter avec une autre devise. La mauvaise santé financière des USA est un danger pour la stabilité de la géo-finance mondiale.
Réagissant par impulsion instinctive et non par la raison, Donald Trump considère que le monde entier est en train de voler les richesses des Américains. « They are robbing us » (ils sont en train de nous dépouiller) s’écrie-t-il comme Picsou, le personnage du dessin animé Mickey Mouse. Il s’est engagé à libérer les USA de cette dette colossale en imposant des taxes douanières exorbitantes le 2 avril 2025, journée déclarée « Libération Day ». Dans ses discours, il ne cessait de répéter que les taxes douanières seront payées par les pays exportateurs, alors qu’en réalité elles seront payées par le consommateur américain.
Au lieu d’augmenter les impôts des plus riches, il a choisi d’écrémer le pouvoir d’achat des consommateurs. Le lendemain dudit « Libération Day », la Bourse de New York, et d’autres places financières, ont chuté. Des milliers de milliards de dollars sont partis en fumée en quelques heures. Trump a alors reculé en suspendant sa décision pour 90 jours, et a demandé à négocier avec la Chine qui l’a fait plier. Lors de la réunion du 11 mai, en Suisse, sa délégation a baissé les taxes de 145% à 30%. Les taxes douanières auront un effet boomerang et porteront atteinte au marché américain.
Par exemple, imposer 145% de taxes douanières à des téléphones Apple fabriqués en Chine, c’est tuer l’une des entreprises américaines les plus florissantes. Ce que Trump et ses conseillers n’avaient pas perçu, c’est la profondeur de l’internationalisation du capital et la complexité de la division internationale du travail dans laquelle est imbriquée l’économie américaine. Les conseillers de Trump devraient non seulement relire Adam Smith et David Ricardo, mais aussi Léon Walras qui a montré que les prix sont interdépendants, et toucher à l’un, c’est toucher à tous les autres. C’est ce que les éditoriaux du Wall Street Journal répètent tous les jours en direction de l’administration Trump.
Le Matin d’Algérie : Nous comprenons pourquoi Trump ne veut plus aider financièrement l’Ukraine. Quelle analyse faites-vous de la guerre en Ukraine ?
Lahouari Addi : J’analyse la guerre en Ukraine comme une conséquence tardive de l’effondrement de l’Union Soviétique. Après avoir défait idéologiquement et économiquement l’URSS, l’Occident a voulu une Russie faible encerclée par l’OTAN. Cette organisation militaire aurait dû être dissoute en 1991 avec le Pacte de Varsovie, ou bien aurait dû passer sous l’autorité de l’ONU. La Russie s’est sentie menacée par le déploiement des chars de l’OTAN à ses frontières.
Les Européens ont manqué de lucidité en ignorant la perception de la Russie de sa propre sécurité. Les Etats-Unis envahiraient le Mexique si ce pays autorisait la Chine à installer des bases militaires sur son territoire. Il y a eu un précédent en l’occurrence avec la crise des missiles à Cuba en 1962 qui avait pris fin avec l’ultimatum lancé par John F. Kennedy à Nikita Khroutchev.
Le monde était à deux doigts d’une guerre nucléaire. Tenir compte du sentiment de sécurité d’un pays élimine les conflits selon les théoriciens réaliste et constructiviste des Relations Internationales. Ce n’est pas en alignant des chars à une frontière qu’on évite la guerre.
Au contraire, on la provoque. Mais ce qui est étonnant, c’est que les Occidentaux ont poussé à une guerre qu’ils ne voulaient pas parce que la Russie est une puissance nucléaire. Ils font la guerre à moitié ; or faire la guerre à moitié, c’est la perdre. On invoque le droit international violé par la Russie qui a en effet envahi un Etat souverain. Mais le droit international repose sur le principe de l’auto-détermination des peuples, et il se trouve que les Ukrainiens russophones, se sentant opprimés, ont souhaité soit l’autonomie soit le rattachement à la Russie.
Il ne semble pas par ailleurs qu’il y ait une résistance populaire dans les territoires occupés par l’armée russe, y compris en Crimée, comme ce fut le cas en Irak lorsque les Américains avaient envahi le pays. Poussés par les Britanniques, les Occidentaux ont joué un coup de poker et ont perdu. Ils ont en effet pensé qu’avec les sanctions imposées à la Russie, les oligarques perdraient beaucoup d’argent et renverseraient le régime de Poutine.
Ils ont sous-estimé le nationalisme des citoyens russes qui perçoivent l’OTAN comme une menace existentielle. L’Occident finira par abandonner l’Ukraine comme le fait déjà l’Amérique qui ne la considère pas comme un intérêt stratégique vital. Par ailleurs, l’Union européenne rechigne à l’intégrer dans son sein parce que sa reconstruction coûterait très cher aux contribuables allemands et français entre autres.
Dans ce conflit, le dindon de la farce est l’Ukraine qui a sacrifié des milliers de jeunes hommes morts au combat, et perdu 20% de son territoire, sans compter la Crimée annexée par la Russie en 2014. La géographie de l’Ukraine lui impose d’être neutre sans que cela ne porte atteinte à sa souveraineté. L’Autriche et la Suisse sont des Etats neutres dont la souveraineté est respectée.
Les conséquences à moyen terme de ce conflit sont prévisibles au niveau de l’économie politique internationale. La Russie va abandonner sa politique mercantiliste par laquelle les entreprises européennes écoulant leurs marchandises dans le marché russe en contrepartie du gaz et du pétrole. Le régime de Poutine va s’inspirer du modèle chinois en favorisant la production locale et en encourageant les exportations vers les pays asiatiques, africains et latino-américains. Il pénalisera en outre les entreprises européennes qui perdront l’accès au marché russe au PIB de plus de $2000 milliards au profit des Chinois et des Américains.
Le Matin d’Algérie : Quel serait votre dernier mot ?
Lahouari Addi : Les Occidentaux ne devraient pas craindre le développement de la Chine, de l’Inde, du Vietnam… Ces pays accroissent la richesse mondiale et font sortir de la pauvreté des centaines de millions de personnes qui auraient été tentées d’émigrer clandestinement en Europe et aux Etats-Unis.
L’économie mondiale crée de plus en plus de richesses et il s’agit de trouver la répartition optimale aussi bien en Occident que dans le Sud global. L’économie n’est un jeu à somme nulle. La Chine ou le Vietnam ne prennent pas des richesses à l’Europe ou à l’Amérique. Ils créent des richesses qu’ils vendent au reste du monde. C’est vrai qu’il y a un déclin des économies occidentales, mais c’est un déclin relatif et non absolu. L’Occident n’a jamais créé autant de richesses qu’aujourd’hui. Le problème est celui de leur répartition et non de leur production. S’il y a de la pauvreté en Amérique et en Europe, ce n’est certainement pas la faute à la Chine. Par ailleurs, l’Occident a une dette morale envers les anciennes colonies à qui il avait refusé le développement.
L’Union européenne serait bien inspirée d’aider l’Afrique à se doter d’économies externes nécessaires au développement : éducation, santé, infrastructures, irrigation, électricité, etc. C’est aussi dans son intérêt si elle veut stopper l’immigration clandestine vers ses rivages. Les USA devraient faire la même chose pour les pays pauvres d’Amérique Latine qu’ils ont exploités sans honte dans le cadre de la doctrine Monroe.
L’économiste français François Perroux assignait à l’économie trois objectifs : nourrir, éduquer et soigner les hommes. Obnubilés par les gains virtuels de la bourse, les capitalistes devenus des rentiers, ont oublié cet objectif.
Lahouari Addi est chercheur associé au Laboratoire Triangle, ENS, Lyon, et professeur associé à l’Université du Maryland, Comté de Baltimore (UMBC).
Entretien réalisé par Brahim Saci