Dimanche 31 octobre 2021
L’Algérie moisie, de l’instrumentalisation perverse des langues, de nos langues
Plus qu’un programme politique, l’Algérie moisie est un mode existentiel, une «philosophe existentialiste». Une «philosophie existentialiste» pour mieux nier l’existence de ceux qu’elle prétend défendre.
L’Algérie moisie est le nom d’une névrose dont l’émergence remonte à une soixantaine d’années. Cette névrose a pour seul et unique réflexe le sacro-saint énoncé monotone qui a mené une nation et un peuple à leur ruine : « C’est à cause de la France ; c’est à cause de la colonisation ; c’est à cause de la langue française ».
La névrose qui est l’Algérie moisie est incarnée par un groupe de personnes qui, au nom de certaines incantations nationalistes et d’une histoire figée au stade mythologique, s’est accaparé les richesses et les terres d’un pays, « au nom de la colonisation française » et au nom des souffrances d’un peuple qui a énormément souffert sous cette colonisation et continue de souffrir sous leur nouvelle colonisation qu’ils appellent l’ »Indépendance ».
I. « C’est à cause de la colonisation ! »
Les mousquetaires qui incarnent l’Algérie moisie, parce qu’ils sont « très honnêtes », préfèrent et se battent pour faire scolariser leurs enfants dans les lycées les plus huppés d’Algérie : comprenez bien ! les lycées français. Les chantres de l’arabisation bédouine de l’Algérie choisissent un établissement scolaire comme le lycée Alexandre Dumas d’Alger pour y inscrire leurs enfants : ce choix est dû à leur « amour extrême » envers la culture bédouine, intolérante et intégriste de Mohammed ben Abdelwahhab (1703-1792) et de Sayyid Qutb (1906-1966). Et comme ils sont « très nationalistes », « très patriotes » et ont « le sens de l’honneur », ils se battent tous pour acquérir la nationalité française, la faire acquérir à leurs enfants, les inscrire dans les meilleures universités et écoles françaises, européennes et étasuniennes.
Ils se soignent en France. Ils achètent des appartements, des maisons et des châteaux en France. Leur argent « acquis légalement » en Algérie est « investi » en France. L’Algérie moisie parle pour l’Algérie, en Algérie, pour ne rien faire ni pour l’Algérie, ni en Algérie. Elle est plus efficace en France, pour assurer le bonheur d’une caste d’Algériens qui, « au nom de la colonisation française », vivent comme des colons dans le pays de leur « ancien colonisateur ».
L’Algérie moisie, quand elle est à bout de souffle, reprend et instrumentalise le débat déliquescent autour des langues dans le pays. Comme elle est « très rationnelle », elle œuvre, avec un dogmatisme forcené, pour faire croire à ses ouailles que la superstition consistant à dire que remplacer la langue française par la langue anglaise suffit pour guérir l’Algérie de tous ses maux. Comme si des affiches écrites en arabe ou en anglais pourraient empêcher les immigrés clandestins de risquer leur vie en Méditerranée, sur des embarcations de fortune, pour aller vivre clandestinement en France (et vendre des cigarettes à la sauvette au métro Barbès).
L’Algérie moisie fourni un effort extrême en matière de révisionnisme historique pour nier des faits facilement vérifiable dans la vie de tous les jours : des millions sont les patriotes Algériens, à la fois francophones et arabophones – et aussi berbérophones–, francophiles et arabophiles ; ces patriotes-là, armés de leur triple culture française, arabe et berbère – c’est-à-dire la culture algérienne – ont défendu, corps et âmes, leur patrie contre les hordes islamo-terroristes qui voulaient faire régner leur « pureté arabo-islamiste » et détruire l’état algérien, pendant la guerre civile (1990-2000). Ils n’ont jamais confondu les langues et les états, les langues et les peuples qui les parlent. Ces braves gens libres d’esprit savent que les ennemis de leur pays sont ceux qui prétendent le « défendre » au nom d’une langue dite « tombée du ciel ».
L’Algérie moisie, parce qu’elle est « très lucide et clairvoyante », en plus de son révisionnisme historique, croit qu’il est facile de faire oublier aux Algériens que ceux qui sont à l’origine de leurs souffrances s’expriment parfaitement en arabe et sont les chantres et les défenseurs zélés de l’arabisation bédouine de l’Algérie, de l’arabisation made in China. Arabisation aliénante pour le peuple qu’ils écrasent au nom de « l’amour de la Nation » et de la « colonisation française » ; francisation émancipatrice pour leurs enfants afin qu’ils puissent, plus tard, reprendre les reines de la gouvernance une fois que leurs parents n’y seront plus. Une langue arabe appauvrie et un pays suffoquant pour le peuple ; une langue française classique et des comptes en devise – bien remplis, bien sûr ! – pour les « défenseurs de la Nation » et leurs enfants.
« Mais, de grâce !, répètent les mousquetaires de l’Algérie moisie, dites que le seul problème de l’Algérie est la France et sa langue ». Et ils ajoutent : « La France est notre ennemi éternel mais nos familles et nos enfants y vivent…parce qu’on est patriotes. On aime l’Algérie ! » ; « Nos familles et nos enfants s’expriment en français…parce qu’on aime la langue arabe : la langue d’Adam, du Prophète Muhammad et du Paradis ». L’Algérie moisie est le nom de cette névrose qui a pour programme politique la traduction des panneaux d’indication d’une langue à une autre. Quelle « grandeur politique et intellectuelle ! ».
II. Les derniers des hommes
Dans une conférence datant de 1937 à Alger, Albert Camus disait que l’Afrique du Nord est l’un des rares pays où cohabitent l’Orient et l’Occident, harmonieusement. Ce constat est valable pour tous les pays d’Afrique du Nord, et pour l’Algérie particulièrement. Surtout par les temps qui courent et où la médiocrité est reine ! Cette sagesse camusienne est plus que nécessaire : elle est vitale.
De quelle façon l’Orient et l’Occident cohabitent harmonieusement en Afrique du Nord ? Pouvoir lire la poésie débordante d’Abu Nawas (747 ou 762-815) ou la prose sèche et révoltée d’Al Ma’arri (973-1057) dans le texte est une chance immense, un privilège ; pouvoir apprécier l’exubérance langagière d’un Rabelais (1483 ou 1494-1553) et lire l’incommensurable styliste qui est Flaubert (1821-1880) dans le texte est plaisir pour les yeux, réjouissance pour l’esprit. Avoir dans son répertoire artistique et littéraire des hommes comme Mohamed Dib, Mouloud Mammeri, Albert Camus et Kateb Yacine : c’est de la dynamite. La rencontre de l’Orient et l’Occident en Afrique du Nord, c’est la cohabitation de ses différents héritages de la pensée universelle. Ces héritages, c’est Nous. Il n’est guère souhaitable de mettre les drapeaux nationaux sur les livres et les œuvres, comme le disait Kateb Yacine.
J’ai besoin, nous avons besoin, d’Abu Nawas, d’Al Ma’ârrî comme de Rabelais et de Flaubert. J’ai besoin, nous avons besoin, de Khalil Gibran, de Mahmoud Darwich, de Nizar al Qabani et d’Adonis comme de Mohamed Dib, de Mouloud Mammeri, d’Albert Camus et de Kateb Yacine. J’ai besoin, nous avons besoin, d’Ibn Rushd (1126-1198), de Maïmonide (1138-1204), d’Ibn Sina (980-1037), d’Ibn Kammuna (début XIIIe-1284), de Spinoza (1632-1677) et non d’Ibn Taymiyya (1263-1328), de Mohammed ben Abdelwahhab et de Sayyid Qutb.
J’ai besoin, nous avons besoin, de toutes les langues du monde ; je n’ai que faire, nous n’avons que faire d’une langue encagée dans un Livre, dans un dogme intangible. Je n’ai que faire, nous n’avons que faire d’une langue appauvrie et sclérosée par des incantations superstitieuses. La langue kidnappée par les directeurs de conscience ne sert à rien. Elle inféconde, stérile. Son « incarnation » est une désincarnation : dans le monologue prêché solitairement du haut d’une montagne par les derniers des hommes.
III. « Le Meilleur des mondes » est « le Pire des mondes »
Substituer la langue de certains panneaux d’indication par une autre n’a jamais rien changé – et ne changera jamais rien – à l’état du monde et des hommes. La croyance superstitieuse consistant à voir dans la langue française l’incarnation du mal restera dans les annales de la bêtise humaine. Elle est le témoignage irréfutable du ressentiment postcolonial érigé en vertu indépassable, en programme politique désastreux : « nos échecs ne sont pas nos échecs. C’est les échecs des autres tout en étant les nôtres. Mais on est responsables de rien ». Bienvenue au « Meilleur des mondes » qui est le « Pire des mondes ».