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L’Algérie sans volant : chronique d’un sabotage organisé

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Depuis près de six ans, l’Algérie vit une situation paradoxale : un pays qui exporte des milliards de dollars d’hydrocarbures n’arrive pas à garantir à ses citoyens un marché automobile fluide et accessible. Là où ailleurs l’achat d’une voiture relève de la consommation ordinaire, ici il devient un privilège rare, coûteux, presque inaccessible. Ce paradoxe n’est pas anodin.

La crise automobile ne relève pas d’un simple déséquilibre de marché ou d’une succession d’erreurs techniques : elle dit quelque chose de profond sur la nature du système politique et économique algérien. Car si le problème persiste, c’est que sa résolution n’est pas empêchée par le manque de moyens mais par une logique de verrouillage.

L’automobile, dans l’Algérie contemporaine, n’est pas seulement un objet mécanique, elle est devenue un instrument politique, un levier économique, un symbole social. 

Étudier cette crise, c’est donc décortiquer le rapport de l’État à l’économie, la manière dont il gère la rente et, au-delà, la façon dont il entend encadrer la société.

Les origines immédiates (2017-2019)

La crise automobile en Algérie trouve ses racines dans une décision d’apparence technique mais de portée politique : le gel des importations décidé à partir de 2017. Officiellement, il s’agissait de limiter l’hémorragie des devises après la chute des prix du pétrole de 2014.

Le gouvernement expliquait que l’Algérie ne pouvait plus se permettre de dépenser plusieurs milliards de dollars par an pour importer des véhicules. La mesure, présentée comme conjoncturelle, a en réalité ouvert une période de blocage structurel.

Pour compenser cette restriction, les autorités ont encouragé à marche forcée le montage local. Renault, Volkswagen, Hyundai, Kia et d’autres ont été autorisés à ouvrir des usines d’assemblage. Mais ces projets n’étaient pas de véritables industries automobiles : ils se limitaient à assembler des kits importés (SKD/CKD), avec un taux d’intégration dérisoire. En réalité, il s’agissait d’une importation déguisée, plus coûteuse encore, mais qui permettait à certains oligarques proches du pouvoir de capter la rente sous une forme nouvelle.

L’illusion a duré peu de temps. Avec le déclenchement du Hirak en 2019 et la chute du régime Bouteflika, plusieurs oligarques du montage automobile ont été poursuivis pour corruption, et leurs usines ont fermé les unes après les autres.

Résultat : en l’espace de deux ans, le pays est passé d’un marché automobile de plus de 400 000 véhicules par an à presque zéro. Ainsi, la crise ne vient pas seulement d’une pénurie accidentelle.

Elle est née d’un mariage entre un choix économique de rationnement et un choix politique de purge. Le premier a coupé l’Algérie de son marché extérieur ; le second a détruit le substitut interne sans alternative crédible. Dès 2019, la pénurie s’installait, et avec elle la flambée des prix sur le marché de l’occasion.

Causes structurelles et profondes

Si la crise automobile s’est enclenchée entre 2017 et 2019, sa persistance jusqu’à aujourd’hui révèle des causes plus profondes que les seules décisions conjoncturelles. Ces causes tiennent à la nature même de l’économie algérienne et à la logique de pouvoir qui la gouverne. Depuis l’indépendance, l’Algérie vit sous le régime de la rente pétrolière. L’automobile, comme d’autres secteurs de consommation, a toujours été pensée comme un produit d’importation et non comme un levier de développement industriel.

L’expérience des usines d’assemblage l’a montré : aucune stratégie d’intégration nationale, aucun plan d’accompagnement pour créer un tissu de sous-traitants locaux. Tant que la rente existe, l’importation reste plus facile que la production. Résultat : à la moindre restriction sur les devises, tout le marché s’effondre. Dans les économies ouvertes, l’automobile est un secteur autonome, où l’État fixe les règles et où les acteurs privés investissent. En Algérie, c’est l’inverse : l’État se réserve le droit de décider qui peut importer, qui peut assembler, qui peut distribuer.

Les agréments sont des privilèges, non des licences commerciales ordinaires. Cette logique fait que l’économie n’est pas un espace d’initiative, mais un champ de récompenses et de sanctions, au service de la reproduction du pouvoir. 

Au-delà de l’économie, il y a une donnée politique plus subtile : la voiture n’est pas seulement un objet de consommation, elle est un symbole de liberté individuelle et d’ascension sociale. Avoir une voiture, c’est être moins dépendant du transport public défaillant, pouvoir travailler ailleurs, circuler librement. Une société motorisée est une société plus mobile, donc plus difficile à contrôler. La rareté organisée des véhicules maintient la population dans une dépendance matérielle et psychologique.

En somme, la crise automobile n’est pas un accident : elle est la conséquence d’une culture rentière, d’un pouvoir qui verrouille l’économie et d’une peur structurelle de l’autonomie sociale. Ces trois facteurs expliquent pourquoi, six ans plus tard, le problème reste entier, malgré les annonces successives de « solutions » qui ne voient jamais le jour.

Enjeux géopolitiques et stratégiques

La crise automobile en Algérie n’est pas seulement une affaire interne. Elle s’inscrit aussi dans un rapport de forces géopolitique où le marché algérien sert de monnaie d’échange et de terrain de négociation. L’Algérie hésite entre plusieurs options : rouvrir son marché aux constructeurs européens, déjà bien implantés (Renault, Volkswagen, Peugeot) ; s’orienter vers l’Asie, notamment la Chine et la Corée du Sud, qui offrent des véhicules moins chers ; ou tenter de bâtir une véritable industrie nationale.

Mais au lieu de trancher, le pouvoir entretient une ambiguïté calculée. Cette hésitation lui permet de garder la main dans les négociations et de présenter chaque ouverture comme un “gain” diplomatique. Attribuer un agrément à une marque étrangère n’est pas une décision purement économique : c’est souvent un signal politique.

Ouvrir la porte à Fiat (Italie), à Volkswagen (Allemagne) ou à JAC/Chery (Chine), ce n’est pas seulement introduire des voitures, c’est aussi sceller un partenariat plus large : infrastructures, énergie, appuis diplomatiques.

Le marché algérien des voitures devient ainsi un outil de marchandage dans la politique étrangère.

La crise automobile est aussi une conséquence de la dépendance structurelle aux hydrocarbures. Chaque importation massive de voitures pèse lourdement sur la balance commerciale. Dans les années de vaches maigres (2014-2020), limiter les importations automobiles a servi de soupape pour préserver les réserves de change.

Aujourd’hui encore, malgré le rebond des prix du pétrole, le pouvoir préfère garder une marge de manœuvres plutôt que de libérer totalement le marché. Ainsi, la crise automobile est devenue un outil de politique étrangère et un instrument de régulation financière.

Laisser la société dans la pénurie permet de renforcer la capacité de négociation de l’État, aussi bien vis-à-vis des partenaires étrangers que dans la gestion de ses équilibres budgétaires internes.

Gagnants et perdants

Dans toute crise prolongée, il y a ceux qui en souffrent et ceux qui en tirent profit. Le secteur automobile en Algérie illustre parfaitement cette logique : la pénurie n’est pas un vide, elle crée de nouvelles formes de rente. L’attribution d’agréments d’importation est devenue une arme politique.

Quelques opérateurs triés sur le volet bénéficient du monopole de fait sur des marques étrangères. Loin d’instaurer une véritable concurrence, ce système fabrique de nouvelles clientèles économiques, liées au pouvoir, qui profitent de l’ouverture parcellaire du marché. La rareté maintenue donne à ces importateurs un pouvoir exorbitant : fixer les prix, gérer les délais, contrôler l’offre.

En l’absence d’importations massives, le marché de l’occasion a explosé. Des véhicules de dix ou quinze ans s’échangent à des prix délirants, parfois équivalents à des voitures neuves en Europe. 

Cette situation a fait émerger des intermédiaires, spéculateurs et courtiers qui prospèrent sur la crise. Pour eux, plus la rareté dure, plus la marge est grande. La voiture est devenue un actif spéculatif, un capital à valoriser, plutôt qu’un simple moyen de transport.

Les grands perdants sont évidemment les citoyens ordinaires. Le prix d’une voiture neuve dépasse largement le pouvoir d’achat moyen. Le marché de l’occasion, au lieu d’offrir une alternative, aggrave la pression financière. Pour beaucoup, posséder une voiture est devenu un luxe inaccessible. La frustration est d’autant plus forte que les voitures existent dans les ports et chez les concessionnaires, mais l’État en régule la distribution par à-coups.

La population est ainsi maintenue dans une attente permanente, oscillant entre espoir et désillusion.

Une crise comme miroir du système algérien

La crise automobile dépasse de loin la question des voitures. Elle révèle, comme un miroir grossissant, les logiques profondes qui gouvernent l’Algérie. Dans de nombreux pays, la voiture est un bien de consommation courante. En Algérie, elle est devenue un marqueur social et un instrument d’autonomie. Posséder un véhicule, c’est s’émanciper des transports publics défaillants, pouvoir travailler à distance, élargir son horizon de vie.

La pénurie organisée a transformé cet objet en privilège inaccessible pour beaucoup, créant une fracture visible entre ceux qui accèdent à la mobilité et ceux qui en sont privés. Ce qui frappe dans la gestion de ce dossier, c’est la constance avec laquelle le pouvoir entretient la rareté. Importations ouvertes par à-coups, agréments distribués au compte-goutte, annonces sans lendemain : tout est fait pour maintenir la société dans un état d’attente et de dépendance.

La crise automobile n’est donc pas un accident, mais une méthode de gouvernance : frustrer pour mieux contrôler, restreindre pour mieux distribuer.

Au lieu de concevoir l’économie comme un espace productif et autonome, le système algérien la réduit à une fonction politique : maintenir l’ordre social et reproduire le pouvoir.

Dans cette logique, un secteur bloqué peut être plus utile qu’un secteur prospère, car il crée de la rareté que l’État se charge ensuite de réguler. L’automobile devient ainsi une métaphore : le citoyen n’avance pas, non pas parce que les moyens manquent, mais parce que le frein est tenu par le pouvoir.

Conclusion

La crise automobile en Algérie n’est pas une péripétie passagère ni un simple problème technique. Elle est la manifestation concrète d’un système politique et économique où la rente et le contrôle priment sur la production et la liberté individuelle.

Six ans de pénurie, six ans de frustrations populaires, six ans de spéculation et de monopoles révèlent un pays où les décisions économiques sont subordonnées à des logiques de pouvoir, et où le citoyen est maintenu dans un état de dépendance. Ce qui aurait pu être un secteur moteur pour l’emploi, l’innovation et l’industrie locale est devenu un instrument de régulation sociale et politique.

La voiture, au lieu de circuler librement, reste un privilège surveillé, rationné et stratégique.

La crise, en définitive, ne touche pas seulement l’automobile : elle touche l’idée même de mobilité, de choix, et plus largement la capacité des Algériens à s’émanciper. 

Analyser cette crise, c’est donc comprendre l’Algérie d’aujourd’hui : un pays riche en ressources, mais dont la société et l’économie sont verrouillées par un pouvoir qui préfère contrôler la rareté plutôt que de promouvoir l’abondance et l’indépendance.

La voiture devient ainsi, paradoxalement, un symbole de ce que le citoyen peut ou ne peut pas obtenir, et un révélateur impitoyable des failles d’un système qui organise ses contraintes plus qu’il ne cherche à les résoudre.

Hassina Rabiane

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