L’enfant passe sa journée à l’école et dans la salle de classe, c’est indéniable qu’il apprend l’arabe classique et qu’il la maîtrise dans ses fondamentaux. Voilà qu’à la récréation, curieusement, il dit à son camarade « Aomar, aâtini el balone ».
Puis il retourne en classe retrouver l’autre langue, dans ses savoirs, son écriture de droite à gauche et son histoire. Et quand retentit la sonnerie de la libération, il dit spontanément à son parent qui l’attend « rani ji3ane ».
Voilà des journalistes qui s’expriment à l’écran dans un langage et une tonalité qui ferait réagir ma grand-mère s’il elle était encore vivante « Des Egyptiens sont recrutés à la télévision ? ».
Puis, dès que l’antenne est coupée, instinctivement le ou la journaliste s’adresse au technicien « Ya khouya, la lumière, ça va pas, rak tdir n’importe quoi ! ».
Le monsieur est assis sur une terrasse d’un café, le journal en langue arabe ouvert entre ses deux mains, il appelle le serveur et lui dit «Hamza, jibli coucacoula ».
Et nos amis berbérophones qui cumulent le tout et écoutent cela avec la hauteur millénaire. Il est indéniable que c’est la langue originelle et qu’ils supportent l’encombrement par rajout de la langue arabe classique. .
Ce drame est l’un des sujets qui me tourmentent le plus et qui n’est pas prêt de se refermer dans la blessure faite à notre adolescence, pourtant prometteuse à l’époque. Ils nous avaient dit qu’ils allaient nous remettre dans le droit chemin de nos racines perdues. Franchement, on aurait dû prendre un GPS, c’était plus sûr d’y arriver.
Comment qualifier une langue qui ne s’utilise pas dans le quotidien d’une population ? Moi, je l’appelle une langue morte car elle aura le même destin à long terme que celui du latin. Les érudits et les ecclésiastiques (qui étaient pour une grande part les mêmes) s’exprimaient, écrivaient et dirigeaient le culte en latin, une langue que personne ne pouvait utiliser dans le quotidien. Elle est morte.
J’avais eu le plaisir en 2020 d’être publié dans ces mêmes colonnes pour un article titré « L’arabe classique est une langue morte ».
Mais ce n’est pas tout, voilà que le gouvernement algérien veut que l’anglais s’étudie à l’université. Alors je m’étais dit que cela était étonnant d’être annoncé comme nouveau puisque le renforcement de la pratique en anglais s’est toujours fait à l’université. Non, m’a-t-on répondu, l’anglais devra être plus que cela, soit une langue des apprentissages académiques du cycle universitaire.
L’enfant à la récréation devra donc dire « Omar, take me the ball », la journaliste à la télévision « good morning, I will tell you the news » et notre brave lecteur sur la terrasse du café « Please, Hamza, one Coke ! ». Mais il y a toujours des irréductibles de la langue française, les « comme il a dit, lui ! ».
C’est un désastre, une catastrophe, un crime intentionnel que cette tchekchouka des langues. Une langue, c’est la base communicationnelle de tout, elle est le support écrit et oral d’une civilisation qui crée, communique et transmet. Qu’adviendra-t-il de l’Algérie dans le demi-siècle qui arrive ?
“who knows” me diront l’universitaire et la présentatrice, « allah âalem » me dira le copain de Aomar et « tzagat ! » me répliquera ce brave lecteur au journal ouvert sur la terrasse, avec un couka coula.
Et pour finir ma défunte grand-mère dira avec malice de là-haut « vous avez noué le nœud avec vos mains, défaites-le avec vos dents ». Quant à moi, je n’ai pas de solution, j’ai assez souffert dans l’adolescence avec cette grande plaisanterie pour avoir encore la force d’en donner une au pied de cette tour de Babel effondrée.
À mon âge on commence à préparer ses bagages pour rejoindre la grand-mère. Je l’embrasserai et lui dirai dans la seule langue qu’elle connaisse, que je l’aime car elle est parmi mes vraies racines.
Boumédiene Sid Lakhdar, enseignant retraité