« Nous avons été les premiers à mourir entre les mains de cette organisation terroriste. Nous ne sommes pas eux. Nous ne sommes pas des criminels. Vous, Occidentaux, devez savoir que vous nous tuez une deuxième fois en nous associant à nos assassins. Notre Raqqa, nous l’avons perdue à jamais. Mais c’était notre ville ». Souad, médecin.
Le nom de « Syrie » est aujourd’hui synonyme de ruines. Je ne veux dire aucunement les sublimes ruines que contemplait jadis Volney (1791), mais les ruines désolées d’un pays possédé, physiquement et métaphysiquement, par une tyrannie héréditaire, celle des Assad, leurs alliés, complices et courtisans. Par les temps sombres habitant les ruines de Palmyre, la Syrie est devenue l’allégorie d’une humanité déchue et niée sur sa propre terre. De l’histoire de cette déchéance, L’Asphyxie. Raqqa, chronique d’une apocalypse, le livre très courageux de Hussam Hammoud et Céline Martelet, nous livre un aperçu, un fragment d’un enfer terrestre.
Raqqa avant le déluge de la terreur
La vie était douce, paisible à Raqqa. Bachir lisait paisiblement ses classiques, Hugo et Hemingway, et vivait dans l’insouciance. Il avait sa bibliothèque. Il était heureux. Mais, après le soulèvement contre le régime de Bachar al-Assad, confesse Adam, tout « est allé trop vite ». Après sa libération du joug du régime syrien, les signes du chaos se sont très tôt manifestés. Libérée, la ville n’était gouvernée par personne. Hussam, après l’enthousiasme et l’immense joie des premiers temps de la libération de la ville des mains du régime des Assad, a vite compris qu’il était en train de perdre sa révolution, à partir du moment où ceux qui se dénomment les « moudjahidines »[1] ont déferlé sur Raqqa, mais aussi sur une grande partie des territoires du pays, pour confisquer et réprimer dans le sang la révolution démocratique syrienne.
Le déluge de la terreur sonne le glas
Mai 2013. Une voiture piégée explose à l’entrée de la gare de Raqqa. L’État terroriste qui se dit « islamique » (Daech) annonce son arrivée. C’est l’ouverture du cycle toujours ouvert du terrorisme. Désormais, les Raqqaouis ne peuvent compter que sur eux-mêmes, dans l’indifférence scandaleuse du reste du monde, les États arabes au premier chef. Au mois de juin, la situation empire.
Les discours antichrétiens fusent et la torture se systématise. Un dénommé Aboud est enlevé par les terroristes. Deux semaines après son enlèvement, témoigne son ami Adham, il est revenu, presque méconnaissable. Il était dans un état lamentable, terrible. Torturé durant sa captivité, il a relevé son tee-shirt : « Sa peau était de toutes les couleurs. C’était inimaginable. En fait, il a servi d’exemple : ils l’ont laissé sortir pour nous montrer ce qu’ils étaient capables de faire. C’est ça, la terreur ».
Janvier 2014. La ruine de Raqqa est actée. La guerre n’épargne personne. Hamza, artiste et photographe, vivait une vie enchantée au bord des eaux pures de l’Euphrate, avant l’arrivée de la peste noire qui se nomme « Daech ». Il aimait son métier, il voulait saisir l’humanité dans et par la photographie : « Je me sentais plutôt comme un artiste qui capturait la beauté de l’instant sur le visage des gens, dans les objets, aussi ». D’où vient cet éros du meurtre ? Hamza, sur les pas du docteur Rieux dans La Peste, en donne une explication : les gens « …sont capables de tuer : il y a une mauvaise graine, un attrait pour le crime, caché dans un coin, au fond de beaucoup de gens. Cette graine avait juste besoin de Daech pour germer ». Hamza a bien résumé la situation : l’État terroriste est venu « restaurer le règne de Dieu et sa Loi sur terre » en pillant les hôpitaux !
Raqqa aux mains de l’État terroriste qui se dit « islamique »
Les années 2014 et 2017. On ferme tout, on interdit tout. Destruction et déflagration. L’enseignement universitaire disparaît, les écoles transformées en fast-food par des « moujahiddines » venus d’Europe, vivant drogués au jour le jour. Zouhour, se voyant sans université ni lieu d’étude, a fait ses adieux à sa liberté. Hamza a bien résumé ses quatre années d’apocalypse : « …la mort était partout. Nous mangions et buvions chaque jour à côté de la Faucheuse ».
La souffrance des femmes est incommensurable. Mais elles se révoltent contre la volonté d’effacement, de leur personne et de leur corps. Souad éructe contre la burqa qui a fait d’elle « un être inférieur ». Inas l’a « rageusement retiré » après avoir quitté Raqqa. Quant à Zouhour, elle a diagnostiqué avec brio l’obsession des terroristes pour le corps féminin : « Marcher avec le niqab, croyez-moi, c’est une humiliation ».
Les années 2015 et 2016. Une humanité défigurée, une saignée humaine. Le père d’Ahmed, l’historien de Raqqa ayant écrit plus de quarante livres sur l’histoire de la ville, pour éviter l’égorgement, a dû brûler l’ensemble de sa bibliothèque : « Près d’un millier de livres sont partis en fumée, regrette Ahmed ». Le sort de la grande bibliothèque de Raqqa sera pareil à celui de bibliothèque de l’historien : avec ses livres innombrables, les terroristes ont allumé un autodafé ayant duré cinq heures. Des livres pour affronter le vol de l’histoire, sa destruction.
La mort est partout, l’amour nulle part. Aussi l’exode et ses déchirements, le venin de l’exil, le « syndrome du survivant », enfin, le suicide. Et cela sans oublier les décapitations, pour parachever le règne de l’inhumanité. Ce fut le cas d’Ammar qui a vu les terroristes brandir les têtes coupées de ses amis – Oussama, Ihsan et Nihad – en disant : « Voici le sort qui attend tous ceux qui s’opposent à l’État islamique ! ». Ils sont les témoins de la liberté !
Restent les ruines de l’Homme
La coalition internationale bombarde et détruit Raqqa en 2017. Résolument plus efficace et atroce que « Daech », par ses frappes aériennes, dans le massacre des civils, témoigne Oussama, elle a laissé aux Raqqaouis un océan de ruine et de cendre. L’interventionnisme tue et détruit plus que le terrorisme et la dictature. Mais la vie continue. Le cancer de la guerre ronge encore Raqqa, la Syrie. Sa fin n’est qu’un simulacre. Zouhour confesse que sa jeunesse est à jamais perdue. La guerre lui a tout volé. Dépossédée de tout, elle avoue : « je ne sais pas ce qu’aimer veut dire ». Elle doute même de l’existence d’un tel sentiment. Dix sombres années de haine. Un tableau transfiguré, déchiqueté. Quant à Tareq, il essaie d’oublier « Daech » par la drogue, le seul remède qu’il a trouvé pour coexister avec le spectre du terrorisme.
Reste des dépossédés, des déracinés. Maisons, cimentières, mosquées et églises en ruines. Hôpitaux, écoles et bibliothèques aussi. L’Homme n’est plus à Raqqa et en Syrie. L’Homme est mort.
Faris Lounis, journaliste
*Hussam Hammoud & Céline Martelet, L’Asphyxie. Raqqa, chronique d’une apocalypse, trad. de l’arabe (Syrie) par Marcel Alin, Paris, Denoël, 2022, 180 pages., 18 €.
Notes
[1] Combattants terroristes qui ont pris les armes, au nom de l’une des interprétations les plus intégristes des textes fondateurs de l’islam, et pour des raisons absolument profanes (lire à ce sujet : La Question syrienne, 2016, de Yassin al-Haj Saleh ; Irak, la revanche de l’histoire. De l’occupation étrangère à l’Etat islamique, 2015, de Myriam Benraad) pour combattre et tuer dans l’œuf la révolution démocratique syrienne.