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Le bon sentiment, un faux-ami de la réconciliation

Dialogue.

Dialogue. Image par Stefan Keller de Pixabay

Le cœur est muet, seul un autre cœur peut l’entendre et comprendre son langage. Mais lorsqu’il devient bavard, il remplace alors la fonction de la langue. Et celle-ci est porteuse des bons sentiments à un instant et des pires à un autre.

Lorsque j’entendais une personne dire à une autre avec un regard qui se voulait conciliant, « il faut qu’on discute avec franchise et fraternité », accompagné d’une voix qui trahissait l’effort douteux de discussion, je voyais les nuages orageux s’agglomérer dans le ciel.

La question d’aujourd’hui est de savoir si les sentiments sont les meilleurs conciliateurs des relations humaines pour un conflit intense. Les conflits mineurs, marginaux et futiles, sont exclus de cette réflexion car la réponse est positive dans une majorité des cas.

Pour répondre à la question il faut partir d’une autre question préalable. Le conflit est-il inévitable et même, a-t-il une fonction de régulation indispensable ?

Certains considèrent, comme Émile Durkheim, que le conflit est un obstacle à la bonne relation des rapports humains. Ils estiment que les sentiments sont inhérents à l’humain dans la vie en société et qu’ils sont la balance perpétuelle pour son équilibre et dépasser l’état animal. Pour eux, le compromis et la compassion apaiseraient les rapports conflictuels.

D’autres, comme Marx, considèrent le conflit comme un facteur important de la dynamique du lien social. Pour eux il est paradoxalement la seule voie vers les changements car les rapports humains de force inévitables empêchent la sérénité par un sentiment naïf d’égalité et de confiance.

Dans ce questionnement intervient ainsi le sentiment car il est celui qui ordonne à l’instinct humain de prendre l’une des deux voies. Très loin de moi l’idée de cautionner une doctrine qui a eu pour conséquence des millions de morts. Pour autant je me positionne en contradiction  avec la première voie plus que je n’adhère à la seconde.

Mais comment peut-on dire cela ? Le dialogue, les explications franches et les paroles partagées sont pourtant considérées comme le signe d’une société apaisée. C’est ce que nous apprend la pensée humaniste, c’est même la base de sa doctrine.

L’explication est qu’il ne faut jamais mettre les sentiments en médiateur d’un conflit, à fortiori lorsque la plaie est profonde. Le sentiment est toujours furtif, il est le fait d’un état ponctuel et donc passager. Lorsqu’il s’exprime, c’est notre fameuse langue si versatile qui entre en jeu. On ne peut lui faire confiance pour une certitude d’apaisement.

L’émotion se décline entre le bon et le mauvais, le souci est qu’elle est instinctive et ne repose que sur des ressorts difficiles à stabiliser.

Si les défenseurs de la première thèse avaient totalement raison, nous le saurions depuis des millénaires. Il n’y aurait presque plus de guerre, plus de litiges diplomatiques, plus de confrontations et plus de chamailleries dans les cabinets notariaux pour le partage des successions.

Alors comment faire ? Comme toujours c’est la raison et la conciliation des intérêts qui sont les garants d’une stabilité des relations, qu’elles aient pour conséquence une parole donnée ou une résolution écrite. Le sentiment qui refuse l’idée de conflit est un biais trompeur.  

Les deux affirmations ne garantissent pas, elles-aussi, une certitude dans le règlement des litiges mais elles offrent une sortie plus solide.

Pourquoi ? Tout simplement parce que les intérêts réciproques sont très souvent à l’origine des conflits. Les résoudre sans se référer aux causes nées de leur origine aurait pour conséquence de les enfouir au fond de soi et de nourrir des rancœurs encore plus fortes. Elles sont dangereusement dissimulées derrière le sentiment. Si nous suivons aveuglement cette utopie, chacun aurait une plus grande méfiance sur la préservation de ses intérêts.

Croire au bon sentiment pour résoudre un conflit à haute intensité est certainement la preuve de l’honneur et de l’humanisme. On ne pourrait que s’en réjouir mais hélas, le risque d’une façade fragile menace toujours l’effondrement d’une confiance qui se produira, tôt ou tard.

Dissimuler les rancœurs et passer outre leur prise en compte est ainsi la meilleure façon de les perpétuer. Attention, ne jamais se méprendre sur cette position qui choquerait la bonne moralité. Elle ne cautionne pas les conflits et les violents règlements de compte, elle tente tout au contraire de les éviter au mieux possible.

Où je voulais en venir ? Eh bien à l’une des approches humaines très ancienne, c’est le droit qui est le meilleur conciliateur des rapports humains. Il ne se dissimule pas, il prend en compte les réalités humaines et en garantie l’acceptation, autant qu’il le peut et qu’il est entre les mains d’une démocratie.

Le droit civil n’aurait aucune raison d’exister si les embrassades et les effusions étaient la certitude d’une sortie si simple d’un conflit.

Le droit donne l’apparence de la froideur et de  l’inexistence du bon sentiment. Il est pourtant un meilleur arbitre car l’impartialité lui interdit d’en avoir. Dans le cas contraire, il serait sans aucune force, sans aucune crédibilité.

L’intervention de celui-ci doit être, autant que possible, pris en compte très tôt par un accord formel qui nous rappelle à l’adage, « les bons comptes font les bons amis » ou  « il vaut mieux un bon accord qu’un mauvais procès ». L’erreur est de penser qu’il est honteux d’en arriver aux procédures formelles, c’est-à-dire contractuelles, entre des personnes qui auraient un lien familial ou amical.

La langue aux paroles prolixes prend toujours la place du cœur, elle l’étouffe et ne lui laisse souvent aucune chance de se découvrir aux autres. Le droit s’interdit de laisser seul le sentiment,  livré à lui-même, créant ainsi une porte aux dissimulations, hypocrisies et rancœurs dont il sait parfois faire preuve et d’en arriver au pire par la loi du plus rusé.

L’auteur de cet article a tout autant de cœur que n’importe quel humain. Il ne faut pas avoir peur, le bon sentiment sera toujours présent et contribue à l’humanisme des sociétés, il est indispensable. Mais une société sans l’arbitrage du droit est une utopie dangereuse aux mains de l’arbitraire.

Sid Lakhdar Boumediene

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