Mercredi 21 juillet 2021
Le chant de l’oralité ou cheikh El-Okbi dans le collimateur des poètes kabyles
Si Lhadj Saïd Djerrabi
Porteur de traces de l’expression populaire, le chant kabyle de l’oralité a traité, à travers le temps, de différents sujets sociaux et politiques. C’est effectivement le cas de certains chants religieux et mystiques villageois qui ont traversé les générations.
En fins observateurs, les poètes mystiques de la première moitié du XXe siècle, soucieux de témoigner sur l’état de leur société, en dignes héritiers des insurgés de 1871 exhortés par cheikh Aheddad, avaient exprimé des avis qui viennent conforter le discours de certains historiens contemporains et autres intellectuels préoccupés par notre passé commun.
Il n’est pas question ici de prétendre que l’ethnomusicologie dont je m’occupe peut s’immiscer sans conséquence des questions d’histoire. Pourtant, porter à la connaissance du public quelques strophes chantées, héritées du passé, peut objectivement éclairer les esprits et étayer le débat citoyen.
Pour illustrer le propos, convoquons deux poètes de Kabylie qui ont marqué leur époque, d’une part, et un historien dont il est difficile de remettre en cause l’objectivité, d’autre part.
Le premier poète est Si El-Hadj Sâid Djerrabi (1883-1946) originaire de Alma Ou-Guechtoum (Ath Flik – Azeffoun). Ce poète, dont le nom et la poésie circulent toujours dans les milieux soufis de la Rahmania de Kabylie, a traité de nombreux sujets. Il nous a légué un corpus de plus de 5000 vers dont une bonne partie est encore chantée de nos jours.
Le second est une poétesse peu connue dans les milieux soufis. Il s’agit de Lla Ferroudja des Aït-Belkacem de la famille élargie de Cheikh Mohand ou-Lhocine de Taqa Aït-Yahia. Bien que décédée au cours de la guerre de libération, plus de 70 sixains de sa poésie ont été sauvés de l’oubli grâce au regretté El-Hadj M’hand Bouslimani (1912-1999), akhouni soufi de Djemâa Saharidj qui les a transcrits sur un registre jalousement gardé par sa famille. Lui-même, poète reconnu, fut dans sa jeunesse l’un des nombreux émules du poète Si Lhadj Sâid Djerrabi.
Quant à l’historien, il s’agit du regretté Mahfoud Kaddache (1926-2006), dont la qualité des travaux sur le nationalisme algérien est largement reconnue par ses pairs.
Après avoir composé des strophes sur l’emprise exercée sur son peuple par la colonisation française dont il a dénoncé certains travers, Si Lhadj Sâid Djerrabi a porté un jugement assez sévère sur l’un des Oulamas que fut Cheikh Tayeb El-Okbi (1889-1960).
Ce poète avait dénoncé la pression exercée sur une frange de la société de l’époque par Cheikh El-Okbi, membre de l’Association des Oulamas. Dans le sixain suivant, extrait de mon livre Chants et poèmes de la Kabylie dans la lutte de libération. Algérie 1954-1962 (ouvrage à paraitre), il dit :
1- Albɛaḍ elbbas’ṛ-is yaɛma, yeţnamar wid-ak yeɣṛan
2- Yif-it w-ezgger lefhama, issen w is i ţgen leḥsan
3- Y-erra-y-as’n El-Lɛuqbi ṣṣṛima, ṛuḥen d w-ebrid n ecciṭan
I. 1. L’Un qui a l’esprit aveuglé, s’oppose aux instruits
2. Un bœuf le surpasse en intelligence, car lui au moins sait qui lui fait du bien
3. El-Okbi leur a mis la bride, les voilà qui cheminent sur la voie de Satan
La position du poète vis-à-vis d’El-Okbi s’explique par le fait que ladite Association des Oulamas s’était scindée en deux. Par ce poème, le poète dénigre la voie prise par le clan de cheikh El-Okbi.
M. Kaddache explique la position de certains Oulamas vis-à-vis de la France coloniale. Ceux-ci proposent au peuple de s’y soumettre. Dans Histoire du nationalisme algérien. Tomes I et II (seconde édition). Alger, ENAL, l’auteur écrit (tome I, 1993 : 334) :
– Les Oulamas très prudents à leurs débuts prirent figure d’opposants à partir du moment où ils se séparèrent des éléments pro-maraboutiques et où ces derniers créèrent l’association des Oulamas sunnites.
Il donne plus loin (ibid. : 335) une autre indication en citant l’extrait d’un propos d’Al-Okbi. Il écrit d’abord :
– A la question de savoir si le musulman peut obéir à une souveraineté non musulmane, la réponse d’Al-Okbi resta non seulement très prudente, ce qui était fort compréhensible, mais alla au-delà de la prudence :
Puis il cite Al-Okbi :
– Beaucoup de règles relatives à cette question ont été édictées par le Coran, Dieu dit qu’il est le seul maître des destinées des hommes et qu’il met l’autorité souveraine entre les mains de tel ou tel peuple selon son vouloir. D’autre part, il nous donne d’observer strictement la parole donnée et les traités passés, même avec les non-musulmans. Dans ces conditions, un peuple musulman placé sous l’autorité d’un peuple en vertu de conventions ou de traités doit soumission et obéissance à ce peuple, surtout lorsque celui-ci le traite avec humanité, justice et équité.
Tayeb El-Okbi est également mentionné dans un autre poème attribué à Lla Ferroudja des Aït-Belkacem des Aït-Ahmed (Taqa Aït-Yahia). Cette poétesse dénonce à sa façon le fait que « certains soient attirés par le clan – çof – d’El-Okbi » – poème extrait de mon livre Icewwwiq aÒufi. Amlili l-lexwan t-tudar (Autoédition, Paris 2018 : 169) :
1- A lmumnin well’h ar nenṭṭaṛ, ula d yiw’n ur d-i-mmekti
2- Eṭṭayfa meẓẓi meqqwaṛ, ennḥas alla yeţzidi
3- Ɛemmden i w-jajiḥ n ennaṛ, ibbwi-t’n eṣṣef El-Lɛuqbi
I. O croyants ! Par dieu nous souffrons, et personne pour se souvenir
2. Parmi les petits et les grands, la jalousie est croissante
3. Se risquant aux flammes du brasier, ils sont attirés par le clan d’Al-Okbi
Ces poèmes qui datent des années 1930 donnent une idée de la façon dont les poètes kabyles avaient tiré la sonnette d’alarme à propos des Oulamas vis-à-vis de la France coloniale à travers la mise à l’index de l’un des leurs, à savoir cheikh Tayeb El-Okbi.
Pour aller plus loin :
L’ethnomusicologue Mehenna Mahfoufi organise samedi prochain une rencontre-dédicace à la librairie Blanqui 13 située au 85, bd Auguste Blanqui, Paris. De 10h à 13h et de 16h à 19h.