Mercredi 5 juin 2019
Le dialogue, oui, mais pour quel objectif ?
Parlant au nom de l’Etat-Major, le général Gaïd Salah a appelé à l’ouverture d’un dialogue pour sortir de « la crise » qui dure depuis le 22 février.
Pour l’EM, appeler au dialogue est déjà une concession majeure car jusqu’au 21 février, il se considérait comme le seul représentant légitime du peuple et que, de ce fait, il ne reconnaît aucune entité politique autre que lui-même. Le peuple ne dialogue pas avec lui-même. Il y a un seul représentant du peuple et c’est l’EM qui le représente et qui désigne des civils, à travers des élections truquées, pour diriger l’administration gouvernementale. Dans ce schéma de pensée, l’idée de dialogue n’a pas de sens. Elle a désormais un sens depuis quelques semaines et l’EM reconnaît implicitement, à demi-mots, qu’il y a autre chose que lui-même dans le champ politique.
L’EM veut désormais un dialogue. Et Gaïd Salah ne menace plus ceux qui s’opposent à ses discours. Il dit seulement qu’ils rendront compte un jour à Allah, au peuple et à l’histoire. Mais Allah ne fait pas de politique et il ne prend pas partie pour les uns contre les autres dans des conflits qui opposent les croyants. Si Allah faisait de la politique, Ali n’aurait pas perdu la bataille de Siffin contre Mo’awiya l’usurpateur, et Kameleddine Fekhar serait aujourd’hui vivant. Allah ne fait pas de politique mais il nous a donné une raison et une conscience pour trancher nos différends sur des bases justes.
Quant au peuple, il manifeste tous les vendredis pour réclamer un changement de régime et non un changement dans le régime. Et l’histoire a déjà prononcé son jugement sur le régime né de l’indépendance qui n’a pas réalisé les aspirations du peuple relatives à l’Etat de droit.
Au-delà des effets de langage et de la ruse, le discours de Gaïd Salah révèle les intentions de l’EM et permet de comprendre ce qu’il veut et ce qu’il ne veut pas. L’EM reconnaît la légitimité des revendications du Hirak et affirme qu’il veut accompagner celui-ci pour les réaliser. Il reconnaît que le personnel civil désigné n’a pas été à la hauteur de la mission qu’il lui a confiée. Il a ordonné, en sa qualité de Souverain, l’ouverture d’enquêtes judiciaires contre d’anciens premiers ministres et ministres, et a mis en prison la bande » qui a détourné l’autorité de l’Etat à son profit.
Pour l’EM, les demandes légitimes du Hirak ont été satisfaites et le moment est venu pour « dialoguer » pour désigner un nouveau personnel civil qui dirigera l’administration gouvernementale. Gaid Salah dit aux manifestants : Jabtalkoum el jah, enouakal ‘alikoum rabi oua nbi, donnez-nous une seconde chance et tout rentrera dans l’ordre. La population refuse de donner à l’EM cette seconde chance qui vise à reconduire le même régime avec des têtes différentes, et répond par le slogan yatnahaw ga3, ce qui signifie la fin du mécanisme qui permet à l’EM de désigner les civils pour diriger l’administration gouvernementale et les institutions.
La question qui se pose est de savoir pourquoi l’EM refuse cette revendication légitime de la société. Je pense que la réponse est à rechercher dans la culture politique des généraux de la vieille génération. Beaucoup d’entre eux ne savent pas qu’ils sont des hauts fonctionnaires d’une institution de l’Etat qui est l’émanation politique de la société. Ils croient que le peuple appartient à l’Etat alors que c’est l’inverse. Ils ne savent pas que l’armée est juste une institution comme les douanes, l’école, la mairie… Son personnel remplit des fonctions dans le cadre de la division sociale du travail où l’un produit des pommes de terre et l’autre défend les frontières.
Entre le producteur de pommes de terre et le général, il n’y a pas différence politique. Il n’y a aucune raison pour que le général désigne le député et le maire qui représentent le producteur de pommes de terre. En demeurant dans cet état d’esprit et dans cette culture politique, le général reproduit la mentalité du colon de l’Algérie française qui choisissait des béni-oui-oui pour représenter « les indigènes ».
Le hirak veut faire sortir les Algériens de l’indigénat politique, et veut aussi désacraliser le grade de général. L’expression Rab Dzair est un manque de respect au Coran et aux martyrs. Le général doit redevenir ce qu’il est dans la hiérarchie de l’autorité de l’Etat et dans la division sociale du travail : il est un soldat chargé de défendre les frontières et l’ordre public en cas de menaces extérieures ou intérieures. De mon point de vue, il y a des officiers supérieurs imprégnés de cette culture moderne. Il suffit de les laisser émerger dans le respect des textes réglementaires qui régissent le passage aux grades supérieurs.
L’EM doit saisir cette occasion historique pour se renouveler et passer la main à de jeunes officiers supérieurs. Il lui appartient de mettre à la retraite tous les officiers âgés de plus de 65 ans. Un général âgé de 50 ans est mieux à même de comprendre les mutations que la société a connues depuis l’indépendance et de comprendre le sens de la notion de souveraineté.
Un nouveau regard sur l’armée apparaîtra, surtout que le général de 50 ans n’a rien à voir avec le lourd héritage des années 1990 où la hiérarchie militaire n’a pas été perspicace pour éviter au pays une tragédie qui continue de torturer la mémoire nationale.