28 mars 2024
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« Le fleuve détourné » de Rachid Mimouni

Rachid Mimouni

 

Nous sommes tous des nomades, nous traversons les espaces sans les habiter, nous sommes souvent appelés par l’espace qui est de l’autre côté, celui qui n’est pas notre. L’appel de l’autre rive est si puissant que nos hommes, les plus vaillants misent leurs vies pour la fouler des pieds. Haraga, n’est qu’un appel de l’ailleurs. L’autre espace. Celui des possibles…

Aborder le troisième roman de Rachid Mimouni, c’est interroger l’espace de la marginalité. Sans détour, nous nous effaçons devant son travail et lui laissons la place (ce qui est un espace, en plus réduit) pour qu’il s’exprime.

 

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Le Fleuve détourné commence par la situation finale à savoir l’internement du protagoniste principal après l’assassinat des hommes qui avaient abusé de sa femme et l’avaient poussé à la prostitution. Enfermé dans un camp avec quatre hommes, un vieux portant le nom de vingt-cinq, Rachid, le Sahraoui, l’Ecrivain, et enfin Omar, l’étudiant, le narrateur entame son récit sous forme d’une longue lettre de doléances à l’Administrateur à travers laquelle il expose les détails de son histoire dans le souhait d’obtenir sa libération :

« J’ai écrit une lettre pour demander audience à l’Administrateur. Je suis certain qu’il comprendra tout lorsqu’il aura entendu mon histoire et qu’il me laissera partir immédiatement. (…) Je dois préparer minutieusement l’entrevue que je dois avoir avec l’Administrateur. Il faudra lui faire comprendre que ma présence ici n’est que le résultat d’un stupide malentendu. PP 9 – 13

La présence de personnages masculins est une simple coïncidence : une cohabitation dans un même espace. Ils n’interviennent pas dans la progression de l’intrigue. Ils prennent la parole pour un bref exposé de leur histoire sans plus. Cela fait dire à Bendjelid :

« (…) Dans ce récit premier s’imbriquent des récits temporellement seconds de tous les personnages (les quatre compagnons du narrateur, nous qui soulignons) dans lesquels ils se racontent mutuellement, selon le procédé de l’analepse, des événements ayant marqué leur passé. (…) Les récits seconds des autres protagonistes se caractérisent par leur laconisme. Cependant, leur part du discours est plus importante et couvre tout le roman. » Faouzia Bendjelid, l’écriture de la Rupture dans l’œuvre romanesque de Rachid Mimouni, thèse de Doctorat, Alger, 2006.

Les deux récits sont enchevêtrés les uns dans les autres et s’alternent. Le narrateur fait des va-et-vient. Dans la lettre qu’il écrit à l’Administrateur, il parle de son passé de façon linéaire, suivant le cours du temps. La narration se fait au temps présent. Son lieu est réduit à un camp entouré de barbelés : espace réduit ou plutôt « clos », ceinturé d’un désert.

Le roman s’ouvre sur le temps présent. Le narrateur nous présente sa situation et son désaccord vis à vis de l’Administration qui l’a internée avec les autres.

« L’Administration prétend que nos spermatozoïdes sont subversifs. Je ne partage pas cette opinion, au moins pour ce qui me concerne. Je ne partage rien de commun avec les autres » FD. P9.

La narration passe au temps passé à la P13 :

« Je suis né dans un petit douar au pied des monts Boudjellel, face au pont Kédar. Ma famille est issue d’une puissante tribu qui habite en haut près du village Kédar. Autrefois, nous vivions unis et prospères sur de vastes terres exploitées dans l’indivision. (…) »

Dans l’exposé de son passé, notre personnage est actif : il intervient sur le cours des choses et des événements tandis qu’au présent, il regarde les événements sans pouvoir d’intervention. Il est aliéné. C’est un homme qui n’a pas d’identité selon l’Administration. Il a perdu sa femme, son fils, et son histoire. Il se trouve enfermé dans un asile à ciel ouvert avec des hommes dont on a proclamé la subversion des spermatozoïdes.

Dans ce récit, notre actant narrateur reprend son histoire depuis l’exil des membres de sa tribu dans les montagnes, expropriées par des colons.

« Les membres exilés de la tribu s’installèrent sur leur flanc de colline. (…) Espace désarticulé. Aucune harmonie. Comme un fil de fer entre les mains malhabiles d’un enfant. De rares figuiers difformes attestent leur mal de vivre. Un jujubier accusateur dressé vers le ciel, surgi comme un miracle en équilibre instable sur son plan incliné. L’horizon bouché par une haie de cactus. Poussière d’épines. Pieds nus et djellaba au vent, j’ai passé le plus clair de mon enfance à trotter le long des sentiers sinueux de cet espace abrupt. » FD. P17.

 

Il nous décrit son enfance misérable acceptant d’exercer selon lui le métier le plus méprisable : cordonnier

« Le plus méprisable des métiers, qui consiste à toujours rester agenouillé aux pieds des hommes, si méprisable que seul un étranger pouvait accepter de l’exercer » FD. P18.

 

Ensuite, il épousa une fille violée dont personne ne voulait. Puis il monta au maquis non par prise de conscience nationale, mais juste parce que des hommes en kachabias (des moudjahidines) lui avaient dit qu’ils avaient besoin d’un cordonnier. Laissant derrière lui sa femme enceinte. Un jour, tout son détachement meurt dans un bombardement aérien sauf lui. Il se réveille dans l’hôpital d’un pays voisin amnésique. Sans passé. Il y travaillera en tant que jardinier jusqu’au jour où il recouvre sa mémoire. Il rentre alors au pays retrouver les siens et son histoire. Et là, commence pour lui une grande errance. En se déplaçant à travers le pays, il prend conscience des changements survenus en son absence qu’il évalue à partir de ses valeurs. Il est choqué des mutations de la société qui voient naître différents maux tels que la corruption, les pénuries, le marché noir, la criminalité… Etc. Il apprend alors ce qu’est devenue de sa famille : son épouse se prostitue pour les notables de la ville et les gens du pouvoir. Quant à son fils, il est devenu un enfant sans mémoire.  À la Mairie, on lui demande de trouver trois témoins qui authentifieraient son état de moudjahid. Ce qui est impossible vu que tous ses compagnons sont morts pendant la guerre. Il voit alors sa quête identitaire et son désir de retrouver sa place au sein de la société comme un projet hypothétique et irréalisable. Ce qui l’intrigue davantage est le chamboulement de l’espace. Il ne comprend pas l’image du fleuve détourné de son lit naturel par des planificateurs étrangers. À la fin du roman, le narrateur n’attend plus l’Administrateur en Chef qui tarde à venir :

« Je n’attends plus la réponse de l’Administrateur. Je sais désormais qu’elle ne viendra jamais. Qu’il se soucie de mon cas comme maintenant de son ancienne villa aux murs lézardés. Que mes lettres n’aient jamais été transmises à l’Administrateur en Chef, qu’elles ont dû finir dans la poubelle du bureau de la secrétaire dont Rachid était amoureux » FD. Page. 215.

Il se trouve, par conséquent, dans un dilemme :

« Faire comme Vingt- Cinq, qui considère qu’il a fini de vivre. » FD. P216.

Ou comme l’écrivain :

« Qui n’a pas fini de se collecter avec lui-même dans une impérative quête intérieure » FD. Page. 216

Sinon, il peut mourir comme Omar ou s’évader comme Rachid le sahraoui. Le narrateur n’opte pour aucun choix. Le texte se clôt sur l’annonce de Staline.

« Aux premières lueurs du jour, un homme aux allures furtives est venu nous annoncer la mort de Staline, la fin du cauchemar et l’aube d’une ère nouvelle (…) » FD. Page. 217.

Le Fleuve détourné commence par l’entrée du narrateur et sa mise en place dans une situation d’énonciation. Dès le départ, il se pose comme individuation. Il se disjoint de ses compagnons de fortune. Il n’inclut pas dans la doléance qu’il adresse à l’Administrateur en Chef leur libération. S’il parle de leur situation, c’est en arrière-plan, à travers les descriptions qu’il en fait des conditions de vie dans le camp. Comme nous l’avons souligné au préalable, le narrateur est le héros de l’histoire et sujet énonçant et racontant l’histoire. C’est à lui que fait référence l’élément Je de la situation d’énonciation le JE-ICI-MAINTENANT.

« Ma présence en ce lieu n’est que le résultat d’un regrettable malentendu » FD. P9.

Il nous racontera d’un côté son histoire, et de l’autre, il met l’index sur les conditions de vie dans le camp où il se trouve. C. Galouët dit à propos de ce texte qu’il est :

« Structuré selon deux espaces antinomiques, l’espace du passé, un ailleurs ou devrait se trouver le narrateur, et « ce lieu », espace de malentendu et de contrainte dans lequel il affirme ne se trouver que par erreur » GALOUËT Catherine, Espace et narration dans Le fleuve détourné, in REDOUANE Najib (sous la direction), Autour des écrivains maghrébins, Rachid Mimouni, Toronto (Canada), Ed. La Source, 2000, pp. 131-151.

Ce sont deux histoires qui s’enchevêtrent ; deux histoires avec deux références temporelles :

« D’une part, l’histoire du narrateur ; discours remémoratif tourné vers le passé et censé le justifier auprès des autorités, et d’autre part, l’évocation du temps présent, observations et réflexions personnelles et spontanées, produit des circonstances du moment, paroles jetées sans but avoué, d’un présent auquel le narrateur n’appartient qu’à contrecœur » GALOUËT Catherine (op. Cité, p. 131-151)

À partir de cette situation (nommons la situation initiale.), commence le corps du texte. Le narrateur nous éclaire sur l’endroit à partir duquel il énonce. Il embraye sa requête à l’Administrateur en chef à partir d’un camp, espace clos fermé contenant les hommes dont l’administration prétend la subversion des spermatozoïdes. C’est à partir de cette marginalité que le narrateur énonce son dire dans un double objectif : en premier lieu afin d’exprimer que sa présence en ce lieu même est un malentendu, c’est-à-dire que lui, à la différence des autres hommes internés n’a pas les spermatozoïdes subversifs. Et en second lieu, la finalité de son plaidoyer est de se soustraire à ce lieu sans remettre en cause son existence. Parce que si c’était le cas, l’Administration aurait raison de dire qu’il recèle de la subversion dans ces spermatozoïdes. Notre narrateur se limite à sa personne en racontant sa propre histoire dépourvue de tout élément subversif et évite ainsi d’inclure le problème des autres hommes internés. Cette démarche d’individuation nous semble une ruse et une feinte pour échapper à la qualité de posséder dans son liquide séminal l’attribut subversif.

Il est clair que l’enjeu de ce roman demeure ce compartimentage de l’espace. D’un côté, il y’ a un camp entouré de barbelés et de désert où sont internés des hommes dangereux pour l’ordre public (peur de subversion), et de l’autre, l’espace social normalisé et standardisé par les instances gouvernementales. Ce dernier n’est pas visible dans le texte. Il constitue une tension qui anime de l’intérieur notre sujet qui cherche à s’extraire du premier et à s y joindre. Le narrateur ne cherche qu’à être considéré comme un être normal par l’instance détenant le pouvoir et être extrait de l’espace marginal que constitue le camp.

La planification de l’espace social en deux (espace ouvert et espace fermé) nous renseigne sur la gestion des hommes par les instances détentrices du pouvoir. L’espace officiel est réservé aux hommes qui détiennent le pouvoir et les hommes dont les spermatozoïdes ne sont pas subversifs. Cela n’est certes pas dit explicitement dans le texte, mais déduit par ce principe éliminatoire. Le seul espace que nous décrit le narrateur est le camp où il est interné avec Rachid, Omar, l’écrivain et Vingt-Cinq, les seuls pensionnaires visibles dans cet univers carcéral. C’est à partir de cette situation, et de cet espace qu’il se pose en tant que sujet énonçant se donnant à dire, à se placer dans l’univers et à se projeter vers un autre espace, un lieu où il peut advenir en tant qu’individu, en tant que différence. Mais cet espace est, dès le départ, problématique. En s’y tendant, notre sujet remet en cause la gestion spatiale des autorités et confirme alors les soupçons qui pèsent sur lui : être un être subversif.

En se disjoignant de ses confrères internés :

« Je ne possède rien de commun avec les autres » FD. P09,

Et en n’adhérant pas à l’opinion qui est faite par l’administration à leur sujet

« Je ne partage pas cette opinion, au moins pour ce qui me concerne » FD. P09 ;

Notre sujet s’individualise. Son programme consiste à provoquer un changement perceptif chez son interlocuteur, le rendre sensible à son histoire et, enfin, procéder à sa libération. Notre sujet se présente en victime d’un malentendu ; c’est-à-dire un sujet dominé par une instance, en occurrence, l’Administration qui l’a interné avec les autres hommes.

La relation qui nous est offerte est une relation de Dominé/Dominant. Malgré le désir et la tension qui animent notre sujet, elle est porteuse en elle des germes d’involution. Jusqu’à la fin du récit, le parcours narratif se construit autour du faire antérieur du narrateur. En racontant son histoire, ses actions ne sont pas articulées autour d’un futur à construire et à concevoir, mais autour d’un passé à justifier, à raconter et à expliquer.

Certes, le futur y est présent, mais sur un modèle suggestif. Il n’est envisagé et envisageable qu’à partir de l’espace auquel il aspire. Nous pouvons donc dire que cette histoire tourne autour d’un espace à venir ou notre personnage en tant qu’altérite puisse advenir.

Nous l’avons dit plus haut, ce roman est un roman d’espace. Le narrateur, à partir de sa situation d’énonciation, articule son plaidoyer afin de sortir du camp où il se trouve interné avec les autres hommes. La narration tourne autour de deux espaces : celui de l’instance d’énonciation qui est physiquement et topographiquement incarné par le camp. Et de l’autre côté, l’espace du récit illustré par la ville, la compagne, le maquis et le pays voisin. Un espace clos et un autre ouvert.

L’espace d’énonciation est saisi négativement. C’est un camp provisoire où ce qui est présent, le bâti et l’immobilier tonnent le transitoire et l’éphémère :

« (…)  Nos baraques ne sont meublées que de simples lits de camp de toile et d’armoires métalliques brinquebalantes (…) impossible d’y rester longtemps (…) Nous faisons notre cuisine dans la cour, à l’air libre » FD. P10.

Les internés sont en proie des aléas climatiques :

« Le mince contreplaqué de nos bicoques, laisse tranquillement passer le froid et la chaleur. En été, les chambrés deviennent des étuves (…)

« (…) En été, il y a beaucoup de poussière et, en hiver beaucoup de boue » FD. P10

Le récit du narrateur est la mise en texte de son histoire : les espaces décrits sont des espaces par lesquels il a transité. En fait, nous remarquons que le héros n’adhère à aucun d’eux, tantôt exigus et misérables, tantôt disproportionnées.

Depuis la tribu rocailleuse :

« Pieds nus et djellaba au vent, j’ai passé le plus clair de mon enfance à trotter le long des sentiers sinueux de cet espace abrupt » FD P18.

En passant par l’espace de l’échoppe du cordonnier :

« (…) qui se trouvait en contrebas, accolée au parapet du pont dont la largeur était si faible qu’elle ne pouvait permettre le passage de deux charrettes de front » FD. P18

D’ailleurs, l’apprentissage de ce métier était décidé par son père afin de l’extraire du travail de la terre et de l’éloigner de cet espace inhospitalier :

« – Tu resteras chez le cordonnier pour l’aider dans son travail et apprendre le métier. »

« (…) Je ne comprenais pas pourquoi il n’avait jamais voulu accepter mon aide, ni pourquoi il m’avait toujours éloigné des travaux de la terre (…) » FD. P18.

Le maquis est aussi misérable : « (…) C’étaient de petites maisons de bois avec des toits de chaume. (…) » FD. P29

La ville est saisie de façon disproportionnée :

Tout est difficile pour aborder cet espace. Le héros y va non pas de bon cœur, mais par nécessité, dans l’objectif de retrouver sa famille (sa femme et son fils). Il n’arrive pas à trouver son chemin :

« Déambulant le long des rues de la ville, je me rendis compte que j’avais été bien léger de me mettre en route sur la base d’une vague indication » FD. Page110.

Il se sent mal : « (…) Je me sentis étouffé » FD P108.

Tout lui apparaît grand : « Je vis de loin apparaître la ville avec ses hautes maisons à étages. (…) d’énormes camions allaient (…) devant un grand magasin (…) une longue file d’hommes et de femmes. (…)

Mais je n’imaginais pas la ville si grande, si peuplée (…) nous qui soulignons FD Pages 108-110.

Cependant, il va juste traverser l’espace de cette ville. Un certain Said va l’héberger, dans la nouvelle ville, un endroit similaire à ceux qu’il connaît déjà par sa vétusté, son caractère transitoire et surtout par la condition des gens qui le peuplent. La nouvelle ville est un espace périphérique à la vraie ville :

La ville nouvelle se trouvait au nord de la vraie ville, implantée sur un vaste marécage régulièrement inondé en hiver par les crues de l’oued proche. (…)

« C’était un ancien parc d’une société de transport de voyageurs qui avait l’habitude d’y entreposer ses véhicules réformés. Parc immense, autocars innombrables. Ils furent graduellement investis par les sans – logis arrivés dans la ville, les vagabonds, les paysans en rupture de ban, les miséreux et les orphelins à la recherche d’un abri pour se protéger des bises de l’hiver » FD. Page. 115

En d’autres termes, l’espace ou évolue notre personnage principal, que ce soit en ville ou en compagne, dans le camp ou au maquis, demeure constant dans sa structure marginale. La permanence de ce trait déborde pour englober les individus qui s’y trouvent. Nous comprenons, dès lors, pourquoi : qu’à ce bout de colline, rocailleux et stérile :

« Y furent exilées cinq familles. Celles qui ne comptaient pour rien dans la subtile hiérarchie de la tribu, celles qui n’eurent jamais voix au chapitre (…) » FD. P15.

« Les membres exilés de la tribu s’installèrent sur leur flanc de colline. Tête basse, mâchoires serrées. Orphelins les hommes ! (…) » FD. Page17.

Le métier de cordonnier qu’il apprend dans cette échoppe exiguë est : « Le plus méprisable des métiers qui consiste à toujours rester agenouillé aux pieds des hommes (…) » FD. Page18.

La ville nouvelle où il séjourna pendant qu’il cherchait sa femme et son fils, est également un lieu marginal, investis par des marginaux ;

« C’était un ancien parc d’une société de transport de voyageurs qui avait l’habitude d’entreposer ses véhicules réformés » FD. P 115,

Investis par des marginaux : « Parc immense, autocars innombrables, ils furent graduellement investis par les sans – logis arrivés dans la ville, les vagabonds, les paysans en rupture de ban, les miséreux et les orphelins (…) » FD. P 115

Quant au maquis pendant la guerre de libération, ne l’oublions pas, ce sont des hommes qui ont réfuté le régime colonial parce qu’il les a marginalisés, qui l’investiront pendant plus de sept ans.

Enfin, l’espace à partir duquel énonce le narrateur est un lieu vide de vie normale : c’est un camp d’internement pour des hommes dont les spermatozoïdes sont proclamés subversifs par l’administration (l’instance qui a le contrôle du pouvoir). En d’autres termes, c’est un lieu où sont regroupés les individus déclarés malades (au sens de pas normal, selon les références du groupe). Il met l’index sur l’arrière-pensée des responsables qui l’ont institué. En regroupant tous les mâles porteurs de germes subversifs en un lieu marginal concourt à l’entreprise de purification de la société de cette tare. Donc à la supprimer. Par conséquent avoir en aval une société pacifiée, une société ou serait absent toute contestation et toute remise en cause du régime et du système établi. Donc une société ou les relations seraient uniformes ; le débat contradictoire en souffrance sinon inexistant.

La problématique du féminin

Les femmes dans cet espace carcéral sont absentes. Seuls les hommes sont porteurs de spermatozoïdes subversifs. L’exclusion du genre féminin de l’engendrement de quelque tare subversive, nous apprend la conception, sous-jacente, de l’homme et du male plus particulièrement. Porteur des spermatozoïdes subversifs, il est à mettre en dehors de la société, hors de l’espace social parce qu’il est un élément dangereux pouvant engendrer des êtres subversifs. Des êtres qui vont remettre en cause l’ordre établi. Attitude illustrant le caractère conservateur de l’Administration à laquelle s’adresse le narrateur d’un côté, et de l’autre, elle nous révèle la discrimination de l’espace social en deux : d’un côté il y a le sujet actif, qui agit qui produit du sens positivement ou négativent incarné par le male, et de l’autre côté, le sujet féminin, sujet passif, celui qui ne peut pas engendrer sans le concours du premier.

C’est le mâle qui est considéré comme porteur de tare transmissible aux descendants. La mère, enfin de compte, n’est qu’un ventre, un espace transitoire, « neutre » par lequel passe le bébé sans qu’il y subît une influence. Ce qui nous apprend l’hégémonie masculine sur la descendance, et de ce fait sur l’espace dans son entier. Nous sommes devant une lignée patrilinéaire exclusive. La femme n’interviendrait sur aucun trait héréditaire que ce soit. C’est le male qui en a l’exclusivité.

L’homme a le monopole de la lignée. C’est lui qui domine. La femme est reléguée à l’arrière-plan. Elle est la compagne de l’homme. Elle est celle qui l’aide à asseoir son hégémonie sur la nature. Mais elle n’est pas son égale. Cela va sans dire de la place qui lui est réservée. Elle n’est pas présente en tant qu’actant actif dans l’histoire racontée, la femme demeure un objet acquis pour l’homme. Le récit ne mentionne pas de femmes présentes dans l’espace social sans qu’il y ait un male derrière. La femme du héros qui se retrouve seule, en ville, à la recherche d’un travail pour élever son fils, a vite été rattrapée par les hommes qui vont la soumettre à leur volonté. Comme si la présence féminine sans lien apparent avec un homme est un danger pour la communauté.

La seule histoire de femme est celle de Houria qui commence au lendemain de l’indépendance. Sa première incursion à l’extérieur, se fait après le départ des étrangers. A présent, se sont aux hommes de sa communauté qu’elle aura à faire. Poussée par la nécessité de subvenir à ses besoins et ceux de son fils, elle demande une pension de femme de chahid au maire du village. Celui-ci, s’avouant incapable d’accéder à sa demande, l’envoie en ville.

« (…) On m’a fait comprendre que cela n’était pas du ressort de la commune et on m’a donné l’adresse de l’administration compétente. C’était ici, dans cette ville » FD. P173

Elle obtient en quelque temps une maison et inscrit son fils à l’école : Deux jours après mon installation dans cette villa il (le sous-directeur) est venu m’apprendre qu’il venait d’obtenir l’admission de mon fils à l’école … » FD. Page 175

En contrepartie de cette première faveur, le sous-directeur entame un long abus : « Un jour, à la tombée de la nuit, il est venu me rendre visite. Il était ivre et avait les yeux rouges. Il s’est montré inconvenant et je l’ai repoussé violemment (…). Il s’est jeté sur moi je me suis mise à crier et à me débattre. Mais la villa était isolée et lui très fort. Son désir assouvi, il est parti, pour revenir le lendemain, et le jour suivant et beaucoup d’autres jours encore » FD. Page 176.

L’honneur de Houria ne sera lavé qu’avec l’intervention de son mari qui tuera les hommes responsables de cette débauche forcée. L’histoire de Houria montre la place réservée aux femmes dans cette société misogyne.

Pour conclure avec le féminin, nous signalerons, au passage, l’histoire de Rachid qui tourne elle aussi autour de la femme. Travaillant dans une coopérative des gens du sérail :

« Je travaillais dans une villa très spéciale. Entourée d’un haut mur d’enceinte. Deux soldats en défendaient l’entrée. Les rayons étaient chargés des produits les plus sophistiqués. (…) ; ils appelaient ça une coopérative. Mais strictement réservée.  A partir de dix heures, les voitures commençaient à arriver (…). Assises à l’arrière. Chevelures savantes. Robes d’été transparente. » FD. Page 68.

Un jour, il succombe à la tentation en acceptant les avances d’une cliente :

« Un jour, je lui ai proposé de lui montrer le velours importé (…) Elle m’a suivi dans l’arrière-boutique. Je l’ai coincée entre les étoffes. Elle a tout de suite écarté les jambes. » FD. P.68.

Après s’ensuit l’intervention du chauffeur de la dame qui prend la place de Rachid. Il est dénoncé. Chassé de la coopérative, Rachid va y mettre le feu.

« J’y ai foutu le feu. (…) Tout a brûlé. (…) » FD. P 69.

Il sera condamné : « Condamné à dix ans de prisons par contumace. » FD P69.

Le récit de Rachid, une fois encore met la femme au centre des convoitises. C’est elle qui attise les appétits et qui fait progresser, sinon bouger les choses. Dès qu’elle sort toute seule et s’émancipe, elle dérape pour tomber dans la débauche.

La violence de l’espace extérieur (au domicile) se manifeste partout. La femme à l’extérieur ne peut pas échapper à ce double destin : être la proie de l’homme ou victime de ses propres désirs et ses tentations à la débauche. De ce fait, la relation avec l’homme extérieur au cercle familial ne peut être qu’une relation sexuelle. Ces deux exemples ne nous offrent pas d’autres possibilités. C’est pourquoi, l’espace extérieur, tel qu’il nous est donné à voir à travers les récits des différents personnages est exempt de la présence féminine. Celles qui s’aventurent à l’occuper se trouvent violentées d’une des deux manières que nous venons d’évoquer. L’espace des femmes est à l’intérieur des foyers, entourées et sécurisées par l’homme.

L’action significative que réalise le personnage central est de sauver l’honneur de sa femme. Il tue les hommes qui l’incitèrent et la forcèrent à la débauche.  Le seul horizon possible pour la femme à l’extérieur est la débauche, subie ou voulue. Cette relation hégémonique du genre masculin sur le féminin va se généraliser à l’ensemble des catégories défavorisées et semble être la seule sinon la plus visible des relations.

Pas à pas nous allons essayer de comprendre les différentes relations et interactions présentes dans l’espace que nous décrivent les différents personnages.

La domination de la force et de la violence 

Le programme narratif de notre héros est son advenue dans un espace autre que celui où il se trouve. Sa quête est la possibilité d’accéder à l’étendue spatiale. Ce qui constitue chez lui une tension continue. Il est en proie à plusieurs forces extérieures dont il n’a pas pu s’en défaire et qui vont le mener de quête en quête à n’être qu’un simple exécutant des volontés des autres. S’il ne l’exécute pas, il la subit.

C’est en dépit de sa volonté qu’il rejoint le maquis. C’est l’une des premières volontés d’autrui qu’il exécute. Les maquisards : « (…) avaient besoin d’un bon cordonnier pour leur fabriquer de solides chaussures » P 23.

Au maquis, notre personnage ne va pas manier les armes comme les autres, il se contentera de faire son métier : « -Nous avons (dit le commandant) pris contact avec un cordonnier de la ville. Les produits nécessaires ne vont pas tarder à arriver. En attendant, tu peux t’entrainer au maniement des armes et au tir.  Je répondis que je ne souhaitais que faire mon travail (cordonnier) » Le Fleuve détourné page 24.

Sa tribu s’est trouvée exilée par une force exercée depuis l’extérieur : « Loin du village, séparé des autres terres de la tribu, il y avait un bout de colline rocailleux et stérile. Y furent exilées cinq familles – nous qui soulignons- (…)  Pieds nus et djellaba au vent, j’ai passé le plus clair de mon enfance à trotter le long des sentiers sinueux de cet espace abrupt » FD. P15- 17.

L’espace physique lui aussi exerce sa violence sur les habitants : « Espace désarticulé (…) de rares figuiers difformes, attestant leur mal de vivre (…) De la nuit à la nuit mon père s’échinait sur son lopin de terre avare et pierreux (…) » FD. P18.

Son père décide pour lui : « Tu resteras chez le cordonnier pour l’aider dans son travail et apprendre le métier » FD. P18.

Au maquis, il n’affronte pas l’armée française face à face avec les maquisards, mais il subit les effets de la guerre. Leur camp est bombardé par l’aviation ennemie :

« Un jour, à l’aube, des explosions nous réveillèrent en sursaut. Je sortis en courant de la baraque. Là-haut dans le ciel, une ronde d’avions déversait sur le camp un déluge de feu. Les bombes éclataient partout (…) je perçus une grande douleur à l’épaule et un choc sourd au sommet du crâne. Je m’évanouis » FD. P26.

Avant son départ au maquis, il épouse Houria, une fille de sa tribu violée par un homme. Une autre victime de la violence du groupe. A son retour au pays après qu’il a recouvert la mémoire, il se voit refusé l’accès à son douar de naissance :

« J’étais bien content de rentrer au pays. (…) A mon approche, deux hommes armés de fusils de chasse se levèrent. (…) Ils répondirent qu’ils ne me connaissaient pas et que je ne pouvais pas entrer au douar » FD P 44.

Le héros ne va pas accéder à l’espace du douar pace qu’il est considéré étranger. Il entame alors des actions pour rétablir son identité civile au niveau des autorités locales :  « Je suis justement venu pour régulariser la situation de mon état civil » FD P 60.

Ces dernières, ne pourront rien faire pour lui car sa mort est un fait avéré et certifié par la loi.

Le héros restera marginalisé parce qu’il lui manque une clé pour entrer : avoir une identité civile.  Encore une fois, il subit la violence du groupe.  Tout au long de son parcours, il fera des tentatives de transformations de son état sans y parvenir. Il demeurera inchangé.

Pour la tranquillité du douar, il sera arrêté pour vagabondage et invité par le commissaire à quitter la région : « (…) Tout est bien tranquille dans ce village (…) Alors je vais te laisser partir. Mais tu dois rapidement disparaître à tout jamais de la région ».  FD. Page 79.

Il se trouvera impliqué dans le trafic de bétail aux frontières. Vite, cette entreprise se soldera par l’échec car il se met une autre fois en opposition à une force beaucoup plus importante que la sienne, celle de l’armée :

« En une vingtaine de jours, nous effectuâmes ainsi, sept voyages qui se déroulèrent sans aucun incident notable (…) Nous nous dirigeâmes vers les hauteurs des montagnes par des sentiers accidentés mais discrets. Parvenus à un sommet, nous apparaît la petite plaine où s’était déroulé l’accrochage de la veille. Il y avait deux autres jeeps identiques à la première, un camion militaire et un hélicoptère à l’arrêt » (nous qui soulignons) FD. PP 95-97

En ville, il va chercher ce qu’est advenu de sa femme et de son fils. Sur les indications de son père, il entre dans un espace inconnu qui remet en cause son présupposé savoir :

« Déambulant le long des rues de la ville, je me rendis compte que j’avais été bien léger de me mettre en route sur la base d’une vague indication » FD. Page. 110.

Une fois dans cet univers, il trouvera deux personnes qui vont l’aider. Un cordonnier va lui offrir le gite et le couvert : « Viens donc avec moi, bonhomme, nous partagerons l’assiette de pommes de terre bouillies. Demain il fera jour. (…) Là-bas dans la nouvelle ville » FD P 113.

Et un certain Rabah lui offre un travail : «Enlève ta kachabias et mets ces gants. Tu t’occuperas d’un trottoir de la rue et moi de l’autre. Il suffit de vider les poubelles dans le camion. » FD. P 126.

La violence subie dans cet univers est celle de l’administration. A titre illustratif, les grilles des salaires sont décidées en haut lieu et Salah le responsable de la voierie ne peut rien y faire : «Je te répète pour la millième fois que je n’ai aucun pouvoir de décision sur les rémunérations. Vous êtes classés selon une grille que nul ne peut modifier. » FD. P127.

Une grève des éboueurs va lui faire perdre son travail. Il est soupçonné d’être un espion à la solde de l’étranger : « Avec l’histoire de la grève, les policiers se sont mis à questionner les gens et à fouiner partout. (…) Ils ont tout de suite fait le rapport entre mon recrutement au service de la voirie et la grève qui y a été déclenchée quelques jours plus tard. Ils me prennent pour un agitateur professionnel au service de l’étranger » FD. Page.146

Le héros subira une autre violence quand il rencontre enfin sa femme. Celle-ci de peur de perdre un privilège du fait que son mari était considéré comme mort refuse de suivre son mari au village afin de régulariser sa situation. Elle lui raconte alors son aventure et ses déboires. Notre héros se trouve dans une situation tragique et devant un dilemme. Pour le dénouer et en finir avec toutes les injustices, il passe à la manière violente et tue les hommes qui ont trainé sa femme sur cette voie :

«« Figés par le bruit de la sonnette, les quatre hommes attendaient. Ils se figèrent autour de la table en me voyant apparaître. (…)

– C’est mon mari ! lança Houria dans un ton de défi.

J’avançai encore et ils aperçurent enfin le double canon du fusil pointé vers eux. (…) J’appuyai une première fois, une seconde fois. Ils furent tous atteints … » FD. Page.180/181

Le héros subira une dernière violence : il n’est pas reconnu par son fils qui refuse de voir en lui son géniteur. L’histoire de ce personnage singulier peut se prêter à une double lecture. Malgré l’élasticité du dire qui la prend en charge, elle se résumerait en un simple principe : pour s’imposer et être visible dans un espace, il faut user non pas de dialogue ou de la discussion mais de la violence physique voir armée. L’histoire du héros est semblable à celle du pays qui se trouva sous l’autorité coloniale. Les différentes péripéties pour accéder à une identité civile seraient les vaines tentatives de doléances auprès des autorités coloniales à voir en les autochtones des êtres semblables. Ayant pris conscience de l’impossible dialogue entre les deux altérités en présence, il faut trancher par la violence.

Des Algériens prirent alors les armes pour libérer cet espace qui est le leur. Et le héros opte pour la violence afin de laver son honneur et libérer sa femme de la tutelle des hommes du sérail. La fin du récit problématise l’errance du fils qui se cherche à travers son passé. N’est-il pas d’un peuple qui se cherche ?

La congruence de ces deux parcours est-il un déterminisme ou la seule issue d’une relation conflictuelle à propos d’un objet de valeur – ici l’espace permettant l’advenue des altérités- demeure une action par la violence ? Ou simplement un trait caractéristique de l’espace algérien, trop longtemps violenté, trop longtemps convoité, en particulier, de l’espace maghrébin ensuite, et de l’espace de la sphère musulmane en général qui ne permet guerre l’expression de ce qui n’est pas conforme aux lois et principes de la religion dominante ?

Vingt-cinq est un actant qui va produire de la violence. C’est sa modalité d’être dans l’espace. Sa façon d’être au monde. Et nous pouvons ajouter son projet de vie. En racontant son histoire, il nous saisit sa violence envers les autres :

«Du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours vécu de rapines. J’ai commencé par sévir parmi les paysans de la région. En ce temps-là, une grande partie du pays était couverte de forêts. Pour rentrer chez eux, ces campagnards devaient emprunter des chemins isolés. Le jour de la vente de leur récolte d’orge ou de tabac, ils me trouvaient les attendant au coin du bois. La vue de ma taille et de celle de mon gourdin dissuadait de toute résistance. Ils se laissaient tranquillement dépouiller » FD. P154.

Il connaitra deux grands moments où la violence s’exprime haut, la deuxième guerre mondiale et la guerre de libération.

Quand la Guerre contre l’Allemagne éclate, Vingt-Cinq oriente sa violence vers le trafic de l’huile d’olive. Il compatit à la misère des paysans.

« La guerre contre l’Allemagne la seule période honnête de ma vie. (…) je me refusais à détrousser des vieillards tremblants, (…), c’était la misère, ils n’avaient pas grand-chose sur eux, je descendais sur la capitale pour faire la contrebande de l’huile, c’était le temps du rationnement. » FD. P.156

Pendant la guerre de libération, il va être aux côtés des combattants : « Quand vint la guerre de libération, je me trouvais déjà au maquis » FD. Page 157.

Et, il se voit absout de tous ses crimes : « (…) Mes anciens forfaits devinrent des faits d’armes. » FD. Page 157

Il ne tardera pas à renouer avec la violence : sa seule façon d’être au monde : (…) Brahim (…) m’initia aux ficelles de la pratique (…) nos razzias devinrent plus méthodiques » FD. Page 158.

C’est dans la violence aussi, que se manifeste la présence au monde d’Omar : « Un jour, j’ai volé un piège à moineaux (…) mes parents avaient recueilli une petite orpheline (…) un jour (…), j’ai violé la fille (…) »

« Le bien et le mal sont restés pour moi des notions d’une parfaite abstraction » FD. P 186

« Dans mon univers personnel (…), je volais, je violais, j’aurais assassiné en toute clarté de conscience, dans la paix de l’âme. » FD. Page 186

Enfin, Omar, le dernier a aussi vécu dans la violence. Il livre à ses compagnons de prison quelques bribes de sa vie, les plus marqués par l’adversité et la tragédie. C’est la victime. Il épousera une femme qui tombera malade et mourir plus tard.

La violence se trouve aussi, lors des arrachements à des espaces désirés, à des espaces voulus.

C’est par la violence que la famille de notre héros est chassée (donc arrachée) des terres regrettées : « Autrefois, nous vivions unis et prospères sur de vastes terres exploitées dans l’indivision. Mais un colon du voisinage (…) soudoya un membre de la tribu qui alla demander le partage des terres.

L’arrachement est vécu de façon douloureuse : « Ce fut un vrai désastre. (…) FD. P14. Car il y a passage d’un espace qui offre la prospérité à un autre qui est stérile (…) Loin du village (…) il y avait un bout de colline rocailleux et stérile. Y furent exilées cinq familles » FD. P15.

Tout comme c’est par la violence des oiseaux et leur acharnement sur les fleurs du jardin que notre héros recouvre la mémoire et se voit arraché à cet espace édénique qu’il quitte avec regret : « J’ai vécu ainsi plusieurs années, serein et calme, entouré de gens amicaux et fraternels. J’y aurais volontiers passé le reste de mon existence. Mais il fallut que le malheur survienne.

Un jour, comme pris de folie, les oiseaux descendirent des branches et se mirent à picorer les fleurs (…) ce fut ce jour que je recouvrais la mémoire (…) je savais qu’il ne m’était plus possible de rester là-bas »

Espace imposé

Par ailleurs, nous pouvons déduire de ce récit de Rachid Mimouni, un autre caractère en relation avec le trait de violence que nous avons dégagé. En fait, les espaces marginaux que nous avons traités plus haut ont en commun le fait que les personnages et les sujets qui l’habitent, y sont contraints. Ce n’est ni un choix volontaire, ni un désir pousseront les personnages à se trouver dans les différents espaces visités, mais une contrainte exercée depuis l’extérieur. La présence en ces lieux est le fruit d’une volonté extérieure, celle d’un autre personnage, ou d’un tiers actant transcendant. L’espace est alors imposé. La présence en son sein est décidée par les autres.

La présence en ce premier lieu qu’est la tribu est le fruit d’un exil : « Loin du village (…) il y avait un bout de colline rocailleux et stérile. Y furent exilés cinq familles » FD. P 15.

Quand le héros va apprendre le métier de cordonnier, c’est son père qui l y contraindra : «Tu resteras chez le cordonnier pour l’aider (…) et apprendre le métier.

-Je suis ton père, tu ne dois pas discuter mes ordres. FD. P18. (Nous soulignons)

Quand il monte au maquis, il le fait sans conviction politique mais parce qu’on l’a persuadé qu’on a besoin d’un cordonnier : « Il (un maquisard) ajouta que là-haut, dans la montagne, on avait grand besoin d’hommes comme moi, parce que des chaussures solides et résistant étaient pour eux une nécessité (…) » FD. P 21.

La ville nouvelle, où le héros est hébergé chez Saïd, un cordonnier de profession, est aussi un lieu investi par la nécessité et la contrainte : «Parc immense, autocars innombrables. Ils furent graduellement investis par les sans – logis arrivés dans la ville, les vagabonds, les paysans en rupture de ban, les miséreux et les orphelins à la recherche d’un abri pour se protéger des bises de l’hiver » (nous soulignons) FD. Page 115

Quant à la ville, c’est pour chercher sa femme et son fils qu’il se rend. Said qui l’héberge lui dit :

« (…) Te voilà surgi dans la ville, (…) comme un mirage (…)  prétendant chercher une femme et un fils dont tu ne sais rien (…) FD. P119.

En outre, l’espace d’énonciation ; le camp ou sont internés les hommes du groupe suspectés d’être porteurs de germes subversifs, est un espace imposé et non choisi. Tout le plaidoyer du narrateur est de convaincre l’administrateur en chef de l’y soustraire. Dès les premières lignes, il qualifie sa présence dans cet infâme lieu d’une erreur : « Ma présence en ce lieu n’est que le résultat d’un regrettable malentendu » FD. Page 9.

Le caractère de non-adhésion aux différents espaces est constant chez le héros. Il ne s’attache à aucun d’eux. Il ne fait que les traverser, séjourner quelques temps, sans vraiment prendre racine. Son séjour pendant un laps de temps assez long dans un pays voisin n’a été possible qu’avec le concours de son amnésie. Le jour où il recouvra la mémoire, il le quitta pour entrer au pays à la recherche des siens :

(…) ce fut ce jour que je recouvrai la mémoire. J’en informai mon infirmière et racontai mon histoire au directeur qui conclut : – Il est temps pour toi de retourner dans ton pays, de retrouver ta femme et ton enfant. (…) je savais qu’il ne m’était plus possible de rester là-bas » FD. P 35.

Nous remarquons qu’il n’y a pas de transformation de l’espace. Il y a absence d’une dynamique de changement. Vingt ans que le héros est absent de son village, bien après la guerre et l’indépendance du pays, il retrouve le même décor :

« Après un détour du chemin mon douar natal m’apparut.  Rien n’avait changé parmi ces masures plaquées sur le flanc de la colline (…) » FD. P. 43

L’espace a changé de maître mais il est resté figé. Le père du héros : « De la nuit à la nuit mon s’échinait sur son lopin de terre avare et pierreux » FD. P17

Était occupé à la même tâche longtemps après : « Mon père était en train de labourer son petit lopin de pierrailles » FD P44.

Cet exposé, nous le voulions minutieux et laborieux. Rachid Mimouni, nous présente une société profondément travestie et trahie. Ce troisième roman est annonciateur des dérives totalitaires futures dans ce vaste espace qui porte un nom. Algérie.

Said Oukaci

Doctorant en Sémiotique

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