Vendredi 6 décembre 2019
Le Hirak fonctionne en mode autonome ? C’est justement le danger
Lorsque dans un mouvement d’insurrection tout le monde est d’accord sur tout, en tous moments, c’est qu’une dictature va remplacer une autre. Raison pour laquelle je préfère les apparitions de divergences dès le départ et ne pas attendre que la foule se légitime d’une unanimité de façade pour bâtir des lendemains propices à une nouvelle hégémonie.
Cette semaine, j’ai eu le plaisir d’écouter une conférence-débat de Mohamed Benchicou à propos de la parution de son dernier livre. Sans aucun doute que la majorité de ses propos sont partagés par moi-même et cela depuis longtemps car nous sommes du même bord et pour une même vision de la démocratie
Mais parmi l’ensemble des idées exposées il y a un point sur lequel nous sommes en désaccord. Il a, à plusieurs reprises, insisté sur le fait que l’anonymat du Hirak, sa non incarnation par des figures élues était justement ce qui le protège.
Quelques jours plus tard, dans l’article de Aumer U Lamara, physicien et écrivain, dont le titre est « Pourquoi le Hirak fonctionne en mode autonome ? », publié sur Le Matin d’Algérie, on retrouve la même analyse louant l’anonymat d’un groupe sans visage incarné si ce n’est celui du peuple.
Le respect pour des personnes aussi honorables et dont les écrits prouvent une analyse fine n’est pas contradictoire avec une réticence à tout approuver, c’est ce qui définit la démocratie et l’intelligence collective.
Ceux qui suivent ce débat depuis le début ont compris qu’il s’agit de l’échange contradictoire que j’ai avec les partisans des marches pacifiques, avec danses et youyous depuis si longtemps qu’on ne compte plus les semaines.
Pour moi, les danses et les youyous, c’est depuis 1962. Nous avions également rajouté nos voix au concert dans les années 90’ et avions finalement compris combien cela était futile et même dangereux. Lorsqu’une révolution se fera avec des danses et des youyous, sans heurts avec des débats parfois violents, je retournerai à l’instruction car c’est que j’ai raté un épisode dans ma formation en sciences politiques.
L’argument adverse est dans sa présentation apparemment convaincant pour beaucoup. Si le Hirak élit des représentants, le pouvoir militaire aura des cibles et les éliminera ou les corrompra.
J’ai, depuis des mois, plusieurs arguments à leur opposer, réitérés dans mes articles de presse. D’une part, c’est tout à fait insultant pour les dizaines de militants incarcérés et menacés qui souffrent dans leur chair et que le Hirak n’a pu défendre car plus il marche, plus les incarcérations et intimidations s’accélèrent. Quelle violence de plus a-t-on à craindre de ce pouvoir ?
D’autre part, si les intellectuels en sont venus à constater qu’il n’y avait d’autres alternatives pour le peuple algérien que celle de marcher en hurlant dans les rues ou de se faire massacrer, c’est qu’ils ont crée cette situation par leur faiblesse et lâcheté antérieures.
Mais passons à l’argument le plus profond que je leur oppose. J’ai milité toute ma vie contre un pouvoir qui a fait de la pensée unique et du folklore nationaliste sa propagande pour semer la terreur et organiser le pillage financier.
Depuis des mois, je vois et j’entends une foule en colère qui gronde. Elle m’avait soulevé le cœur et rendu espoir lors des débuts de l’insurrection. Nous allions, dans mes espoirs, enfin venir à bout du régime militaire et théocratique. Ce que nous avions échoué auparavant allait être réussi par cette foule sortie enfin pour demander sa liberté.
Mais de mois en mois, je n’ai vu venir aucune résolution, aucun débat qui puisse me dire « qui est cette foule ? Que veut-elle ? Quel est son projet ? ».
Nous nous sommes fait avoir une fois par notre naïveté, il n’est pas question, au crépuscule de l’âge de retomber dans la même désillusion. Car mon extrême vigilance me fait voir des milliers de foulards dans les manifestations, portées par des jeunes filles qui prônent la liberté.
J’ai du mal à m’identifier à ce projet d’avenir de mon pays natal si le message envoyé est celui de jeunes filles incarcérées dans une mystique et, en même temps dans un folklore de selfies, totalement décalé avec la signification d’un attribut qui fait de la femme une esclave.
Je ne sais rien de cette foule et je ne vois toujours pas arriver la moindre ligne du début de l’ombre du commencement d’une résolution. Et si je constate l’âge moyen de la foule, elle est composée largement de gens qui, dans une grande proportion, ont voté après notre départ pour deux généraux et quatre fois pour une momie dégénérée. Ils voulaient même, avec youyous et joie, proposer un jeune général à la Présidence de la république.
Non, désolé, le Hirak est un espoir merveilleux mais je ne suis à ses côtés qu’à la condition qu’il mette les cartes sur la table et nous propose des résolutions et des incarnations par des élus qui puissent me dire quels sont les projets d’une majorité.
Pour le moment, je ne vois qu’une seule tête qui, dans un moment d’euphorie légitime que je soutiens, me propose les slogans « nous sommes tous des frères, nous volons la liberté et youyouyou…! ».
Un peu comme dans les cérémonies familiales et nationales des Algériens où la débauche de sentiments, de bruit, d’embrassades et de fraternité dissimulent les grandes douleurs de ceux qui sont différents et qui n’osent s’opposer à une foule en délire qui condamne leurs choix, avant même qu’ils se soient exprimés. Celui ou celle qui le ferait s’exposerait à être en marge de tout.
Et lorsque les différences ne peuvent se revendiquer en pleine lumière, ce sont les ténèbres qui s’en emparent.
Désolé mais j’ai 64 ans aujourd’hui et lorsque j’entends les Algériens hurler leur unanimité, j’ai une tendance à me méfier des lendemains douloureux. La démocratie et l’humanisme, c’est avant tout l’affrontement et la gestion des différences pour qu’ils s’expriment dans un climat apaisé au mieux possible.
Ce n’est certainement pas l’unanimité, propre aux dictatures militaires et théocratiques.