29 mars 2024
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Le macabre dans « Les Vigiles » de Tahar Djaout et « Le Procès » de Franz Kafka

DECRYPTAGE

Le macabre dans « Les Vigiles » de Tahar Djaout et « Le Procès » de Franz Kafka

Le motif du macabre se donne à lire expressément dans Les Vigiles à travers la scène de l’assassinat atroce de Moh Said par les soldats de l’armée d’occupation française.

L’horreur de la guerre et la mise en mot de la brutalité de l’oppression coloniale dans tout ce qu’elle charrie de violence et du macabre se donnent à voir à travers la mise en scène d’un corps déchiqueté et désagrégé qui est celui de Moh Said un des personnages du roman dont l’existence a été très rapidement écourtée par les rafales d’une mitrailleuse pour avoir esquissé un mouvement de liberté et tenté de briser le cercle de la soumission imposée par l’armée française: « Sa gandoura maculée de sang et de poussière laissait voir à travers une échancrure un viscère volumineux difficile à identifier. » (Les Vigiles, p. 12). 

 La mise en signe ici d’une dislocation du corps humain participe de la volonté de T. Djaout de traduire l’effritement des assises du réel faisant ainsi place à un monde insignifiant et grotesque. Elle montre à quel point les frontières entre l’humain et l’inhumain ainsi que l’imaginaire et le réel sont extrêmement labiles, la bascule étant si facile qu’elle rende compte de la fragilité du réel tel que nous le concevons.

L’achèvement du corps de Moh Said par un autre soldat met ainsi fin au spectacle insoutenable produit par les contorsions que celui-là fait en se roulant par terre « le pauvre Moh Said se contorsionnait par terre comme une bête fraîchement égorgée lorsqu’un autre soldat, trouvant sans doute le spectacle insupportable s’approcha du supplicié et pointa sa mitraillette vers la tête. Deux coups partirent et le corps fut secoué d’une dernière convulsion. »  (Les Vigiles, p. 13). En effet, l’horreur coloniale telle qu’elle est décrite ici est appréhendée par Tahar Djaout par le prisme humoristique pour amortir son choc tout en provoquant un effet tragicomique à la fois.

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La brutalité de la scène de la mort est si tragique et insoutenable qu’elle génère un effet comique. Menouar Ziada, un des personnages principaux du roman avec Mafoudh Lemdjad se trouvant là par contrainte coloniale puisqu’il s’agit d’un rassemblement regroupant obligatoirement  tout le village par l’armée française assistant pour la première fois de sa vie à une mort si atroce qu’il est terrorisé au point qu’il « se rendit compte que son pantalon était abondamment mouillé et adhérait à l’une de ses jambes. » (p. 13). Une situation qui n’en provoque pas moins le rire et donne à voir un monde grotesque où l’horreur et le comique se côtoient et alternent en permanence : « l’harmonie entre la conscience et la réalité est rompue pour faire place à un monde d’incohérence. » 

Par ailleurs, la mise en signe de la sauvagerie de la mort de Moh Said en le comparant à une bête « fraîchement égorgée » vise à traduire en image l’inénarrable atrocité de l’armée coloniale. Il s’agit ici pour T. Djaout de tenter de mettre en mot la colonialité de l’armée française dans toute sa brutalité. Cette scène d’une rare violence telle qu’elle est donnée à voir au lecteur témoigne de l’atrocité de la bête humaine et de son caractère machinal ainsi que décrits dans La Colonie pénitentiaire de Franz Kafka 

En effet, les deux scènes poussent le tragique jusqu’à l’extrême pour en faire ressortir un monde grotesque et incohérent, car c’est la seule sortie de secours et le seul sas possible pour filtrer le traumatisme de cette violence. D’ailleurs, la sauvagerie de la mort de Moh Said est telle qu’elle a fini par ébranler les assises du réel et provoquer sa dislocation. L’apparition de l’excrémentiel, un des motifs également du grotesque à travers la scène où «Menouar Ziada se rend compte que son pantalon était abondamment mouillé et adhérait à l’une de ses jambes » rend compte de la brutalité de cette mort et donne à voir un spectacle complètement irréel où le tragique et le comique se disputent la place.

De la même façon la mise à mort de Joseph K. intervenant vers la fin du roman n’est pas moins tragique. Une mort s’apparentant à une liquidation dans une indifférence totale. C’est ce que signifie vraisemblablement la dernière expression du personnage principal Joseph K. : « Comme un chien ! » (p. 280, Le Procès).

À travers cette scène de violence, Kafka montre la finalité de la logique oppressive d’un pouvoir totalitaire se servant de l’appareil judiciaire uniquement comme moyen détourné pour légitimer des éliminations physiques de ses opposants. La façon dont est tué Joseph K. laisse entrevoir un monde grotesque et absurde où la logique de la mort l’emporte sur tout. De ce point de vue, la mort de Joseph K. n’est nullement un renoncement à la vie, mais plutôt vise à montrer en quoi consiste en réalité l’aboutissement d’une logique oppressive. C’est pourquoi F. Kafka présente cette mort non seulement comme une boucherie, mais comme un non-lieu, un acte grotesque dont même les personnages qui sont chargés de l’exécuter ne sont pas à la hauteur.

  D’où l’indifférence de  Joseph K. qui ne manifeste pas de résistance lors de son exécution. Cela ne signifie pas cependant le consentement à sa mort tel que l’ont interprété nombre de commentateurs de Kafka, mais une mise à l’épreuve de la lâcheté de ses bourreaux et un défi jusqu’au bout de la logique implacable de la machine oppressive qui se cache derrière le simulacre du procès intenté à Joseph K sans motif existant. Certes, la fin du roman paraît être bâclée, mais en réalité, c’est la mort même de  Joseph K. qui est bâclée. Cette fin peut être la mieux à même pour F. Kafka de présenter cette mort comme un non-lieu, un acte insignifiant dépourvu de toute logique de sens « L’un des deux messieurs venait de le saisir à la gorge ; l’autre lui enfonça le couteau dans le cœur et l’y retourna par deux fois. Les yeux mourants,  Joseph K. vit encore les deux messieurs penchés tout près de son visage qui observaient le dénouement joue contre joue. » (pp. 279-280, Le Procès)

La mise en signe de cette boucherie apparaît également chez Tahar Djaout à travers un souvenir de Menouar Ziada d’une fête de l’Aid : « l’égorgeur n’était pas n’importe qui : il avait du tact et du prestige, la dévotion et le savoir-faire devaient cohabiter en lui (…) Un simple geste rituel aussi impersonnel qu’instantané. Il prenait le couteau rougi du sang du mouton précédent, prononçait une formule à voix basse, et la lame passait d’une oreille à l’autre. L’homme lâchait ensuite la veine jugulaire qu’il pressait de la main gauche et faisait un saut de côté pour ne pas être éclaboussé par le sang qui giclait loin. » (Les Vigiles, p. 212). En effet, ce souvenir surgit dans sa conscience après son entretien avec Skander Brik son redoutable chef et le redoutable vigile l’informant de sa décision implacable en lui présentant la mort comme l’ultime solution et aucune alternative possible.  

Cette disparition lui fut présentée comme étant le prix à payer pour préserver son honneur et celui de sa patrie mis à mal après la reconnaissance étrangère dont est gratifiée Mahfoudh Lemdjad, l’inventeur de la machine du métier à tisser à qui les autorités locales dont fait partie Skander BrIk ont fait subir de multiples déboires.   N’arrivant pas à symboliser cette décision aussi absurde qu’aberrante dont il est destinataire, l’image qui lui vient à l’esprit pour essayer de se représenter cette brutalité de la réalité macabre est celle de l’Aid dans ce qu’elle a de boucherie. Le recours à ce souvenir vise à mettre en signe ce que peut être sa mort dont il n’arrive pas à cerner les contours ni admettre la réalité.

La convocation de l’image de l’Aid lui permet ainsi de la visualiser en la fixant dans une image représentant une boucherie, car les mots étant impuissants à rendre compte de cette logique meurtrière.  En réalité, c’est la dislocation du réel qui amène Menouar Ziada à se tourner vers le souvenir pour tenter de chercher un équivalent à sa mort, lui qui, toute sa vie, n’en a fait que la redouter et pourtant il a côtoyée de près, notamment lors de l’assassinat de Moh Said et du châtiment mortel qu’il a subi dans le camp de ses confrères (Les Vigiles, pp. 113-118).

Enfin,  la scène de la boucherie que décrit le narrateur dans Les Vigiles de T. Djaout qui symbolise la fête de l’Aid n’est pas sans lien avec la mort de Manouar Ziada. Cette analogie vise à faire ressortir le caractère macabre de la mort dans les deux cas en assimilant l’élimination physique de son personnage principal à une boucherie. Cependant, il convient de  souligner une différence importante. La mort dont il est question dans la boucherie de l’Aid est voilée par le rituel religieux qui lui ôte son caractère macabre en la rendant supportable. De plus, elle est présentée dans une ambiance carnavalesque, ce qui dilue sa violence et brutalité.  En revanche, celle de Manouar Ziada ainsi que celle de celle de Joseph K. se donnent à voir dans toute leur violence et cruauté. 

Auteur
Omar Tarmelit   

 




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