Mardi 9 juin 2020
Le monde expliqué par un complotiste
On raconte qu’une fois, le grand philosophe anglais, Bertrand Russell, avait donné une conférence sur la religion et l’athéisme.
À la fin, et alors qu’il s’apprêtait à quitter les lieux, il est approché par une vieille dame qui lui déclare: « Vous pouvez causer autant que vous voudrez mais vous ne pourrez pas nier que la terre repose sur le dos d’une tortue. » Le philosophe, avec son calme et sa politesse légendaires, demande à son interlocuteur: « Et sur quoi repose la tortue ? » La dame lui répond sans hésiter: « Sur le dos d’une autre tortue. » Russell insiste gentiment: »Et la deuxième tortue, sur quoi se tient-elle ? » La vieille dame perd sa patience et lui dit sèchement: « C’est des tortues jusqu’au fond. »
Cette histoire illustre le mode opératoire d’un complotiste. Il commence par concocter une théorie, avec une structure plus ou moins logique, mais basée sur du vent, pour expliquer un événement. Quand on lui indique que sa théorie ne tient pas debout parce qu’il n’y a rien pour la soutenir, au lieu de la rétracter ou du moins la réviser, il invente une autre théorie pour l’étayer, puis une troisième et ainsi de suite…jusqu’au fond.
Mais qu’est-ce qu’une théorie du complot ?
C’est une manière d’interpréter et de comprendre les événements courants ou historiques en les attribuant à des acteurs mystérieux et malveillants qui agissent dans l’ombre pour des objectifs de puissance, de contrôle ou de profit. Ces acteurs, crédités de pouvoirs presque surnaturels, peuvent être des individus, des corporations, des institutions étatiques ou des organisations internationales. Une belle théorie du complot nous est toujours présentée suivant des artifices théâtraux, avec un sens d’expectation d’une révélation qui changerait toutes nos conceptions de la réalité et une exhortation à nous réveiller, à ouvrir nos yeux pour voir ce qui nous a été diaboliquement caché jusque-là.
L’une des théories du complot les plus connues est celle qui attribue la destruction des Twin Towers, New York, à la CIA, avec comme objectif de fournir au président George W. Bush un prétexte pour envahir l’Afghanistan et l’Irak. L’Administration Bush avait bel et bien exploité les attaques du 11 septembre 2001 pour mener des guerres au Moyen-Orient qu’elle voulait remodeler au profit des intérêts économiques et géostratégiques des États-Unis. De là à ce que des dizaines, voire des centaines de personnes puissent prendre part à une opération de plusieurs jours qui consistait à transporter et installer des quantités énormes d’explosifs dont la détonation a eu lieu à l’instant précis de l’impact, à toute vitesse, d’un avion civil contre l’une des tours, sous le nez de milliers d’employés, de nettoyeurs, de touristes, d’officiers de garde, et qui a occasionné la mort de milliers de leurs concitoyens, sans qu’aucune d’entre elles ne fassent des révélations au public, à travers des fuites aux médias, est, le moins que l’on puisse dire, plutôt pas très facile à croire.
La question de choix d’un complotiste est: « Cui bono ? » (Au profit de qui ?) La supposition derrière la question est que si quelqu’un tire profit d’un événement, ce qui est pratiquement toujours le cas, ce quelqu’un en est nécessairement l’instigateur. Il y a bien évidemment des instances où le postulat est vrai mais ce n’est pas une loi universelle, loin s’en faut. Ce n’est pas parce qu’un mécanicien a empoché une bonne petite somme d’argent dans la réparation d’une voiture qu’il est forcément derrière l’accident qui a causé les dommages. Le complotiste ne croit pas aux coïncidences ou aux causes neutres; il se contente de la relation de profit ou d’avantage tout en poussant du revers de la main l’exigence de preuves.
Ordinairement, les théories du complot prolifèrent au sein des sociétés fermées, gouvernées par des dictatures, tant toutes les grandes décisions qui les concernent sont prises en secret par de petits nombres d’autocrates qui ont le droit de vie et de mort sur leurs peuples. De nos jours, la globalisation a produit des complotistes qui transcendent les nations et les continents, quoique majoritairement des citoyens des pays les plus industrialisés et les plus démocratiques, dont les théories, qui prennent pour cibles privilégiées les domaines scientifiques et technologiques, sont amplifiées par les réseaux sociaux.
Parmi les groupes les plus vocaux qui sévissent sur Internet, figurent ceux qui dénoncent les trouvailles des chercheurs sur le changement climatique ou le réchauffement de la planète, les qualifiant de cabale de communistes ayant pour objectif le contrôle du monde par l’intermédiaire de l’Organisation des Nations unies (ONU). Le fait que des milliers de chercheurs des meilleurs universités du monde aient abouti aux mêmes résultats n’affectent en rien les croyances des complotistes, encore moins le danger mortel que constitue le phénomène pour la survie de la civilisation, voire de la race, humaine.
Un autre groupe est le mouvement s’opposant aux vaccins sous prétexte qu’ils causent des maladies comme l’autisme ou les crises d’épilepsie chez les enfants, alors qu’il n’y a aucune preuve scientifique pour soutenir leurs théories malgré toutes les recherches menées dans le domaine, et sachant que l’abandon de vaccins dans certaines communautés voient la résurgence de maladies contagieuses, potentiellement fatales, comme la rougeole, qu’on croyait disparues.
Mais depuis l’avènement de la pandémie du Covid-19, les théories du complot poussent comme des champignons. Se côtoient, avec une camaraderie bienveillante, ceux qui nient l’existence même du virus, ceux qui croient que le virus existe mais qu’il ne présente aucun danger, ceux qui croient que le nombre de morts est exagéré, ceux qui croient que le virus a été fabriqué dans un laboratoire chinois et ceux qui croient qu’il sort d’un laboratoire américain, ceux qui croient que c’est une création de Bill Gates, ceux qui croient qu’il est causé par les réseaux de télécommunication 5G, ceux qui croient qu’il est causé par les Organisme Génétiquement Modifiés (OGM), ceux qui croient que c’est une création de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), ceux qui croient que c’est un complot des multinationales pharmaceutiques (Big Pharma).
Ceci dit, il ne faut tout de même pas nier l’existence de vrais complots, comme les coups d’Etats par exemple. Mais, en général, la poursuite des théories du complot, y compris les plus plausibles d’entre elles, pour expliquer ou comprendre ce qui se passe dans le monde, même si elles sont attirantes à la manière des romans policiers, mènent, dans l’écrasante majorité des cas, à travers des tas de virages, vers un cul de sac.