Samedi 21 avril 2018
Le Mouvement culturel berbère entre mirage et réalité
Les festivités du 20 avril ont eu lieu et comme à l’accoutumée tout le monde s’engouffre dans ce bal de conférences, débats, expositions, témoignages… Un décor déjà vu, revu et ressassé.
Ce scénario souvent le même depuis plusieurs années est en train de prendre énormément de place, continuellement encombrant et peu improductif. Le contenu des témoignages livrés par les acteurs de cette période sont souvent répétitifs. Ce qui amoindrit le débat et fait perdurer l’idée idyllique d’un mouvement culturel berbère en recherche de rebond.
Les acteurs de cet épisode sont-ils rentrés dans une spirale récurrente ? Ne parviennent-ils toujours pas à se projeter dans une perspective historique plus féconde ?
La signification sémantique du terme mouvement et a fortiori culturel et populaire indique qu’il y a eu effectivement de l’action, la trajectoire, l’impulsion, la dynamique. Or, nous constatons qu’à travers les différents témoignages que nous entendons, ici et là, depuis presque quatre décennies, l’absence de ces éléments qui définissent et déterminent un mouvement en marche. Préparer un événement de cette dimension exigeait certainement de la rigueur dans l’organisation, de la conception, de la formation et surtout de l’anticipation. Des préceptes que nous ne retrouvons nulle part dans les déclarations des acteurs de l’époque. Tout le monde s’accorde à dire que les événements les ont surpris et qu’ils avaient à gérer une imminente intervention musclée de la police. Ceci, à travers les informations-intimidations que les services de sécurité diffusaient un peu partout mais surtout les démonstrations de force des services de la répression dans la ville de Tizi Ouzou et alentours dès le début des hostilités entre les étudiants, l’administration et surtout avec les représentants du parti unique dans la région.
Hormis, cette certitude d’une éventuelle intrusion, le devenir, l’identité, le calendrier, la tournure, le développement du mouvement… rares étaient les acteurs ou témoins de cet épisode qui se projetaient pour la suite à donner au mouvement et sur l’avenir.
Le principe d’anticipation afin de préparer la riposte et de donner la réplique chère à tout mouvement politique, culturel, syndical ou social d’envergure ne faisait pas partie de la vue de l’ensemble des acteurs car ils étaient plutôt pris par le quotidien et broyés par les réactions sporadiques. L’illustration de ce sentiment, nous l’avons vérifié après l’arrestation de quelques militants sommairement identifiés sous le nom des « 24 détenus ». Aucun comité de soutien n’a vu le jour en dehors de quelques milieux avertis et dans l’émigration, peu d’organisations crédibles n’ont repris le flambeau pour montrer la ligne et l’attitude à adopter. En revanche, quelques militants qui appartenaient aux partis politiques clandestins tels que le FFS, le PRS, le FUAA et des organisations de l’extrême gauche ont pu donner certaines consignes à leurs militants encore en liberté afin qu’ils fassent attention et à se préparer à toute éventualité répressive.
A l’université de Tizi Ouzou, la peur, le doute, la désorientation et surtout la suspicion ont pris le dessus. Des étudiants désemparés, notamment après l’arrestation des leaders étudiants très actifs dans les comités autonomes fraîchement élus. Il s’agit entre autres d’Aziz Tari, Djamel Zenati, Rachid Aït Ouakli Ouakli, Gérard Lamari. Les étudiants en liberté ont pu reconstruire timidement mais courageusement des ilots de résistances en s’appuyant notamment sur le concours de quelques enseignants pour dénoncer les agissements scandaleux des forces de répressions et appeler à la libération de l’ensemble des détenus dont quelques étudiants.
Pour maintenir la pression et surtout la survie de la contestation en dehors de l’enceinte universitaire bâillonnée par la police, les étudiants ont alerté les différents collèges et lycées de la Kabylie. Les lycéens ont repris le flambeau en apportant leur soutien aux détenus, ont pu organiser à travers toute la Kabylie des manifestations, des grèves et des marches souvent réprimées par les forces de répression. Ces derniers ont élu domicile dans les dortoirs des établissements scolaires à travers toute la Kabylie pour atomiser les moindres réactions et expressions des lycéens et de la population locale principalement dans les villes moyennes, comme à Ain El Hammam, Larbaa Nath Irathen , Azazga, Draa El Mizan, Sidi Aich…concernées par l’agitation embryonnaire.
Dans un élan de solidarité authentique kabyle, notamment après la propagation de la désinformation par des officines tels que les services de sécurité, des organisations satellites du pouvoir (UNJA, UGTA, UNFA…), mais surtout des militants du Parti unique à travers les cellules des kasma laissant entendre que des agressions et viols avaient été commis à l’encontre des jeunes étudiantes kabyles résidentes dans la cité universitaire de M’douha à Tizi-Ouzou. La population kabyle a réagi naturellement, d’une façon disparate mais déterminée pour faire face à cette énième injustice et agression que subissait de nouveau la Kabylie. Après les douloureux épisodes de la guerre d’Algérie, les terribles événements de la révolte du FFS en 1963, c’était au tour de la jeunesse étudiante kabyle d’être agressée et injuriée !!! Des manifestations, et des grèves ont éclatés aussi dans les rares zones industrielles, les commerces et l’administration. Des blocages de routes sont devenus le quotidien de toute la Kabylie. La population avait maintenu la pression sur les autorités locales, sans pour autant canaliser leurs efforts.
Par ailleurs, il faut mentionner et rendre hommage aux familles des détenus pour leur courage et leur détermination. Cependant, ces familles et proches des détenus ont adopté une posture responsable et honorable. Ils sont restées mobilisées et solidaires avec les détenus tout au long de leurs détention jusqu’à leur libération au mois de juin 1980.
L’utilisation de la mémoire
Le printemps berbère de 1980, date symbolique et de référence dans l’histoire contemporaine de la mouvance culturelle berbère, avait débuté suite à l’interdiction de la conférence de Mouloud Mammeri et ensuite de l’intrusion violente des services de sécurité, dans l’enceinte même de la cité universitaire Oued Aissi dans la wilaya de Tizi Ouzou. Ils ont transgressés ainsi les franchises universitaires, statut chèrement acquis par les combats multiples des étudiants d’Algérie et du monde.
Les quelques témoignages disponibles sur cette période évoquent un moment historique assez crucial. La plupart des acteurs ayant participé à ces événements portaient encore les stigmates de la guerre d’Algérie et de la dictature militaire post indépendance. A titre d’exemple le témoignage de M. Arezki About, dont le parcours politique fut assez versatile et mouvant. Certes son témoignage a le mérite d’exister car il fut le premier à être arrêté lors de ces événements. Mais à lire son livre-témoignage, nous assistions à un ensemble de récit et d’anecdotes. Il a livré indubitablement ses sentiments, ses ressentis, ses peurs, ses interrogations… En revanche, il n’évoque pas ou peu de noms, de ses camarades, et il ne se réfère nullement à des réunions de travail organisées au sein de son organisation politique clandestine le FUAA. Il ne cite pas de titres de revues publiées, n’évoque pas les rencontres clandestines ou politiques…Nous avons l’impression que M. About vivait sur une île déserte, seul au monde !!! Cela complique la compréhension et conforte mes réserves sur la dimension qu’on veut donner au mouvement.
Par ailleurs, le Dr Saïd Sadi, autre détenu du printemps 80, qui se présente comme étant la cheville ouvrière de ce mouvement ne nous renseigne pas sur grand-chose. Dans son livre réédité dernièrement « L’échec recommencée », nous nous retrouvons avec une cinquantaine de pages sur les événements de 80 qui débutent à partir de mars, après l’annulation de la tenue de la conférence-débat programmée au Centre universitaire de Tizi-Ouzou. Son récit aborde les événements qui se sont déroulés après l’annulation de la conférence de Mammeri, la prison, les différents tiraillements idéologiques, parfois politiques mais souvent personnels entre les acteurs de ce mouvement. Nous ressentons dans son témoignage une absence totale de stratégie et d’encadrement qui ont mis les acteurs de l’époque dans une posture de réaction et d’improvisation.
Enfin, les différents témoignages des acteurs du printemps berbère en 1980, réunis par le militant journaliste Arezki Aït Larbi corroborent cette impression. Les témoins relatent seulement les conditions de l’arrestation et de la prison. En effet, peu de personnes parlent de l’évènement en amont. Tous les témoignages se répètent en se référant au mieux à la journée fatidique du 10 mars, date de l’annulation de la conférence que Mouloud Mammeri devait animer à l’université, puis de l’agression du campus d’Oued Aissi et de l’escalade et l’enchaînement des événements.
La Kabylie terrain de lutte ou d’expérimentation ?
En allant dans une lecture historique rétrospective de ce qui s’est passé en Kabylie depuis les années 1940, à l’époque du mouvement national, nous notons que la région de la Kabylie subissait continuellement des événements douloureux. Les époques sont certes différentes entre le colonialisme français et la dictature algérienne post-indépendance. L’élément toujours présent est la façon dont la Kabylie est régulièrement soumise au diktat des décideurs qui la plupart du temps tirent leur épingle du jeu. Les exemples se suivent et se ressemblent.
Durant les années 1940 au sein du Parti du peuple algérien, beaucoup de militants de la Kabylie ont fait les frais d’un conflit intergénérationnel et surtout politique entre un Messali Hadj, leader incontesté du parti nationaliste, et la jeune avant-garde majoritairement originaire de la Kabylie, regroupée autour du militant qu’on a qualifié de berbériste Ouali Bennai et se retrouvent dans la vision politique du Dr Liamine Debaghine. Ce conflit politique entre les cadres de la Kabylie et leur direction s’est développé en crise : la crise dite berbériste de 1949, une aubaine pour les gardiens du temple afin de mettre à exécution un plan d’épuration et de purge envers les militants soupçonnés de berbérisme. A partir de cette date la volonté de réformer les instances du parti en perspective d’un mouvement démocratique et de libération fut renvoyée aux calendes grecques.
En 1963, la Kabylie a pris les armes contre la dictature en place représentée par un pouvoir illégitime. Ce dernier réussit à se maintenir en voulant braquer tout le pays contre la région de la Kabylie. En diffusant tous genres de discours, le pouvoir en place présentait alors les militants du FFS en séparatistes, sécessionnistes et toutes autres sortes d’allégations dévalorisantes….Cette crise a laissé des traces et des plaies ouvertes dans la mémoire collective en Kabylie. Elle a engendré une fracture et un morcellement dans la transmission des valeurs révolutionnaires entre la génération formée dans l’esprit du mouvement national puis de la guerre d’Algérie et la génération post-indépendance.
Revenons maintenant au contexte politique et social de la fin des années 70. L’Algérie a souvent été présentée comme un chantre de la lutte révolutionnaire et un pays avant-gardiste dans le combat mené par le tiers monde. En décembre 1978, nous assistions à l’annonce officielle de la disparition du président Houari Boumediene, qui a succombé à une longue maladie tenue secrète. Boumediene était connu pour son autoritarisme et sa violence authentique envers toute forme de contestation ou d’opposition politique qui remettrait en cause son pouvoir sans limites ou ses décisions et choix politiques. Un débat fut enclenché alors au sein du parti FLN et au sein de l’armée pour trouver un successeur à Boumediene.
Le tiraillement était à son apogée entre un clan mené par l’ancien secrétaire général du FLN en la personne de Mohamed Salah Yahiaoui, un personnage imbu de l’idéologie baathiste. Ce courant était majoritaire au sein du parti, y avait la légitimité au sein de l’appareil, comme il était soutenu par les organisations de masses aux ordres à l’instar de l’UNJA, UNFA, UGTA… qui soutenaient sa candidature pour aller dans la continuité d’une ligne ‘révolutionnaire’ du défunt Boumediene.
En plus de tous ces soutiens, Mohamed Salah Yahiaoui bénéficiait aussi du soutien du PAGS, avec sa devise de soutien critique. Logiquement et naturellement comme cela se passait dans les pays anciennement communistes et staliniens, c’était le parti qui désignait le candidat et généralement le secrétaire général était promu au poste suprême des responsabilités du pays. L’autre prétendant au trône n’était autre que l’actuel président Abdelaziz Bouteflika. Une forte proximité avec le colonel Boumediene, du fait qu’ils venaient du même clan à savoir celui d’Oujda depuis les années de la guerre de libération puisqu’ils étaient postés essentiellement au Maroc. Bouteflika jouissait d’une grande confiance de la part de Boumediene, et fut promu plusieurs fois ministre, notamment des affaires étrangères. Bouteflika était présenté comme un libéral et partisan de l’ouverture vers l’occident. Face à ce conflit de succession, un troisième homme surgit pour faire le ménage et installer le colonel Chadli Bendjedid sur le trône. Il s’agissait de Kasdi Merbah, l’homme fort de la redoutable sécurité militaire ‘SM’. Ce dernier a pesé de tout son poids pour imposer le colonel Chadli comme seul et unique candidat du Parti, puis président de la République. Ce nouveau président était inconnu du grand public et n’avait pas une grande envergure, ni l’autorité du défunt Boumediene.
Le peuple algérien ignorait ce personnage étranger à ces yeux puisqu’il ne faisait pas partie du sérail, ni de la classe politique agissante de l’époque. Il faudrait donc s’y habituer. La Kabylie comme à l’accoutumé allait-servir de terrain propice pour les innombrables tergiversations du pouvoir en place ? Les événements du printemps berbère de 1980 ont-ils servi de tremplin pour faire connaître ce nouveau venu sur la scène politique ? Le pouvoir en place, égal à ses pratiques à user de tout son poids pour discréditer les événements du 20 avril 1980 par des rumeurs et la désinformation tels que « atteinte aux drapeaux, incendie de mosquées, discours séparatiste… », voulait braquer une fois de plus le pays contre la Kabylie. Alors les marches et les manifestations de la kasma de Tindouf à celle de Souk Ahras encadrées par le parti unique et les organisations satellites ont été médiatisées, ainsi que leurs soutiens au nouveau président. Les tenants du pouvoir faisaient de ce président un illusoire rempart contre «l’instabilité» du pays.
Le conflit de pouvoir à la tête de l’Etat fut endigué définitivement par l’exil forcé de Bouteflika et la disparition politique de Md Salah Yahiaoui. Depuis lors on n’entendit plus parler de tous ces détracteurs ou concurrents au nouveau régime.
C’est dans ce climat politique que la Kabylie rentre dans un cycle de contestation pacifique contre le régime central durant toute la décennie 80. Plusieurs événements ont ressurgi et ont marqué la région.
Mes propositions
Si je pose ces questions, ce n’est évidemment pas pour amoindrir le parcours et l’apport des acteurs dont certains ont énormément subi, ni pour polémiquer avec des ainés militants. Mon interrogation s’inscrit plutôt dans une démarche d’enclencher un débat et une critique constructive afin d’analyser sereinement et paisiblement le contexte de l’époque, déceler les insuffisances, les fragilités et les incohérences que nous endurons encore dans nos différentes actions militantes. La capitalisation des expériences nous fait encore et souvent défaut.
En dépit des innombrables expériences, nous ne parvenons toujours pas à apprendre de nos erreurs. Hélas, la liste de ces revers et défaites est longue. L’instrumentalisation du mouvement et les dérives personnelles de corruption politique, l’aliénation et la servitude d’un certain nombre d’acteurs de cette génération captés par la mangeoire tendu par le pouvoir… illustrent parfaitement cet état.
Le constat que je dresse modestement est mitigé voire amère. Faire perdurer dans l’imaginaire collectif le spectre d’un mouvement idyllique, structuré, organisé, voire même hiérarchisé est une chimère. En effet, la présentation qu’on nous livre à tort et à travers sur ce mouvement est biaisée. L’illusion que nous continuons à perpétuer sur cet événement nous ne rend pas service. Le printemps berbère est une belle idée en construction et non pas un grand mouvement posé, réfléchi et installé. Le droit d’inventaire est plus que nécessaire.
Nous ne pouvons pas admettre cette fuite en avant perpétuelle. Il faudrait à mon sens se poser, engager une réflexion apaisée et prendre le recul nécessaire avant de se lancer dans des actions sans maîtriser les tenants et les aboutissants, le calendrier, se fixer des objectifs réalistes et réalisables. L’impression est que nous demeurons sur des acquis superficiels qui ne nous permettent pas d’aller de l’avant et de proposer une perspective historique aux générations futures.
A ce rythme nous serons condamnés à revivre les mêmes événements historiques et un éternel recommencement nous guettera toujours. A cet effet j’alerte sur la responsabilité des acteurs de cette période historique pour élucider et clarifier leurs rôles. Je les encourage à alimenter le débat par la réflexion et des contributions qui nous aideront à ne pas prolonger les échecs successifs.
Saddek Hadjou
Ancien militant du MCB
Ancien animateur du collectif culturel Tagherma «Université Mouloud Mammeri d’Alger »
Militant associatif et citoyen