21 novembre 2024
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AccueilIdéeLe mouvement de Mai 1981 ou l’autre pilier du Printemps berbère (III)

Le mouvement de Mai 1981 ou l’autre pilier du Printemps berbère (III)

Marche à Alger du militants de la cause amazighe en avril 1980.

Il existe hélas dans l’Histoire des événements importants qui ont été occultés par les observateurs avant d’être mis définitivement sous le boisseau. Si ce n’était la vigilance de ses acteurs, c’est ce qui aurait pu arriver au mouvement du « 19 mai 1981 » de la Soummam et de Bgayet. Probablement parce que la région est enclavée, assez éloignée du centre médiatique et ne possédant pas à l’époque de pôle universitaire. (3e partie)

Par Gérard Lamari

Bgayet a tayri-inu

A partir de la rentrée de septembre 80, nous nous sommes mis en quête de jeter un pont entre l’université et les lycéens kabyles. Après tout, ils étaient destinés à devenir de futurs étudiants à Tizi ou d’ailleurs. Certains viendront effectivement nous rejoindre un an plus tard. D’autres, comme Kamel Amzal[1] poursuivront leurs études à Alger, et enfin, le cortège des lycéens de Bgayet finira à la nouvelle université de Sétif.

L’objectif de nos rencontres était de les mettre à notre niveau d’information et de tisser une coordination entre nous tous.

Nous organisions nos rendez-vous au petit amphi de Oued-Aïssi tous les premiers jeudis de chaque mois. Tous les lycées de Kabylie étaient représentés. Outre Kamel Amzal de Michelet, nous connûmes ainsi Moh Chérif et Boukhalfa Bellache, Nacer Boutrid, Salah Taybi, Amirouche Sadi, Ali Benamsili, etc.

Très ponctuels, malgré d’une part les lourds problèmes de transport et d’autre part le bac qui se profilait, ils étaient toujours ravis de nous retrouver en ces après-midi de week-end. Très motivés, ces jeunes avaient soif d’informations et souhaitaient mieux s’armer politiquement. Ils ne pouvaient trouver meilleur endroit. Ils suivaient en effet assidument les échanges d’analyses entre l’extrême-Gauche et la branche culturaliste du FFS.

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En mars 81, le pouvoir rendit publique ses conclusions liées au « Dossier Culturel ». Nous reçûmes ensemble le coup de massue du rejet de nos revendications.

C’est à partir de ce moment que la cohésion de la tête du mouvement au sein de l’université de Tizi va se fissurer ouvertement, avant de se fendre définitivement en deux pôles irréconciliables.

Le mouvement de Mai 1981 ou l’autre pilier du Printemps berbère (I)

Le premier, de tendance gauche-révolutionnaire, voulait impulser une nouvelle mobilisation massive et engager un nouveau bras de fer avec le pouvoir. Ce courant était représenté par Djamel Zénati, Aziz Tari, Ramdane Hakem[2] et Gérard Lamari.

Le second, culturaliste et/ou FFS, cherchait l’apaisement tout en préconisant la production culturelle. Cette aile, craignant une nouvelle répression, correspondait en fait à un certain attentisme en vue de jours meilleurs. Elle était plutôt représentée par les enseignants FFS ou assimilés.

Le mouvement de Mai 1981 ou l’autre pilier du Printemps berbère (II)

Notons que cette course vers le leadership laissât pour compte la majorité des étudiants. Nous devrions retenir qu’un mouvement de masse ne saurait être que pluriel et consensuel. Les deux courants commettaient une lourde erreur en se combattant.

Justifier une stratégie à postériori est toujours aisée me dira-t-on. Aussi ne me bornerai-je qu’à la citation du pompier A. Brerhi, ministre de l’enseignement supérieur de l’époque « A la veille de son premier anniversaire [Avril 81], la rumeur annonçait de grandes manifestations en Kabylie. Un conseil ministériel présidé par le Premier ministre fut convoqué en toute urgence. […] Après un long débat, je proposais […] l’ouverture d’une post graduation sur l’amazighité à Alger […] »[3].

Il y avait donc bel et bien panique à bord !

Que nous détinssions une plus forte capacité de mobilisation, et les acquis eussent été certainement plus importants !

Mais la disposition au combat était somme toute relative à ce moment-là. Le traumatisme induit par l’agression physique du 20 Avril conjugué aux nouvelles divergences internes ne pouvait accoucher que d’une période statique.

A l’opposé, il y avait à contrario une effervescence accrue dans les établissements de Bgayet, d’Akbou, de Sidi-Aïch, de Seddouk…

Lors de la dernière rencontre avec les lycéens (mi-avril 81), quelques éléments de Bgayet sondèrent « le trio »[4] quant à l’opportunité d’une marche pacifique pour le 19 mai[5] suivant. Les revendications seraient celles d’Avril 80 auxquelles sera intégrée l’exigence du maintien du projet de construction de l’université de Bgayet. Pour punir les kabyles, cette dernière avait été détournée au profit de Jijel. Nous convînmes de nous retrouver pour centrer la discussion sur ce dernier point.

Quelques jours plus tard, nous reçûmes des émissaires nous invitant à une réunion de préparation à Bgayet. La date prévue était celle du jeudi 7 mai 1981. Quant au lieu précis, il était prévu qu’il nous serait communiqué plus tard. Nous donnâmes notre accord.

Pour nous accueillir le jour J, les organisateurs postèrent toute la matinée des éléments à tous les terminaux de Bgayet (les deux gares, les stations de taxi, etc.). Nous avions, quant à nous, prévus de venir par l’unique bus de 6h30 faisant la liaison Tizi-Bougie-Bgayet. Je me souviens que nous n’avions pu nous réveiller qu’à 6 heures (manque de sommeil en ces jours tendus). De Oued-Aïssi, il nous était impossible d’arriver à temps.

Nous étions persuadés que notre absence reporterait automatiquement la rencontre de Bgayet. Puis nous n’y repensâmes plus vraiment.

La Soummam, alter égo de Tizi

Le 19 mai 1981 retentit à Bgayet une gigantesque déflagration que personne n’attendait. Pas de Tizi en tout cas. Si le coup de tonnerre éclata dans un ciel d’apparence sans nuages visibles, le feu couvait depuis au moins une année.

C’est en fin d’après-midi que j’appris l’événement. Je me souviens que j’étais à Oued-Aïssi et que la nouvelle me fit grand plaisir. La Soummam prenait le relais. Mon premier réflexe fut d’appeler mon lycée d’origine : El-Hammadia. Je tombai sur le surveillant général. Lui dont la sévérité était notoire se montra si enthousiaste que j’en fus transporté. Je sentais qu’il était heureux d’échanger avec un ancien élève.

Le surveillant du lycée m’expliqua que ses pensionnaires n’étaient pas encore rentrés et qu’ils avaient massivement manifesté.

Deux cortèges démarrèrent en même temps : l’un du lycée El-Hammadia, l’autre du lycée Ihaddaden. La jonction se fît à l’entrée du quartier « LeKhemis ». La marche pacifique, gigantesque, clamait des slogans tels que « Tamazight langue nationale ». Alternativement, elle reprenait des chants révolutionnaires tels que « Tizi b-bwassa » du groupe Imazighen Imula. Le défilé, joyeux et bon enfant, arriva sans encombre au centre-ville.

Un manque lancinant venait d’être comblé. Bgayet et la Soummam qui étaient parties prenantes du mouvement berbère de 80, étaient frustrées depuis une année. Il leur manquait cette expression massive et ouverte qu’a connue Tizi auparavant. Le fossé venait d’être comblé. C’est au niveau du centre-ville que la répression s’abattit. Féroces, les brigades anti-émeutes chargèrent violemment. Les matraques frappaient sans distinction les jeunes manifestants et en quelques minutes, les gaz lacrymogènes enveloppaient l’atmosphère. A partir de ce moment, la marche dégénéra en émeutes qui se poursuivirent toute la journée. Dépassés, les « services » de sécurité furent renforcés par leurs collègues des départements avoisinants, à savoir de Sétif, Jijel et Bordj Bou Arréridj. Une aubaine pour casser du kabyle. Dévasté, le périmètre du centre ressemblait à une ville venant de subir une secousse tellurique de forte magnitude.

Dans la vallée de la Soummam, il se reproduisit les mêmes scènes. Comme ceux de Bgayet, les lycéens d’Akbou furent lourdement réprimés. Sidi-Aïch s’illumina en écho. A Seddouk, les manifestations faillirent se transformer en insurrection. Les jeunes prirent possession de la mosquée et utilisèrent ses hauts parleurs pour lancer des appels à la population. Bref, la Basse-Kabylie était en flammes.

Devant l’ampleur de la révolte, l’Etat mobilisa ses forces répressives centrales (d’Alger notamment) pour tuer ce mouvement avant qu’il ne fasse tache d’huile. En quelques jours, tous les architectes de la révolte (lycéens notamment et enseignants tels que Guidjou, principal artisan de la révolte) furent arrêtés.

« Il faut tuer le trio »

Ainsi était dénommé à l’époque le triangle « Aziz-Djamel-Gérard ». Comme je l’ai précisé plus haut, je ne l’ai su qu’assez récemment. Dans la Soummam, la vague d’arrestations a complétement décimé le noyau animateur du mouvement qui s’est retrouvé en quelques jours décapité de sa jeune élite locale. Et pour faire définitivement place nette, les autorités ont décidé d’en finir avec le « trio ».

Étant étudiants influents à Tizi, et originaires de la Soummam, nous pouvions redonner un élan à la protestation, et, notamment développer un mouvement de soutien qui ferait relai. Les deux Kabylie seraient enfin réunies en symbiose.

Cela, le pouvoir voulait l’empêcher absolument. A Alger, tous nos amis étaient arrêtés. A Tizi, le moral était en berne, mais un sursaut était toujours possible. D’où la décision de la dictature d’anéantir toute résistance potentielle.

Vers la fin mai 1981, nous apprîmes par une indiscrétion que nous étions susceptibles d’être arrêtés à notre tour. Nous étions alors en pleine préparation de nos examens universitaires. Que faire ?

L’université de Tizi n’étant pas mobilisable à ce moment-là, et nos amis fiables étant en prison, nous décidâmes d’entrer en clandestinité. Tizi n’était plus sûre.

Le taxieur Brahim fut de nouveau sollicité. Pour des raisons de sécurité, nous ne pouvions plus prendre son véhicule. Je lui ai remis un message qu’il a acheminé à mon père : « viens nous chercher cette nuit sur la route surplombant Oued-Aïssi à 2 heures du matin. La police veut nous arrêter ». Nous nous apprêtions à sacrifier par ce geste un nouveau semestre d’études.

Mon père arriva à l’heure dite. Nous nous engouffrâmes dans sa « 204 Peugeot » fraichement retapée, puis partîmes par les petites routes montagneuses. Nous fûmes coursés au départ, mais mon père réussit à semer nos poursuivants. C’est qu’il avait de la bouteille mon vieux en tant qu’ancien acheminant des « porteurs de valises ». Il revivait, 25 ans plus tard, les trajets Paris-Bône à travers ce Tizi-Akbou via Icelladen.

Nous arrivâmes au petit matin au village de Tizerght, voisin d’Aguemoun, berceau de mon enfance. Loin de tout, accoudé au flan d’une montagne majestueuse, il nous offrait sa beauté et une quiétude passagère.

Nous y passerons l’été. C’est d’Aguemoune que nous apprendrons par la radio (notre seul média) que la France était passée à « gauche ».

La clandestinité totale est une expérience incroyablement absolutiste : être recherché par toutes les polices, ne pas pouvoir se déplacer, ne pas pouvoir aller au café du coin, se cacher tout en analysant la situation demande une force de conviction, de caractère aussi. Loin de son milieu naturel, le militant peut flancher à ce moment-là. C’est arrivé à l’un de mes deux compagnons. Être choyé par la « masse » apporte toujours du baume au cœur, mais l’isolement peut nuire conjoncturellement à un militant non vraiment préparé.

Nous étions comme morts et nous regardions le monde à travers notre périscope.

Nous avions connu, une année auparavant, la prison militaire de Boufarik, puis le sinistre pénitencier de Berrouaghia. Mais la clandestinité est différente : on se fait prisonnier soi-même dans une tour d’ivoire préparée par soi. On se met volontairement hors-vie hors du milieu social.

A la rentrée de septembre 81, nous nous mîmes en accord à distance (tous les trois) pour rejoindre individuellement l’université de Tizi.

Une fois sur le site, nous apprîmes que les forces de sécurité avaient occupé tout l’été durant notre campus pour empêcher le déroulement de « l’université d’été » organisée par les militants « culturalistes »[6].

Nos camarades nous confirmèrent que nous étions plus que jamais recherchés…

A la convocation de nous rendre au commissariat central de Tizi, Djamel et Aziz décidèrent d’y donner suite. Ils furent interrogés, puis libérés en attendant le procès de Bgayet. Pour ma part, j’eu une autre attitude : reprendre la clandestinité jusqu’à nouvel ordre. Ce fut notre seconde dissonance.

Devant la chappe de plomb, et face à un pouvoir requinqué et liquidateur, il est toujours difficile de trouver la bonne attitude. Pour ce qui me concerne, j’ai pris l’option « absent ».

Soupçonnant une arrestation à tout moment, avec Hend Sadi et Aknine Arab, nous passâmes la nuit dans un abri près de Oued-Aïssi. Le lendemain, je pris la poudre d’escampette grâce notamment à Aknine Arab et Amrane Hocine.

Nouvelle clandestinité, nouvelle prison

Deux voitures. Une devant, pour visionner la situation à quelques km, et l’autre derrière dans laquelle je me trouvais avec mon chauffeur étudiant. Au bout de quelques quatre heures de route, j’arrive sans encombre, en pleine nuit, aux alentours d’Ithekhiar, village près des Bibans. Par sécurité, je finis les 10 derniers km à pied dans l’obscurité. J’eus de la chance, car lorsque mon camarade rebroussât chemin, il a rencontré une dizaine de barrages fouillant de fond en comble les véhicules.

Je trouve hébergement et suis choyé. Mais bien seul cette fois-ci. Le village est tellement éloigné des centres urbains que je suis coupé de toute information. Les cauchemars nocturnes cognant dans ma tête sont mes seuls souvenirs de ce mois « au vert ». Je n’avais pas de quoi écrire, pas de téléphone. Personne ne me connaissait. C’est dans ces périodes que l’on se pose les questions existentielles : pourquoi, comment ? Que peuvent faire les individus isolés devant l’armada démesurée d’une dictature ?

Je me remontais le moral en me convainquant que j’étais tel un moustique dans le cul d’un mammouth : il avait beau gesticuler en tous sens, mais ne pouvait se débarrasser de la bestiole. La plupart de mes amis étaient soit en fuite ou en prison à Bgayet ou à Barberousse (Alger).

Djamel et Aziz purent tout de même me faire parvenir le message « Tu peux revenir à Tizi. Tu ne risques rien jusqu’à notre procès prévu le 28 octobre à Bgayet ». Méfiant vis-à-vis des autorités, je décidai néanmoins de rester le plus longtemps possible dans ce village. Je réapparu une semaine avant l’audience. Je passai auparavant devant un jeune juge d’instruction qui refusa catégoriquement de prendre ma déclaration en langue française. J’ai dû me souscrire à m’exprimer avec la langue du dominant. J’ai souri à sa lecture des chefs d’accusation qui relevaient plus de la cour de sureté de l’Etat que de la correctionnelle mondaine. C’est que la justice algérienne est modulable selon les circonstances…

Le 28 octobre comme prévu, nous arrivâmes désarmés devant le juge. Nous n’avions pas les moyens de nous offrir un avocat. De toute façon, la défense n’aurait servi à rien étant donné que les peines étaient préparées à l’avance. Ce simulacre de justice nous condamna avec la plupart des lycéens, ainsi que quelques enseignants, à 4 ans de prison ferme. Le trio fut arrêté à la barre. Aziz fut même agressé physiquement en plein tribunal par un policier !

Dans le fourgon cellulaire qui nous acheminait vers notre prison, nous étions paradoxalement heureux de retrouver nos amis de Bgayet. Nous en profitâmes pour chanter ensemble et lancer à tue-tête des slogans tels que « A bas la répression » ou encore « Liberté d’expression ».

Nous retrouvions à la prison de Lekhmis (Bgayet) nos amis Guidjou Kader, Boutrid Nacre, Taybi Salah, Bellache Chérif et Boukhalfa, Yanat Nacer, Madaoui Azzedine, feu Zadi Farid, Terki Zoubir, Benamsili Ali, Merabet Laaziz, feu Naït-Haddad Rabah, etc.

Une page de luttes carcérales aillait commencer… (A suivre)

Gérard Lamari

Notes

[1] Ibid. [5]

[2] Il finira par se ranger à la position « d’apaisement ». Contraints par les nôtres, nous dûmes mettre en autodafé les dizaines de milliers de tracs prévus pour l’appel à la population à une grande manifestation.

[3] Ref. « Avril 80 : insurgés et officiels du pouvoir racontent le Printemps Berbère », ouvrage collectif coordonné par Arezki Aït Larbi, ed. KOUKOU, 2010. P. 232-233.

[4] Ainsi appelaient-ils le groupe Aziz-Djamel-Gérard. Je n’ai eu connaissance de cette appellation affective qu’en mai 2014, soit 33 ans après.

[5] Le choix de la date faisait référence à l’appel du 19 mai 1956 enjoignant les étudiants à monter au maquis.

[6] Branche FFS du mouvement de 80.

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