Jeudi 16 novembre 2017
Le narrateur de l’angoisse et du désespoir
« J’ai découvert que la plupart des gens n’ont personne à qui parler, personne, j’entends, qui veuille vraiment écouter. Quand un homme se rend enfin compte que vous êtes sincèrement désireux de l’entendre parler de affaires, l’expression qui envahit son visage est quelque chose d’extraordinaire à observer. » Walker Percy
Bien que le héros du roman Le cinéphile soit typiquement américain, il représente un phénomène qui dépasse les USA. Si ce garçon fréquente assidûment les salles de cinéma, c’est pour y trouver quelque chose qui lui manque dans la vie réelle. Contrairement au quotidien, le cinéma lui offre des rêves. Le cinéphile a peur de glisser en dehors de l’espace et du temps. Le film est là et il lui témoigne de l’existence d’un autre monde, plus beau.
John Bickerson est un jeune de Louisiane. Il a été au collège, fait la guerre de Corée, y a été blessé et est rentré dans la vie civile. Il dirige, dans un faubourg de la Nouvelle-Orléans, une entreprise de son oncle. A trente ans, il jouit d’une situation, comme on dit. Il a une secrétaire, possède un téléphone et une voiture, une télévision… Il est mandaté par son patron pour assister à des congrès, on le dit homme d’avenir. Mais John flotte à la surface de la vie. Il ne fait que tolérer son existence. Il accomplit les gestes que l’on attend de lui. Il gagne de l’argent mais il aspire au fond de lui à sortir de cette routine. Son mal est à « l’état d’innocence ». Cette personne donne toutes les apparences d’un être en bonne santé mais il lui manque le sens de sa propre identité.
John n’a pas de liaisons durables. Et surtout, il n’a pas d’amis. Il est déraciné ou plutôt n’accepte ni les racines ni les convictions de la riche famille sudiste de son père ni l’héritage plébéien transmis par sa mère. « L’oncle Jules est le seul homme que je connaisse dont la réussite soit totale et sans réserve. Il a beaucoup d’amis, gagne beaucoup d’argent… Catholique exemplaire mais on se demande pourquoi il se donne la peine de l’être. Le monde dans lequel il vit, la Cité de l’Homme, est si plaisant que la Cité de Dieu doit avoir peu d’attraits. Jules voudrait garder le monde comme il est, un endroit qui combine le charme du Vieux Monde et les méthodes de business du Nouveau, un monde où des blancs bienveillants et des noirs insouciants ont le bon sens de se conduire agréablement les uns avec les autres. »
La mère de John s’est remariée, après la mort à la guerre de son mari, avec un vendeur d’autos nommé Smith avec lequel elle a eu six enfants. C’est une catholique pratiquante, pas intellectuelle pour un sou, née pour élever des gosses, astiquer sa maison et accepter sans discuter la volonté de Dieu. John a de la peine à adhérer à cette foi et à la résignation chrétienne de sa mère. La cousine de John est encore plus à plaindre. Depuis qu’elle a perdu son premier fiancé dans un accident de voiture, elle flotte dans l’irréalité. Mais, tandis que John va au cinéma et se réfugie dans un doux scepticisme, la cousine, minée par une anxiété profonde qui tient de la névrose, côtoie le tragique. Elle prend des drogues et elle est au bord du suicide. Jamais elle ne pourra épouser Walter, le fiancé que sa famille lui propose.
Toute l’action du récit se déroule au cours d’une semaine passée à la Nouvelle-Orléans. L’ouvrage finira bien malgré tout. John, touché par la grâce, va redécouvrir à la fois la force de la tradition et la puissance de l’amour qu’il ressent pour Kate, sa cousine. Au terme du roman, John quitte son travail, reprend ses études de médecine et épouse Kate. Les deux jeunes gens construiront peut-être, sur les assises fragiles de leur volonté de vivre, un bonheur habitable — l’auteur ne répond pas aux questions qu’il a posées et ne donne aucune conclusion.
Le dernier gentleman reprend certains éléments du précédent ouvrage. Le personnage principal est également un jeune sudiste à la recherche de son identité et en quête de certaines valeurs. Dans les deux romans, la conscience de la mort est inscrite en filigrane. Dans les deux récits, un adolescent qui meurt aide le héros à mieux comprendre la vie. Dans ce roman, nous rencontrons d’abord Williston Bibb Barrett, le jeune sudiste dans son exil new yorkais. Ce garçon est issu d’une bonne famille. Aimable et généreux, il souffre de dépression, de déjà vu et d’amnésie. Ce jeune homme est, plus profondément que le héros de Cinéphile, un mélancolique. Il n’est que tristesse, insatisfaction, lourdeur d’âme…
Williston fait la connaissance de Kitty et, par la même occasion, de la famille de cette dernière, originaire de l’Alabama. Il fréquente assidûment Jamie, le frère de Kitty, dont les jours sont comptés. Et tout ce beau monde quitte New York pour le sud en roulotte. Williston est de plus en plus amoureux de Kitty et la demande en mariage. Leur union est retardée par l’évolution de la maladie de Jamie. Ce dernier est emmené au Mexique où il meurt après avoir été baptisé à la dernière minute. A partir de là, l’auteur examine, à travers ce récit, les problèmes qui se posent à l’homme américain. Il le fait avec une compassion profonde, dépourvue de fausse sentimentalité, et avec beaucoup d’humour : « A la différence de la plupart des américains qui parlent comme s’ils sirotaient du gruau, le psychiatre choisissait ses mots comme des bonbons ». Entrebâillant la porte sur une séance de thérapie de groupe, Williston, « en un instant renifla le climat spécial de groupe d’hostilités nourries et d’affronts calculés ».
L’humour de Walker Percy n’épargne pas ses compatriotes du sud non plus. « Un sudiste regarde un nègre deux fois : en premier lieu, lorsque dans son enfance il voit sa nourrice pour la première fois, en second lieu, lorsqu’il meurt et qu’il y a un nègre avec lui pour lui changer son linge. Mais il ne regarde pas une seule fois les nègres pendant les soixante ans d’intervalle. Il en sait autant sur eux que sur les martiens, ou plutôt moins encore, car il sait qu’il ne sait rien sur les martiens. »
« Main Street, U.S.A. : une église qui pratique l’apartheid qui a coûté un million de dollars à un coin, un drugstore avec des magazines porno à l’autre coin, un cinéma cochon au troisième, au quatrième un bar avec des entraîneuses et dans les W.C. un distributeur de préservatifs… » Cette dernière citation est extraite du journal de la belle-sœur de Kitty, qui, tout comme Williston, a des difficultés à vivre.
Les sujets qui hantent Walker Percy sont évidemment ceux du sens de la vie et du statut de l’être humain sur cette terre. Comment vivre dans un monde en perpétuel cycle qui enchaîne malheurs et catastrophes ? Sur quoi s’appuyer pour trouver des raisons de vivre ? L’amour ? Les héros de Walker Percy ne refusent ni l’angoisse ni le désespoir ni l’inconfort spirituel — ni même l’humour.