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Le Pen : la torture « républicaine » en colonie et le déni pour « vérité » mémorielle

Fabrice Riceputi.
Fabrice Riceputi. Crédit : Serge d’Ignazio.

A l’occasion de la récente parution de Le Pen et la torture. Alger 1957, l’histoire contre l’oubli, Le Matin d’Algérie s’entretient avec Fabrice Riceputi, historien et chercheur associé à l’Institut d’histoire du temps présent, autour de ce déni colonial qui va à l’encontre de la vérité solidement établie par des faits historiques depuis plusieurs décennies.

Qui n’a pas en effet vu, lu ou entendu ? Peu de temps avant, pendant et après les commémorations du soixantième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, le cirque politico-académique et sa gueule de bois médiatique de « la guerre des mémoires » a imposé le sentimentalisme de la « réconciliation des deux Rives » comme l’unique grille de lecture du moment colonial en Algérie.

A force de mettre l’histoire au service du ressentiment d’Etat français et algérien, on en est même arrivé à oublier ce qu’était la colonisation et l’après-Libération, pour se perdre dans le désastreux mirage d’une histoire antihistorique, dite « apaisée » et contre la « repentance ».

Les premiers laissés-pour-compte de ce cirque ? La recherche universitaire, les chercheurs, les professeurs d’université et leurs travaux. Des bibliothèques entières réduites aux cendres des manipulations politiciennes de l’extrême droite et de l’autoritarisme. D’un côté, tout ce qui va à l’encontre du « gros bon sens commun » des « bienfaits de la colonisation » est taxé d’« autoflagellation », de « haine de la France », de « soumission aux minorités revanchardes », d’ « islamo-gauchisme », de « wokisme » et, dans certains cas, d’« apologie du terrorisme du FLN » ; de l’autre, la roue de l’histoire doit se contenter de ressasser les pieuses légendes de l’avant-1962.

Tout ce qui va au-delà risquerait de nuire, selon une certaine « vérité » pour d’aucuns irréfutable, à l’« intégrité de la nation et sa sécurité »…

Le temps est au confusionnisme chez nombre de politiques et d’« intellectuels » de plateaux de télévision, dans les médias (privés surtout) mensonges plus généralement. Marine Le Pen est désormais la pierre angulaire de « l’arc républicain » et il ne faut pas s’étonner d’écouter sur une radio publique une certaine musique révisionniste selon laquelle Le Pen n’aurait sans doute pas torturé en Algérie.

Le Matin d’Algérie : Pourquoi avez-vous décidé d’écrire un livre sur le passé tortionnaire et criminel de Le Pen ? Est-ce le manque d’études consacrées à ce sujet qui a déterminé un tel choix, leur dispersion ou le contexte politique délétère dans lequel évolue la France actuellement ?

Fabrice Riceputi : Personne n’avait jamais songé à réunir l’ensemble du dossier historique relatif au passé tortionnaire de Jean-Marie Le Pen. Jusqu’aux années 2000, lorsqu’étaient publiées les dernières révélations à ce sujet, l’affaire paraissait suffisamment entendue. Et si quelques historiens ont travaillé sur la terreur militaro-policière à laquelle il a participé, aucun n’a logiquement jugé utile de s’intéresser à son cas particulier, qui est celui d’un tortionnaire mais parmi beaucoup d’autres, même s’il était député.

Mais plus de 20 années ont passé, les années de la « dédiabolisation » des Le Pen et du lepénisme. Et en février 2023, on a pu très sérieusement affirmer sur France Inter que « le soldat Le Pen n’a sans doute pas torturé » à Alger et qu’on n’aurait en tout cas « pas de preuves ». C’est là que j’ai réalisé la nécessité de faire ce travail, qui est aussi une manière de raconter au travers du cas Le Pen les premiers mois de ce qu’on appelle « la bataille d’Alger ».

Désormais, ce dossier est à la disposition de tous et je suis heureux qu’il soit aussi publié en Algérie.

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Le Matin d’Algérie : A quand remontent les premières accusations et revendications de la torture par Le Pen ?

Fabrice Riceputi : Les premières accusations remontent à juin 1957, c’est-à-dire deux mois après son départ d’Alger le 31 mars. Le périodique du FLN Résistance algérienne raconte le supplice infligé par le député parachutiste Le Pen à un certain « Dahman », à la Villa Les Roses sur les hauteurs d’El Biar, où cantonnait effectivement la compagnie de Le Pen. Puis, en 1962, Pierre Vidal-Naquet rend public le rapport du commissaire principal René Gille exposant deux plaintes pour torture déposées par deux Algériens contre Le Pen. L’un des deux a été conduit par Le Pen à la Villa Sésini parce qu’il refusait de lui ouvrir le bar de l’Hôtel Albert 1er à 2 heures du matin… Ensuite, plus rien jusqu’à ce que la presse française s’intéresse au passé d’un Le Pen, devenu leader d’un parti à succès : le Front National.

Durant la guerre, Le Pen a fait l’apologie de la torture et, en 1962, a fièrement confirmé avoir lui-même torturé. Mais à partir des années 1980, face à des accusations très circonstanciées de plusieurs de ses victimes directes dans la presse, il doit réagir, alors qu’il brigue les plus hautes fonctions politiques : il attaque systématiquement en diffamation, nie avoir torturé lui-même, tout en jugeant totalement justifiée la torture « anti-terroriste ». L’impunité lui étant garantie par l’amnistie depuis 1962 et les faits eux-mêmes ne pouvant être jugés, il peut gagner ses premiers procès, avant d’en perdre trois autour de 2000, dont celui contre Le Monde, avec un jugement particulièrement définitif.

Le Matin d’Algérie : Pouvez-vous revenir sur le parcours de Le Pen durant « la grande répression d’Alger » (selon la formule de Gilbert Meynier pour parler de « la bataille d’Alger) ? Durant quelle période de l’année 1957 le « lieutenant Marco » a-t-il intensifié ses pratiques inhumaines sur les corps des colonisés ?

Fabrice Riceputi : Ce jeune militant nationaliste et anticommuniste s’engage d’abord en Indochine, où il reste un an. C’est là qu’il apprend comme beaucoup d’autres militaires français les méthodes de la guerre contre-insurrectionnelle qui vont être appliquées ensuite en Algérie. Notamment, l’usage de la torture.

Elu député poujadiste en 1956, il s’engage à nouveau pour l’Algérie où il arrive comme lieutenant dans le 1er Régiment Etranger parachutiste à la fin décembre 1956. Le 7 janvier 1957, le gouvernement du socialiste Guy Mollet lance près de 10 000 parachutistes sur Alger avec le projet d’en finir avec le nationalisme algérien dans la ville-vitrine de l’Algérie française. Leur première tâche est d’écraser la grève des 8 jours appelée par le FLN, dont le succès démontrerait au monde l’audience de ce dernier. Le mode opératoire mis au point est celui qu’on appellera plus tard, en Argentine, la disparition forcée. Les militaires enlèvent, détiennent, interrogent, exécutent parfois qui leur paraît « suspect », sans rendre de comptes à quiconque. Le Pen est des officiers qui font « du renseignement ».

Dans la quinzaine de témoignages de ses victimes, on le voit traquer des « suspects », la nuit, dans tout Alger, et torturer, à domicile ou dans certains des très nombreux centres de torture dont Alger et sa région sont couverts : villa Les Roses, Villa Sésini, Fort-L’Empereur notamment. Il utilise surtout les méthodes très normées et enseignées alors aux officiers de renseignement que sont la torture par ingestion forcée d’eau souillée et celle à l’électricité, la « gégène », censées ne pas laisser trop de traces sur les corps des suppliciés. Certains témoins mentionnent aussi des exécutions sommaires. L’un d’eux le relie directement à Paul Aussaresses, qui dirigeait clandestinement les escadrons de la mort de l’armée française. Il est très possible que Le Pen ait agi sous les ordres de ce dernier. Au total, plusieurs dizaines de victimes lui sont imputées, en deux mois et demi de présence effective à Alger.

Le Matin d’Algérie : Que disent les victimes de la torture à propos de Le Pen ? L’historiographie de l’Algérie coloniale, quelle légitimité accorde-t-elle aujourd’hui à leurs témoignages ?

Fabrice Riceputi : Dans une sorte de prolongement de l’idéologie colonialiste, on a longtemps refusé en France de prendre en compte la parole algérienne sur ces questions. C’est ce que font certains commentateurs quand ils disent qu’il n’y a pas de preuves que Le Pen a torturé. Ils s’assoient sur les témoignages.

Or, dans les contextes de crimes d’Etat niés et dissimulés, qu’il s’agisse de la torture en Algérie ou par exemple du génocide des Arméniens, l’historien doit avoir recours aux témoignages des victimes, qui sont la source quasi-unique dont on dispose. Il n’y a par définition rien ou presque dans les archives et les acteurs des répressions les avouent très rarement. Il faut bien sûr soumettre ces témoignages à la critique. C’est ce que j’ai fait avec les victimes de Le Pen, fort notamment de ma connaissance du contexte algérois en 1957, sur lequel je travaille depuis plusieurs années avec Malika Rahal. Et ma conclusion est qu’ils sont parfaitement crédibles.

Le Matin d’Algérie : Quand certains médias, politiques et « intellectuels » de plateaux de télévision critiquent Le Pen en France, ils parlent souvent de collaborationnisme, de nazisme et de racisme, mais jamais de colonialisme. Selon vous, qu’est-ce qui explique le déni de la matrice coloniale du lepénisme ? Ce déni, a-t-il un rapport avec le refus de l’Etat français de reconnaître officiellement, d’abord pour ses propres citoyens, le caractère inhumain de ses différentes entreprises coloniales et de rompre définitivement avec ses ambivalences vis-à-vis du mythe des supposés « aspects positifs de la colonisation » ?

Fabrice Riceputi : En France, il n’est pas jugé particulièrement infâmant d’avoir trempé dans les crimes coloniaux. Car c’est la chose la mieux partagée par tous les courants politiques ou presque. L’extrême droite, mais aussi les socialistes et les gaullistes. Aucun n’a fait le moindre inventaire critique de ce passé honteux. Les initiatives mémorielles de Macron évitent soigneusement cette question et perpétuent en réalité le légendaire déni français des crimes commis durant l’époque coloniale.

Propos recueillis par Faris Lounis, journaliste indépendant

Bibliographie sélective :

Ici on noya les Algériens, Lorient, Le passager clandestin, 2021.

Le Pen et la torture. Alger 1957, l’histoire contre l’oubli, Lorient, Le passager clandestin, 2023.

Fabrice Riceputi coanime le site « histoirecoloniale.net » et mène avec l’historienne Malika Rahal le projet « Mille autres » sur les enlèvements, la torture et les exécutions sommaires d’Algériens durant la grande répression d’Alger (la « bataille d’Alger »). Leurs publications sont consultables sur le site éponyme « 1000autres.org ».

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