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« Le premier exemple de comment une révolution devrait être faite »

Dossier David Porter

« Le premier exemple de comment une révolution devrait être faite »

« The first example of how revolution should be made ». Cette phrase d’Emma Goldman résume parfaitement le livre que David Porter a consacré à la révolution sociale espagnole de 1936-1939 : « Vision on Fire : Emma Goldman on the Spanish Revolution » (Vision sur le feu : Emma Goldman à propos de la révolution espagnole). Bien que l’ouvrage soit écrit en anglais, il est utile d’en rendre compte. Les lecteurs familiers de cette langue en seront informés ; ceux qui s’intéressent à l’argument peuvent en profiter pour améliorer leur connaissance de l’anglais ; enfin, les autres recevront des informations utiles, en attendant la publication du livre, espérons-le, par une maison d’édition algérienne ou française.

Le style d’écriture est simple, direct et clair. L’excellent exposé de l’auteur se base entièrement sur les écrits d’Emma Goldman. Bien qu’elle n’aie pas besoin de présentation, donnons quelques informations succinctes. Anarchiste d’origine russe, exilée aux États-Unis, où elle continua sa militance, elle retourna en Russie lors de la révolution russe de 1917. Elle s’activa parmi les partisans des soviets libres, contre leur mainmise sur eux par les bolcheviques. Elle tenta en vain d’empêcher cette dictature d’un parti totalitaire ; mais elle fut contrainte de constater sur place combien la politique de Lénine-Trotski fut funeste à cette révolution authentiquement populaire.

Ensuite, durant la révolution sociale espagnole, elle se rendit également sur le terrain. On notera que l’adjectif employé ici est « sociale » et non pas « politique ». Là réside l’originalité de cette révolution. Elle ne visait pas, selon le schéma marxiste et bolchevique, à prendre le pouvoir de l’État, en instaurant une soit disant dictature du «prolétariat», en réalité une nouvelle domination sur le peuple. Au contraire, suivant la conception anarchiste proudhonnienne-bakouninienne, la révolution espagnole se voulait « sociale ». Autrement dit, un changement visant la base de la société toute entière, dans ses diverses structures et domaines d’activités. Cela s’est réalisé en créant des associations ouvrières et paysannes libres et autonomes, fédérées entre elles, autogérées. De cette manière nul besoin d’État dictatorial, ni de sa bureaucratie de privilégiés, ni d’un parti « guide » auquel obéir aveuglément, ni de chefs « géniaux » émettant des décrets indiscutables, ni de « commissaires du peuple » imposant des ordres, ni d’armée « rouge » formée de galonnés et de simples exécutants (1), ni de police politique genre tcheka, ni de prisons, ni de collectivisations forcées. Voilà ce que Staline et sa bureaucratie totalitaire ne pouvaient pas admettre, de peur que cette révolution sociale authentique dévoile l’imposture bolchevique et contribue à sa fin.

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Goldman écrit :

« [Les travailleurs espagnols] ont montré que la dictature n’est pas essentielle dans une période révolutionnaire. Il est vrai que ceux qui ont bénéficié de liberté politique en Espagne en ont joui jusqu’à une limite alarmante, mais je suis d’accord avec les camarades qu’il y a moins de danger dans les abus de liberté que dans la dictature. » (2)

C’est donc à travers les écrits de cette partisane d’une révolution authentiquement sociale, ses observations et ses critiques que David Porter rend compte de cette  rupture sociale, la plus originale et la plus riche que le monde a connu. Malheureusement, elle fut la victime de calomnie, puis de répression armée, enfin d’occultation par les « communistes » staliniens, sans parler des « libéraux ». Ces méfaits ont été (et l’occultation demeure) aussi implacables que ce soulèvement fut la première authentique révolution dans le monde. Voici en quoi : ses protagonistes furent les seuls paysans, ouvriers, petits employés et intellectuels éclairés. Ils étaient animés non pas par un classique « parti d’avant-garde », guidé par son « génial » chef, mais leurs propres organisations autogérées, où la conception libertaire autogérée était pleinement assumée. Là fut la grandeur de ces protagonistes du peuple, et là fut le motif pour lequel tous les autoritaires, « communistes », « libéraux » et fascistes leur ont été hostiles. Ils se sont unis pour écraser ce qui était un exemple idéal de la manière d’entreprendre un authentique changement social en faveur des opprimé-e-s, exploité-e-s et dominé-e-s.

Qu’on en juge. Voici les ennemis que les révolutionnaires sociaux espagnols ont affrontés. D’une part, l’armée fasciste du général Franco, complétée par des supplétifs marocains ; l’action de cette armée fut renforcée par l’aviation nazie, qui expérimenta ses premiers bombardements systématiques de population civile ; enfin, le fasciste Mussolini envoya en renfort des troupes italiennes. D’autre part, les autogestionnaires espagnols durent combattre contre les agents « communistes » russes envoyés par Staline, ainsi que contre leurs subordonnés du parti « communiste » espagnol, dont leurs colonnes militaires.

Ce fut une guerre de plusieurs armées coordonnées contre un peuple de paysans, d’ouvriers, d’employés et d’intellectuels éclairés. Et cette guerre ne fut pas dirigée uniquement contre les milices populaires, qui manquaient gravement d’armes et de munitions, mais également contre leurs réalisations économiques, sociales et culturelles.

Car il faut savoir, et cela fut constaté par Goldman comme par d’autres témoins sur place, ces réalisation furent consistantes, impressionnantes, inattendues, exemplaires, significatives. Tout le contraire de la régression et du chaos qu’en Russie la domination du parti bolchevique avait causé, le contraignant à un retour au capitalisme avec la N.E.P.

« Si jamais, écrit Goldman, il y eut un peuple aimant suffisamment la liberté pour combattre pour elle, vivre ses quotidiennes relations et même mourir pour elle, les ouvriers et paysans espagnols ont démontré qu’ils se placent au plus haut sommet. » (3)

L’ouvrage de David Porter ne se limite pas à citer des écrits essentiels de Emma Goldman sur la révolution espagnole. Il a la précieuse précaution de fournir des explications et des notes. Elles placent les extraits de la militante et théoricienne dans leur contexte historico-social concret, tout en proposant des pistes de réflexion et d’action concernant la situation actuelle. Enfin, David Porter fournit des titres d’ouvrages et leurs auteurs. Ainsi, les arguments examinés sont élargis et approfondis, permettant d’accéder à des informations complémentaires.

L’ouvrage rend compte non seulement des problèmes généraux affrontés par la révolution sociale espagnole, mais, aussi, de ses aspects incarnés par des individualités. Leurs qualités et défauts sont exposés, ainsi que l’influence de ceux-ci sur le déroulement de la révolution (4).  En outre, l’auteur souligne :

« On devrait analyser le sort de l’anarchisme espagnol au niveau social le plus large au lieu de considérer seulement les personnalités. En fait, le mouvement avait contre lui la conspiration internationale, et le manque de soutien du prolétariat mondial à la révolution espagnole. Ces deux facteurs ont causé les erreurs essentielles commises en Espagne. Bien que les individus dans le mouvement aient effectivement fait d’importantes erreurs, leur contribution positive ne doit pas être oubliée. » (5)

Ceci dit, il est précisé :

« Mais en termes généraux, les anarchistes, plus que d’autres personnes concernés par le changement social, ont traditionnellement considéré l’émancipation individuelle et le maintien de l’intégrité personnelle comme des mesures importantes du succès du mouvement. » (6)

Un chapitre particulier est consacré au rôle des femmes dans la révolution espagnole : « Dans l’histoire générale du mouvement anarchiste, l’émancipation des femmes était vue comme une part cruciale de la transformation sociale globale » (7)

L’auteur ajoute :

« De son [Emma Goldman] point de vue, l’organisation du mouvement en général, même parmi les anarchistes, encourageait le carriérisme, des jalousies mesquines et de nouvelles hiérarchies. Il ne fait pas de doute que ces tendances étaient, à un certain degré, le résultat d’une prépondérance masculine dans le mouvement, comme dues à l’organisation du mouvement lui-même. » (8)

Dans une très intéressante introduction au chapitre trois « The New Society », David Porter fournit des explications sur l’anarchisme comme vision sociale et humaine ; il complète l’exposé en considérant les réactions des adversaires :

« Comme par le passé, les anarchistes souffrent le plus souvent d’une mauvaise image parmi
les « Progressistes » de deux points de vue : en tant que destructeurs négativistes ou rêveurs irresponsables. (..) Pour de telles personnes, l’expérience constructive de la révolution espagnole, assumée avec enthousiasme par Emma Goldman dans ces pages, devrait être un soulagement bienvenu. C’est aussi une invitation pour eux à élargir leurs propre politiques. » (9)

La lecture du livre de David Porter reflète fidèlement son affirmation :

« Les évaluations de Goldman sont écrites directement pour nous dans le présent. Elles aident à nous livrer cet incroyablement précieux cadeau de la part du peuple espagnol. » (10)

Souhaitons que cet ouvrage soit finalement traduit en français, en arabe, en tamazight et en dziriya, tellement il est instructif sur le meilleur exemple de révolution sociale survenue dans le monde.

K. N.

Email : kad-n@email.com

Notes

(1) Voici des déclarations de Buenaventura Durruti, l’une des personnes les plus représentatives de l’anarchisme espagnol pendant la guerre civile en Espagne :

– « Nous vous montrerons, à vous les bolcheviques russes et espagnols, comment on fait la révolution et comment on la mène à son terme. Chez vous, il y a une dictature, dans votre Armée rouge, il y a des colonels et des généraux, alors que dans ma colonne, il n’y a ni supérieur ni inférieur, nous avons tous les mêmes droits, nous sommes tous des soldats, moi aussi je suis un soldat. (…) Ce ne serait vraiment pas la peine de se déguiser en soldat si l’on devait se laisser à nouveau gouverner par les pseudo-républicains de 1931 ; nous consentons à faire de grandes concessions, mais n’oublions jamais qu’il nous faut mener de front la guerre et la révolution. (…) J’ai été un anarchiste toute ma vie, et j’espère le rester. Je regretterais en effet de devenir un général et commander les hommes avec un bâton militaire. Ils me sont venus volontairement, ils sont prêts à mettre leur vie en jeu pour notre combat antifasciste. J’estime que la discipline est indispensable, mais elle doit venir de l’intérieur, motivée par une résolution commune et un fort sentiment de camaraderie. » in https://fr.wikipedia.org/wiki/Buenaventura_Durruti#cite_ref-Durruti_is_Dead.2C_Yet_Living_-_Emma_Goldman_.7C_libcom.org_10-1

(2) « [The Spanish workers] have shown that dictatorship is not essential in a revolutionary period. It is true that those who are enjoying political freedom in Spain are taking advantage of it to an alarming extent, but I agree with the comrades that there is less danger in the abuses of freedom than in dictatorship. »

  (3) « If ever there were a people who love liberty sufficiently to struggle for it , live it in their daily relationships and even die for it , the Spanish workers and peasants have demonstrated that they stand at the highest peak. »

(4) Voir notamment chapter Two “Particular Individuals” (Individus particuliers).

(5) « One should analyze the plight of Spanish anarchism at the broader social level instead of solely through looking at personalities. It was in fact the international conspiracy against and lack of world proletarian support for the Spanish revolution which caused the essential mistakes made within Spain. Though individuals in the movement indeed made important errors, their positive service should not be forgotten. »

(6) « But in general terms, anarchists, more than others concerned with social change, traditionally have seen individual emancipation and maintenance of personal integrity as important measures of the movement’s success. »

(7) « In the historical anarchist movement generally, emancipation of women was seen as a crucial part of overall social transformation. »

(8) « In her view, movement organization generally, even among anarchists, encouraged careerism, petty jealousies and new hierarchies. No doubt these tendencies were to some degree the result of male preponderance in the movement, as well as due to movement organization in itself. »

(9) « As in the past, anarchists currently most often suffer a bad image among “progressives” on both counts—as either destructive negativists or irresponsible dreamers. (…) For such individuals, the constructive experience of the Spanish revolution so enthusiastically endorsed by Emma Goldman in these pages should come as a welcome relief. It is also an invitation for them to expand their own politics. »

(10) « Goldman’s assessments are written directly to us in the present. They help to deliver to us this incredibly valuable gift from the Spanish people. »

David Porter, VISION ON FIRE : Emma Goldman on the Spanish Revolution.

AK Press, 2006, Second Edition.

Présentation ici : https://www.akpress.org/visiononfireakpress.html

Auteur
Kadour Naïmi

 




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