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L’ébullition des tribus touaregs interroge

Une simple revendication économique et sociale ?

L’ébullition des tribus touaregs interroge

L’existence de routes jihadistes au Sahel et la fragilité des pays voisins sont des paramètres à inquiétude

Les revendications audibles et ou sourdes des Touaregs ne sont jamais à prendre à la légère, c’est le moins que l’on puisse dire. En effet, cette région a toujours été une source de préoccupations pour moult raisons (tribales, sociologiques, culturelles cultuelles, ethniques, économiques, minières…) mais aujourd’hui c’est le contexte géopolitique qui l’emporte sur toutes les autres considérations. Une analyse sereine de l’histoire de cette région nous enseigne qu’elle a été créée, en tant qu’entités ethnosociologiques et politiques, dans le cadre d’un pacte de partage de cette région africaine, essentiellement entre empires coloniaux français et britannique (Afrique de l’Ouest pour l’un et Afrique d’Est pour l’autre). Ce découpage voire ce dépeçage a été réalisé pour répondre aux intérêts des puissances coloniales du moment et non en fonction des intérêts des populations autochtones. Les indépendances nationales respectives qui ont suivi, vont consacrer ce « partage » (1) et même le sanctuariser par les différentes institutions internationales et régionales (ONU, OUA), sauf révoltes violentes sanglantes (Biafra, Rwanda, Congo, Soudan, Ethiopie…).

Le principe sacro-saint de « l’intangibilité des frontières héritées de la période coloniale » se trouve à la base de tous les argumentaires diplomatiques, lors des tensions que ce partage n’a pas manqué de susciter sur le continent africain, pour des raisons objectives internes aux pays mais également et surtout, pour des raisons liées aux intérêts, biens compris, des grandes puissances dans la région et quelque fois pour les deux en même temps, tant les intérêts des uns et des autres sont intimement imbriqués.

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L’Algérie n’a pas échappé à cette logique héritée de la colonisation et qui a consisté à reconstituer l’empire colonial en la forme néocoloniale, avec plusieurs variantes. En effet, en contrepartie de l’indépendance politique, les ex-puissances coloniales avaient contraint ses ex-colonies à signer des accords qui préservaient leurs intérêts stratégiques, militaires, économiques, culturels et linguistiques… (2).

De même, que notre pays n’a pas pu échapper aux contestations frontalières (3) avec ses sept voisins dont les plus virulentes furent avec le Maroc, qui a déclenché un conflit armé (4) en 1963. En outre, cette région particulièrement vaste et désertique, a commencé à connaître de puissantes revendications identitaires, au fur et à mesure, que dans les trois pays où se répartissent les tribus Touaregs (essentiellement, l’Algérie, le Mali et le Niger) la prise en compte de leur situation particulière, au sein des états-nations, n’était pas assurée et notamment au Mali. De plus, le fait que l’on y découvrait des richesses minières significatives (5) et un intérêt stratégique dans son positionnement au cœur du continent africain, vont accroître les frustrations et les appétits intérieurs et étrangers (6).

Enfin, il semble plausible que les narcoterroristes et autres jihadistes, de tout bord et de toutes obédiences, fondus dans les groupuscules franchisés d’Aqmi et de Daech, prennent acte de leurs échecs successifs dans les différents théâtres de conflits ouverts où ils évoluaient au Moyen-Orient (Irak, Syrie) et en Extrême-Orient (Afghanistan et Yémen) et décident de se redéployer sur la zone sahélo saharienne et en particulier à nos frontières du Sud-est, profitant du chaos laissé par la France et ses alliés, après leur intervention militaire inachevée en Libye.

Les derniers attentats perpétrés à Ouagadougou (7) et ceux de Bamako (8), confirment, si besoin était, la présence de « réseaux dormants » et de moyens matériels et financiers, pouvant être mobilisés pour agir avec une certaine efficacité, profitant des rivalités interethniques (9). En d’autres termes, les frontières Sud-est sont devenues, pour notre pays, un front opérationnel où des opérations terroristes vont être mises à exécution (de type de celle de Tiguentourine) contre les intérêts de notre pays, ce qui risque de remettre en cause la stabilité relative de la région. En outre, au niveau géopolitique, la France (10) et l’Algérie considèrent la région sahélo-saharienne comme leur propre profondeur stratégique, ce qui pose un problème de leadership et d’initiative (11), l’Algérie refusant de jouer le rôle de sous-traitant et entend bien être un partenaire a part entière dans la région. C’est dans ce contexte qu’émergent l’ébullition des tribus Touaregs !

Chacun y va de sa surenchère partisane voire égoïste, y compris les leaders des différentes tribus Touaregs qui viennent de se faire rappeler au bon souvenir du pouvoir pour tenter de capter une part de la rente qui ne manquera pas de se présenter à l’occasion de la désignation élective d’avril 2019. D’un côté Ahmed Idabir (12) l’amenokal, qui vient de s’illustrer en réalisant une démonstration de force en direction du pouvoir qui prend acte que «Les chefs des tribus et les notables de Tamanrasset réitèrent leur confiance à l’Amenokal» et que ce dernier « ne s’oppose pas aux institutions de l’Etat » tout en insistant sur l’aspect apolitique de sa démarche. Cependant, l’Amenokal fustige les autorités centrales et locales qui sont responsables du “déséquilibre régional”, de “ l’injustice sociale” et de “ l’iniquité en matière de développement”. Il considère que la légitimité de l’Amenokal est fondée sur la confiance du peuple et non sur “les urnes de l’obscurité ou les élections de l’argent sale”. Il affirme que « Notre seule politique est la sécurité du pays », en rendant hommage au Président de la République. Cependant, il considère que « personne ne peut réussir sans le soutien et l’aide de la population locale » qu’il est sensé représenter. De même, ajoute-t-il, l’institution militaire doit intervenir « pour nous protéger et protéger le pays et nos frontières ». En conséquence de quoi, il demande « la préservation de l’institution de l’Amenokal qui incarne l’identité sans être incompatible avec les institutions de l’Etat, puisqu’elle garantie la cohésion de la région géographique et politique mais aussi la sécurité, la stabilité et la pérennité » d’ où sa légitimité. Ceci étant dit, les problèmes de disparités régionales sont flagrants et le cadre de vie de plus en plus difficile dans tous les compartiments de la vie quotidienne. Mais l’Amenokal va plus loin en affirmant que « Si on nous avait écoutés et sollicités, je suis sûr que jamais les terroristes d’Al-Qaïda ou tout autre groupe intégriste n’auraient pu s’installer aux portes de nos frontières et, surtout, jamais la France n’aurait mis les pieds militairement dans cette région. Si Tamanrasset est restée à l’abri du terrorisme, c’est grâce à l’armée, certes, mais c’est surtout grâce au travail de l’Amenokal. Nos enfants n’ont pas rejoint les groupes ni d’Al-Qaïda ni de Daech » (13). Ceci étant dit l’Amenokal A. Edabir a réussi à se faire recevoir par des responsables en “haut lieu” et il s’est montré « très satisfait de cette rencontre et de la nature du débat engagé ».

Pour Abbas Bouamama (14), sénateur et notable de la wilaya d’Illizi : «A. Idabir pose un problème personnel et veut le transformer en un problème de wilaya ou de tribus ». Pour lui, le timing de cet appel n’est pas anodin puisqu’il intervient à quelques mois du renouvellement des membres du Conseil de la nation et à une année de l’élection présidentielle. « Il y a un conflit familial entre lui et son neveu Mohamed Akhamoukh (le fils de l’ancien Amenokal) autour du siège du Conseil de la nation ». Il poursuit encore : «Le système de l’Amenokal provient de la colonisation (15) or, aujourd’hui, les problèmes sont aplanis par les notables et A. Idabir est un notable parmi d’autres ».

Abbas Bouamama considère que les Touaregs « ne croient plus à la politique de l’Amenokal…et que les tribus veulent voir leurs propres enfants dans les assemblées élues. Chez nous, les gens votent… et le système de l’Amenokal est parti avec le colonisateur français ». Cependant, A. Bouamama souligne la dégradation du cadre de vie des populations Touaregs et notamment il cite le trafic de documents qui a permis à des étrangers de devenir algériens, la question relative aux migrants subsahariens (16), les infrastructures défaillantes (routes, écoles, hôpitaux…). Mais les deux protagonistes s’accordent à dire que le Sud algérien est « en quête de développement et de… reconnaissance ». C’est ainsi que sur le plan de décentralisation (création d’une dizaine de wilayas déléguées en mai 2015) le  processus de prise de décision est resté en niveau central et le programme de développement du Sud de 2006, en matière d’infrastructures routières, ferroviaires, hydrauliques et de renforcement des équipement sociaux, culturels, de santé, et de logements, a pris des retards importants voire non rattrapables, ce qui remet en cause le plan d’aménagement du territoire retenu.

C’est dans ce sens où ce combat d’arrière-garde entre deux visions diamétralement opposées sur la manière spécifique de gérer ce particularisme ethno-régional risque, s’il n’est pas circonscrit rapidement, de faciliter l’installation des groupes résiduels de narco-jihadistes venus du Moyen et de l’Extrême-Orient, dans notre région, avec des chances sérieuses de contrôler durablement de toute la région, avec tout ce que cela implique, pour notre pays, en matière de défense et de sécurité. En fait, l’éventualité d’un basculement, à moyen terme, de toute cette région entre les mains ou sous l’influence des narco-jihadistes, n’est pas seulement une vue de l’esprit et il faut donc envisager une riposte énergique, concertée et en profondeur  afin de neutraliser cette menace (17). Face à l’option militaire (18) décidée par la France et ses Alliés proches et lointains (19) et au refus, plusieurs fois réitéré, de notre pays d’impliquer nos forces armées à l’extérieur de nos frontières, il est impératif de préserver la stabilité de notre région par le dialogue constructif entre factions tribales Touaregs afin d’éviter de créer un « ennemi intérieur » et par conséquent, d’affaiblir notre position dans cette partie très convoitée de notre pays. De même manière, il faut réaffirmer les principes fondateurs, de notre doctrine, en matière politique étrangère et notamment le principe de toujours rechercher une solution politique, à la crise malienne car c’est la seule possibilité pour arriver à une paix durable (20). Force est de constater que les derniers développements, dans la région, ne vont pas dans ce sens et des appétits féroces, de tous bords, rendent la recherche de solutions durables hypothétique.

M. G.

Notes

(1).Création du Commonwealth par les britanniques et la CEDEAO (avec 16 états membres) et l’UMOA, par les français et du franc CFA.

(2) Ces accords prévoyaient des zones d’exclusivité pour les biens et services des ex-puissances coloniales, des bases militaires, la protection des biens des expatriés, des accords d’alignement en politique étrangère…

(3) Dès les années 70, l’Algérie a entrepris un long travail de bornage des frontières avec tous ses voisins ainsi que la négociation et la signature d’accords frontalières avec tous les pays avoisinants.

(4) Dénommée la « guerre des sables », elle a coûté à notre pays plusieurs milliers de morts. L’aide cubaine avec l’envoi d’un corps expéditionnaire, a été décisive pour mettre fin au conflit. Cette frontière est restée sensible entre les deux pays et demeure fermée à ce jour suites aux attentats terroristes qui ont visé le Maroc et que celui-ci a attribué à notre pays.

(5) On peut citer l’Or, le Cobalt, l’Uranium ainsi que certains minerais rares. Il faut ajouter le gisement touristique unique au monde.

(6) La décision de création de la 6éme région militaire, en 1975, dont le siège est à Tamanrasset, dans le cœur de Hoggar précisément, n’est pas fortuite. Elle répond à un besoin de défense et de sécurité que ne pouvait pas assurer la 4éme région dont le siège est situé à Ouargla, à plus de 1.200 KM de Bordj Babji-Mokhtar ou Ain-Guezzem, villes d’extrême sud.

(7) Le Burkina Faso est considéré comme le maillon faible de la région d’où les attaques perpétrées en son cœur avec des cibles « significatives » (l’Ambassade de France et le siège de l’état-major malien). Selon les services de renseignement burkinabés, Ayouri al-Battar serait le commanditaire de l’attaque terroriste de mars. Il fait partie du groupe « Al-Mourabitoune », le bras droit armé d’Al-Qaïda au Maghreb Islamique (Aqmi), qui combat la France dans le Sahel.

(8) Peu importe le prétexte invoqué pour l’attaque de l’ambassade d’Algérie à Bamako (expulsions massives et musclées de migrants clandestins). Ce qu’il faut retenir, c’est sa faisabilité et l’impact médiatique occasionné. Le message est à double sens : L’Algérie doit s’impliquer un peu plus, dans ce conflit ou elle en subira les conséquences. Le refus par  A. Bouteflika de la récente demande du Président français, E. Macron, d’impliquer l’armée algérienne dans le G5 Sahel, a été très mal digéré en France.

(9) Plusieurs dizaines de personnes ont péri dans des affrontements violents entre Dogons et Peuls à Mopti. Cette insécurité, notamment dans le cercle de Koro, a conduit les chasseurs Donzos à prendre les armes et affronter les « jihadistes-malfaiteurs  majoritairement composés de Peuls ». Les chefs des tribus considèrent que l’état malien doit construire une base militaire permanente, dans cette zone, pour protéger les populations. Si cette condition n’est pas remplie les Dogons ne rendront pas les armes. Ils considèrent que pour apaiser les tensions, il faut s’asseoir avec les vrais acteurs qui sont sur le terrain.

(10) La France a toujours mené une politique d’intervention-ingérence dans ce qu’elle considère comme sa « chasse gardée» africaine. Cette politique jadis connue sous l’appellation de la Françafrique a fait de la France le « gendarme » de l’Afrique francophone subsaharienne, rôle que lui reconnaissent tous ses alliés européens ainsi que les Etats-Unis.

(11) En fait, la France ne souhaite pas que l’Algérie soit au G5 Sahel, pour ne pas perdre l’initiative dans cette région vitale pour ses intérêts et entend être seule à la manœuvre. Dalia Ghanem Yazbeck, chercheuse à l’Institut Carnegie, considère que « l’Algérie a un rôle central à jouer dans la sécurité au Sahel et tant que l’Union européenne et surtout la France, ignore ce fait, la paix ne sera pas au rendez-vous ».

12) L’Amenokal fait partie de l’organisation sociale de la communauté du Hoggar. Il déclare être le représentant de tous les habitants de Tamanrasset, qu’ils soient touareg ou non. Ahmed Idabir a été honoré de ce titre par les notables, le 6 mars 2006. C’est son prédécesseur, Moussa Akhamoukh, qui l’a choisi comme successeur. Ahmed Idabir affirme avoir été élu par 300 tribus targuies.

(13) Notre « intention n’est pas, une rébellion contre l’autorité politique ou pour réclamer un quelconque statut. Bien au contraire. Nous sommes plus que jamais attachés à l’unité du pays, à sa stabilité et sa sécurité.

(14) Mohamed Akhamoukh, fils de l’ancien Amenokal et actuel sénateur a également répondu à l’Amenokal que « Les Touaregs n’ont jamais subi et ne subissent aucune forme d’exclusion ou de marginalisation, et ne revendiquent nullement un statut… jouissant de tous leurs droits et exerçant leurs devoirs en toute liberté. Ils jouissent de manière équitable des richesses de leur pays et des projets de développement initiés ».

(15) En fait, cette région a une organisation sociale propre et une autorité morale qui est l’Amenokal et toutes les tribus du Hoggar lui ont prêté allégeance en mars 2006. L’Amenokal est une spécificité régionale et n’a pas été instaurée par la France coloniale, puisque existant depuis 1600. La France l’a reconnue en tant qu’entité légitime, parce qu’elle avait mesuré son importance. Mais elle n’a pas pu le soumettre puisque l’Amenokal a refusé l’offre coloniale d’avoir un Etat pour les Touaregs et a préféré rester dans une Algérie indivisible.

(16) N. Bedaoui, ministre de l’Intérieur et des Collectivités locales a déclaré à l’APN le 22 Mars 2018 que « l’Algérie a rapatrié 27.000 migrants subsahariens vers leurs pays d’origine, ces trois dernières années ». L’opération se poursuit « dans le cadre du strict respect des droits de l’Homme » et regrette que ces personnes « soient exploitées par des réseaux criminels ». 

(17) Des consultations et des contacts sont entrepris entre l’Algérie et les Etats-Unis pour la lutte contre les groupes terroristes dans la région sahélo-saharienne afin de coopérer et de coordonner les actions à mener. D’où les visites successives de responsables américains à Alger, pour nous demander d’intervenir plus efficacement dans les opérations antiterroristes dans les pays du Sahel (le Mali, la Mauritanie, le Niger et le Burkina Faso) afin de « coopérer plus efficacement avec l’armée algérienne, pour éliminer les organisations terroristes basées au Niger et au Mali».

(18) Igor Beliaev, ambassadeur russe à Alger a affirmé que Moscou suspecte l’existence de «desseins inavoués» derrière l’initiative G5 Sahel. «Nous suivons la situation [au Sahel] sur la base des renseignements qui nous parviennent de pays amis». «L’Algérie est le pays le mieux informé sur la situation dans le Sahel étant donné que cette région constitue son espace vital et, de ce fait, il y a des intérêts tous azimuts». «Nous aidons nos partenaires algériens pour les doter d’une puissance de feu nécessaire pour affronter n’importe quelle menace extérieure», avec moyens de défense «ultrasophistiqués».

(19) Face au refus de privilégier le processus politique par rapport à l’option militaire (opérations françaises Serval puis Barkhane, le G5 Sahel et la force de stabilisation de la Minusma…) et à la durée des retombées socioéconomiques des programmes de développement, le risque est grand de voir la région s’embraser et de servir d’exutoire aux narco-jihadistes qui fuient le Moyen-Orient. Cette situation risque d’entrainer un rejet des opinions publiques malienne et nigérienne, de plus en plus rétives à la présence militaire étrangère.

(20) Malgré la signature des accords d’Alger pour le retour de la paix au Sahara, le MNLA continue à revendiquer l’indépendance de l’Azawad.

 

Auteur
Dr Mourad Goumiri, Professeur associé

 




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