Dimanche 27 juin 2021
L’émir Abdelkader et l’avenir de l’Algérie
Un siècle et demi après que l’Emir Abdelkader eût quitté la vie terrestre pour le repos éternel dans l’Histoire au terme d’une vie équitablement répartie entre les batailles militaires et la quête métaphysique, un Ronin algérien (mot japonais s’appliquant à un samouraï sans cause à servir) a jeté son nom et la symbolique qu’il représente dans le marigot de la politique politicienne en croyant être devenu, dans le domaine de la recherche historique, l’égal de Sherlock Holmes dans le domaine des enquêtes romanesques où il brillait.
Lui n’a pas brillé, il s’est carbonisé en cherchant, peut-être, à remplacer la statue de l’Emir par celle de Shishnaq, un héros importé ou volé à en croire Egyptiens et Libyens qui nous ont accusés de kidnapping. Leurré par ses modestes connaissances en histoire, observateur non qualifié d’un sujet qui lui échappe, il a disposé de la personne de l’Emir en rigolant, à la manière d’un enfant jouant avec une mitraillette chargée, sur une chaîne de télévision dirigée par un individu répondant au nom de quelque chose comme « Habba wa dabba », habituellement commis aux lâches et basses besognes du régime.
Les balles tirées par l’enfant frétillant sur une planche savonnée par « Habba wa dabba » ne pouvaient pas atteindre un homme depuis longtemps devenu une icône internationale, un pôle spirituel. Mais elles ont touché un peuple en pleine tourmente, divisé politiquement et bientôt géographiquement par l’incompétence de dirigeants au-dessous de tout, livré au trafic de cocaïne dont un nouvel arrivage a été découvert ce jour sur un rivage d’Arzew, suivi d’un incendie dans le port d’Alger. Aurait-on libéré « Le Boucher » ?
Aucun préjudice ne peut atteindre à l’Emir là où il est, dans les hauteurs célestes où plane son âme, sur les cimes de l’Histoire où a été gravé son image légendaire, dans l’esprit des savants et des sages qui l’ont honoré dans leurs œuvres. Il ne peut pas être jugé par des tripatouilleurs d’histoire à des fins canailles.
Son parcours, sa geste, ses écrits ne relèvent pas de l’histoire mais de la métaphysique de l’Histoire que ne peuvent comprendre les deux acolytes qui ricanaient en déballant leur insondable ignorance. On ne changera pas les livres d’histoire à cause de leur désir de sensationnalisme, et aucune statue de l’Emir de par le monde ne sera déboulonnée. Un coup d’épée dans l’eau, voilà tout.
Malgré tout ce que je viens d’écrire, Nordine Aït Hamouda n’a pas, à mon sens, commis d’infraction pénale (crime, délit ou contravention) car, à ma connaissance, il n’existe aucun article du code pénal sur lequel fonder les motifs de son arrestation. Il existe juste une émotion populaire légitime après les conclusions et les jugements biaisés qu’il a tirés d’archives authentiques.
Il a commis une grosse boulette, une bêtise à sa taille et de son poids qui peut être sanctionnée de mille autres façons que la prison, dont le débat contradictoire, les réponses documentées, la réprimande morale et le silence méprisant. Le condamner à une amende ou le jeter en prison ne changera rien à ses convictions où cohabitent la légèreté et l’ignorance, ni ne lavera l’Emir d’insultes qui ne l’ont pas atteint parce qu’il est à des années-lumière du marécage où voulaient l’entraîner les deux compères. Il faut libérer Aït Hamouda comme un mineur non justiciable, et le laisser face à la réprobation publique.
Il ne convient pas de parler de l’Emir Abdelkader dans une salle d’audience de tribunal entre deux affaires crapuleuses, ce serait un sacrilège. La défense de Nordine Aït Hamouda considérerait de son devoir de salir l’Emir pour justifier ses honoraires. L’Emir n’a pas besoin qu’on se constitue partie civile pour lui. Il n’appartient pas à ses descendants, au Ministère des Moudjahidine, à l’Etat algérien, ni même à l’Algérie parce qu’il y a longtemps que bon nombre de pays l’ont adopté et désigné au respect de leur peuple et à l’admiration de leurs élites.
C’est qu’il y a des figures humaines qui, à force de rayonner hors de leurs frontières, au-delà de leur époque, finissent par faire oublier leurs origines pour devenir un repère, un patrimoine commun de l’humanité. Oui, l’Emir Abdelkader appartient à l’humanité, il est l’un de ses trésors moraux et spirituels à l’instar de Saint-Augustin.
Par le baroud, il a été le premier et le plus grand. Il a combattu les armes à la main pendant dix-sept ans, et le seul qui puisse lui être comparé dans l’histoire de la résistance algérienne par la longévité de son combat est le Bey Ahmed à Constantine puis Batna. Cet homme a été complètement occulté par la mémoire algérienne sélective.
L’Emir n’est pas un colonel de la Révolution, et tous les colonels de la Révolution algérienne auraient voulu compter parmi ses soldats, ses moudjahidines, entre 1830 et 1847. Ils auraient accepté de mourir sous sa bannière plutôt deux fois qu’une : la première pour l’Algérie, la seconde pour lui. A commencer par le colonel Amirouche, père de Nordine Aït Hamouda.
Dans le domaine de la réflexion, de la pensée, des écrits métaphysiques, aucun autre Algérien ne l’égale. Mais si pour nous l’idéal reste le « baroudeur » qui parfois n’est qu’un tirailleur ou un « déserteur de l’armée française » en mission, pour les nations de haute civilisation c’est le visionnaire qui occupe le haut du podium. Sans ajouter que dans l’islam la plume du savant a plus de valeur pour Dieu que le sang du martyr.
L’Emir était un homme d’Etat vivant dans un milieu tribal. Il n’a vaincu ni le colonialisme français parce qu’adossé à une civilisation, ni la colonisabilité algérienne parce qu’enracinée dans la décadence.
Il reposait tranquillement depuis un siècle dans un caveau à Damas près de l’éminent Mohiédine Ibn Arabi quand Boumediene eut l’idée de l’en sortir pour ramener ses restes en Algérie et en faire un référent historique et intellectuel pour les Algériens.
Le voilà souillé dans la « nouvelle Algérie » de tous les paradoxes, de toutes les hontes, de toutes les folies que se disputent un pouvoir coupé du peuple, fier de ce que la minorité dirige la majorité, sinistrement incompétent et ne connaissant que le langage de la répression, et des Qarmates déguisés en démocrates qui œuvrant de l’étranger à sa chute dans le sang sous le regard attentif de puissances aux aguets.
Le choix laissé à la terre de l’Emir quand il n’y aura plus de pétrole se resserre de plus en plus : il oscille entre l’Afghanistan des Talibans et la Colombie des narcotrafiquants de Chikhi le « Boucher ». C’est moi qui le remplacerai dans son ancienne cellule pour « atteinte aux symboles de l’Etat ».
Les deux camps s’entendront comme larrons en foire car les Talibans excellent aussi bien dans la culture de l’opium religieux que dans la culture du pavot dont ils tirent leurs principales ressources financières.