20 avril 2024
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Les 220 visages de la nation algérienne

TRIBUNE

Les 220 visages de la nation algérienne

L’injustice d’État est si massive en Algérie qu’elle finit par désincarner les victimes. Elles deviennent aussi abstraites que les chiffres d’incarcérations pour délit d’opinion, égrainés au fil des jours. Mais il vient toujours un temps où nous apparaît brusquement le visage de la nation et son regard.

Lorsqu’il y a un seul détenu pour opinion, c’est déjà trop pour l’accepter et légitimer un régime politique. Mais lorsqu’il y en a 220, c’est la preuve qu’une nation se soulève. 220 détenus pour délit d’opinion, nous basculons dans un tout autre monde, de ceux qui finissent par s’effondrer dans une explosion inéluctable.

Chaque incarcéré pour son opinion est une situation intolérable. Chacun appelle à notre indignation. Pas un seul ne peut se perdre dans une multitude sans visages qui finit par s’incruster dans un quotidien sans aspérité, sans âme humaine et révoltée.

Cela est cependant difficile de faire briser l’anonymat lorsqu’il y a un déversement si fort dans l’inacceptable. À titre personnel, avec la très modeste importance de ma personne au regard de l’ampleur de la tâche, j’ai publié dans les réseaux sociaux et dans un média interdit en Algérie, un article pour chacun, dans les premiers temps, comme beaucoup d’autres l’ont fait.

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Mais les fourgons en ramenaient d’autres et encore d’autres, comme une livraison quotidienne aux Halles, dans un matin glaçant. J’ai fini, comme les autres, par être dépassé par l’ampleur des flots d’injustice perpétrés contre des hommes et des femmes devenus anonymes puisque se dissolvant dans la masse. 

Mais un jour, j’ai de nouveau perçu autre chose qu’une multitude, une simple liste qui redonne à cette masse, des noms et des visages.

De l’anonymat de la multitude à l’incarnation de la nation

Lorsque j’ai lu cette liste nominative des incarcérés, les noms et les visages des victimes de l’injustice (retrouvés sur Internet pour certains) se sont réincarnés en singularités humaines. Mais en même temps, j’ai vu le visage d’une nation qui entonne son chant de révolte. 

Pour une fois depuis très longtemps, j’ai perçu le réveil d’une nation, de toute part de l’Algérie. La liste fait état de toutes les régions sans qu’il ne soit plus possible de porter des réserves sur l’origine exclusive de la colère par certaines régions, par certains groupes.

Dans cette liste, classée par villes, les cités d’Algérie défilent, chantent et s’éclairent de leur beauté. Relizane au soleil brûlant, Alger la blanche, Chlef et sa terre qui gronde, Médéa l’Atlassiene, Boumerdes la studieuse, Biskra à l’hiver beau et glacial, Oran el bahia, Tamanrasset la bédouine, Bedjaia la coquette, Tizi Ouzou la frondeuse et ainsi de suite.

Ce sont les couleurs d’un pays gorgé de soleil qui ont défilé sous mes yeux, le chant d’une nation, les noms de l’histoire douloureuse autant que joyeuse d’un peuple.

Par cette liste une nation s’est soulevée, un cri qui déchire les oreilles de ceux qui en ont encore, reliés à une raison humaine. 

Ce qui a attiré mon attention est que la très grande majorité de la liste correspond à des arrestations perpétrées entre le mois de mai et juin 2021. Un paroxysme qui montre bien que l’essoufflement du mouvement populaire, malgré ses grossières erreurs que j’ai si longtemps fustigées, a encore des braises qui n’attendent que le temps qui réveillera les feux futurs. 

Les feux de la rupture finale, celle qui ne laisse aucune place à une révolution du sourire.

De dangereux révolutionnaires, ennemis de la nation ?

J’ai parcouru un à un les noms et j’ai été stupéfait, le pays était donc menacé de toute part par des brigands et des terroristes dangereux.

Par d’autres sources que cette liste, j’ai pu résumer les principaux chefs d’accusation en sachant que chacun de ces grands terroristes était honoré d’une liste aussi longue que le bras. 

– Atteinte à l’unité nationale.

– Incitation à attroupement.

– Attroupement non armée.

– Publication de fausses informations.

– Outrage à corps constitué.

– Publication pouvant porter atteinte à l’unité nationale (je n’ai pas compris la différence avec le premier chef d’inculpation, mes études de droit semblent lointaines).

– Mise en danger de la vie d’autrui.

J’ai cru que je lisais les fiches de police de Rosa Luxemburg, Ali la Pointe ou Hassan Terro. De partout l’Algérie est infestée de traîtres à la nation, en intelligence avec toutes les puissances ennemies et dont les armes arrivent dans les soutes d’un bateau rempli de makrouts.

C’est tellement pathétique que le sourire nous viendrait si l’affaire n’était pas si grave et indigne. J’ai eu cette tentation en me demandant de combien de lignes j’aurais été honoré dans la liste du procureur.

Déjà, il y a trente ans, il m’avait convoqué pour prendre le thé afin de discuter courtoisement d’un tout petit article égratignant les généraux. On s’en amuserait aujourd’hui si on lisait le contenu qui semblerait si innocent en rapport avec ce que nous écrivons chaque jour désormais.

Je n’ai pas été à l’invitation de ce Procureur, j’avais un avion à prendre. Les 220 incarcérés n’ont pas eu cette opportunité. 

En conclusion, ces 220 visages regardent l’avenir car c’est leur objectif de sortir ce pays des ténèbres, mais ne laisseront jamais, pour autant, disparaître de leur mémoire les injustices. 

Pour les corps, les écorchures se soignent par la médecine, mais pour l’esprit et l’honneur, ce sera par la justice des hommes et des femmes libres. Elle saura trouver son heure car l’histoire est patiente.

Auteur
Boumediene Sid Lakhdar, enseignant

 




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