28 mars 2024
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Les actes manqués de la foire «printemps des Arts» à Alger

Tribune

Les actes manqués de la foire «printemps des Arts» à Alger

Du 05 au 12 mai 2018, le Palais de la culture Moufdi-Zakaria accueillait dans le cadre de la manifestation « Le Printemps des arts » près de 180 intervenants (diplômés ou autodidactes) venus déballer des centaines d’œuvres (environ 500 toiles, sculptures ou installations), étaler un éventail de techniques, supports ou genres (modernes et contemporains) censés interpeller un nombre conséquent d’acheteurs qui au bout du compte ne se bousculeront pas au portillon.

Seuls en effet 10 % des médiums arborés trouveront preneurs, ce que signalera à la fin de l’événement la cinquantaine de pastilles rouges collées par des solliciteurs ou les cinq galeristes présents (« Seen Art », « Dar El Kenz », « Sirius », « Thevest » et « El Yasmine »). Répertoriés au Registre du commerce (décret exécutif n° 2006-155 du 11 mai 2006) en tant qu’artisans, ces marchands de la banlieue d’Alger (hormis « Sirius » installé au Télemly) sont tenus de remplir aux frontières (terrestres ou maritimes) un dossier d’exportation (comportant une domiciliation bancaire et une carte fiscale) pour que transitent à l’étranger leurs biens culturels mobiliers non protégés (les objets ou collections sanctuarisés ne sortent que dans le cadre d’événements protocolaires ou de dommages nécessitant une restauration).

Fonctionnant par ailleurs sans règles établies, protocoles ou conventions, ils naviguent à vue au sein d’un environnement juridique inapproprié à la libre circulation des œuvres, tiennent la barre des transactions en réduisant le pourcentage de plasticiens sans contrats et insatisfaits des marges bénéficiaires engrangées, selon eux, sur leur dos.

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Aussi, s’emploient-ils à attirer le chaland, appliquent des prix aléatoires, des évaluations en dents de scie (elles variaient en mai 2018 de 40.000 à 650.000 DA) néfastes à la transparence puis confiance à instaurer entre créateurs et clients en manque de socle discursif (celui d’historiens, experts ou analystes), d’argumentaires indispensables à la fiabilité des cotations. Ce passage en objectivité demeurait une obligation aux yeux de Malek Salah et Rachid Djemaï, persuadés que seuls des critiques d’art internationaux possèdent la faculté d’arbitrer les jugements de goût, de démêler les nœuds gordiens d’un milieu territorialement déconnecté des divers processus anticonformistes enclenchés depuis les Nabis de l’École de Pont-Aven.

Lorsque des courants européens ébranlaient au début du XXème siècle les socles de la perception réaliste du visible, épris des canons technico-formels de l’antiquité gréco-romaine, des locataires de la Villa Abdeltif puis des membres de l’ « École d’Alger » enjolivaient tour à tour l’héliotropisme orientaliste et l’ « Esthétique du soleil ». Ces adeptes du « Beau » académique légueront cependant à quelques élus musulmans le réquisit « l’art pour l’art », institueront par là-même la posture prophétique du « prodige » que les rédacteurs du Programme de la Soummam s’ingénieront à enterrer en préconisant dès août 1956 une « (…) rupture avec les positions idéalistes individualistes (…) ».

 La caution identito-ethnique 

Attachés à faire corps, réflexe sans doute indispensable à la réussite du combat révolutionnaire, les factotums de la culture politique prononçaient de la sorte indirectement le renoncement avec le « Moi Je » romantique et son corollaire l’univers endocentrique, édictaient inéluctablement la désacralisation de l’artiste démiurge ou hors du commun accomplie au profit d’une éthique collectiviste et donc aux dépens de celle de singularité jusque-là transposée puis acclimatée. Retenir l’approche anti-égotiste, c’est admettre la pérenne prégnance de signifiants maîtres rétifs au pluralisme des nuances, guidant, encore aujourd’hui, les entendements d’un champ artistique taraudé, aux lendemains du 05 juillet 62, de sectarismes et d’exclusivisme réductionniste, évoluant toujours en dehors des outrages de la contemporanéité esthétique, relégué à ce titre dans ses coulisses, replié à l’intérieur des remparts fictifs de la culture authentique, celle aux accents essentialistes ou millénaristes. La caution identito-ethnique pesait d’emblée trop dans la balance pour laisser de l’espace au vocabulaire proprement pictural ou littéraire, pour installer l’individu créateur au carrefour des accomplissements sociétaux, pour réajuster l’horizon de sa permissivité sur l’idée de confluences méditerranéennes.

Sous la pression psychologique de la formule politico-religieuse « socialisme-spécifique », les décalés de la périphérie se mettront en ordre serré, se caseront au rang d’éveilleur du peuple puisque le certificat militant les agréait djounoud du développement. Confrontés au codex du figé, ils acquiesceront, là où l’insolite n’avait pas « droit de Cité », l’anti-cosmopolitisme du Programme de Tripoli (mai-juin 1962), charte décrétant, au nom du non-assimilationnisme, le recouvrement de traditions dépravées, soit un autre système de valeurs susceptible d’incuber l’unanimiste idéal que le récit officiel pamphlétaire promouvra de façon à mettre en veille les narrations intimistes d’écrivains appelés à glorifier les légendes et itinéraires mythifiés du moudjahid. Certains avant-corps de l’art pictural répéteront eux-mêmes les gammes de la figuration concrète afin de conditionner les statures d’un « Homme nouveau » soluble dans le « Nous global » de la communauté des croyants, précepte fatal à l’amplitude subversive du créateur de génie. Déboulonné en août 1956 de son piédestal, ce précurseur d’exception n’avait donc désormais plus d’assises en Algérie tant les postulats de l’idéologie ambiante interdisaient aux auteurs de se référer à une quelconque prétention aristocratique, d’appartenir à une élite privilégiée coupée de la masse, de thésauriser de la transgression artistique, d’engranger de l’irréductibilité.

Incitations populistes

La prédominante éthique de communauté empêchera par conséquent l’essor d’un régime vocationnel autorisant de passer de l’attention pour les œuvres à l’admiration envers certains producteurs, une transition qui provoque aussi du glissement taxinomique à l’intérieur du temple de la création. Reconnu comme un modèle à part, le génie y opère la subversion du déjà-là ou déjà-vu par l’originalité. L’occultation ou négation en Algérie de celle des artistes (acquise par la faculté d’innover, de chambouler l’ordre existant) contribuera à ignorer le travail de l’esprit, à ne pas l’exploiter commercialement en tant que pure émanation de la personne (mise en lumière via l’affichage de son nom, de sa signature ou l’étalage de sa biographie), de l’adouber juridiquement comme bien matériel digne d’être catalogué au panthéon du cabinet de curiosités. La passion accordée à une œuvre engendrant donc l’affection de l’artiste, la reconnaissance et représentation modernes de ce dernier seront occultées après l’İndépendance de manière à ne pas définir son activité comme hautement singulière, à effacer de la cognition générale l’historicisation de sa vie ou grandeur et par extension la notion d’individuation aperceptive. Le sabordage de la temporalité exclusive du sujet servira à nier l’identité des figures exemplaires, à enrober les compositions d’un langage volontariste pimenté d’unanimisme, de connotations tiers-mondistes et anticapitalistes.

Dans un contexte baigné d’incitations populistes, césaristes ou zaïmistes, les exécutants de la feuille de route se contenteront du rôle d’intermédiaire ou animateur leur affectant le soin d’imager le tropisme retour aux sources ou renouveau dans l’authenticité (révolutionnaire, culturelle ou patrimoniale), de suivre ensuite les orientations de la Charte nationale d’avril 1964 privilégiant un certain réalisme-socialiste pendant qu’au sein des « Beaux-Arts » d’Alger le directeur Bachir Yellès approuvait et encourageait le classicisme hérité de l’ancienne colonie française. Des peintres contourneront néanmoins le double formatage (mimiques du maquisard et stéréotypies de l’exotisme de bazar), élaboreront les tableaux phares de la re-singularisation esthétique. La première tâche dévolue au Musée d’art moderne d’Alger (MAMA) était de scénariser le parcours de ses contributeurs, de les dégager de l’anonymat auquel les voue la désincarnation précédemment explicitée, d’homologuer par l’aménagement de monstrations persuasives une chaîne de sens répondant au cahier des charges des décennies 60 et 70. Amorcée par la galerie İsma (ou Esma) puis Mohamed Djehiche, la décantation ou balisage participera à cerner les valeurs suprêmes du marché des œuvres, à polariser l’attention sur les chapitres ou trames du monde intérieur, à réfléchir la nouvelle appréhension sociale et symbolique de l’artiste, l’évolution de sa fonction imaginaire sous estimée par le statut officiel circonscrit, pendant et après la Révolution pour transcender le prestige du héros-pur mort au front.

L’exigence de particularité et de modernité oblige l’opératrice culturelle Nadira Laggoune-Aklouche à implanter de la pertinence au cœur de dispositifs mentaux capables de focaliser les regards sur d’autres visages de l’excellence plastique, stade intermédiaire indispensable à l’intronisation des émergents de la scène locale. Responsable de la gestion du Musée d’art moderne d’Alger depuis février 2017, mais officialisée tardivement à ce poste via le décret présidentiel du 25 Ramadhan 1439, soit le 10 juin 2018 (précise le Journal Officiel n° 44, 9 Dhou El Kaâda 1439, 22 juillet 2018), cette médiatrice de substitution s’est au contraire bornée à reprendre des concepts testés ailleurs, comme par exemple avec l’exposition Dessinez vos desseins (inaugurée le 27 janvier 2018 au MAMA) dont la problématique plagie celle que la commissaire toulousaine Hélène Poquet introduisait en novembre 2012 au Majorat de Villeneuve-Tolosane lors de la saison « Graphéine ».

Pesanteurs

Sous la triple tutelle statutaire du ministère de la Culture, des Moudjahidine et des Affaires religieuses, l’institution en question ne peut elle-même s’affranchir des pesanteurs hagiographiques plombant les thématiques majeures à profiler ou modéliser afin d’éprouver des séquences monographiques, d’orchestrer des lectures atypiques de la contemporanéité esthétique. L’élargissement émancipateur de l’espace concerné dépend d’une hétérodoxie permettant d’interroger les soubassements affectifs et résiliences de performeurs, d’une herméneutique identifiant ces dernières têtes d’affiche, d’une introspection circonstanciée, citationnelle, ampliative et épistémique dévoilant leurs profondes motivations. İnitier au 25 de la rue Larbi Ben M’Hidi une programmation cohérente démontrant que des « agitateurs profanateurs » ont déboussolé la raison monochrome, telle est la prérogative de l’heure d’une responsable qui parallèlement à la manifestation Patrimoine pictural (débutée le samedi 02 juin et prorogée au-delà du 15 août 2018) concèdera (après s’être cette fois inspirée de nos textes précédents, notamment « Le Printemps des arts : futur placé-beau correcteur d’Azzeddine Mihoubi ») qu’il « (…) faut historiciser la peinture, (laquelle) devrait rentrer pleinement dans le patrimoine (…).

Pour marquer ça on se doit d’écrire l’histoire en montrant les œuvres, en faisant des expos, de la recherche (…), car c’est important de connaître chaque artiste, parler de sa démarche et savoir qui il est. Ce qu’il a fait » (in L’Expression, 05 juin. 2018). L’inventaire cognitif et intellectif évoqué échappait semble-t-il à une supplétive occupée à repérer et qualifier les candidats aptes à attirer les collectionneurs lors du prétendu salvateur « Printemps des arts ».

Avec Dalila Orfali (conservatrice du Musée des Beaux-Arts), Meriem Aït El Hara (médiatrice à l’Agence algérienne pour le rayonnement culturel), Jaoudet Gassouma (peintre), Azzedine Antri (gestionnaire du Palais), Lyès Khalfati (administrateur de la galerie « El-Yasmine »), elle ambitionnait satisfaire les destinataires de l’art moderne et contemporain, les hommes d’affaires, banquiers, le but avoué de l’expo-vente étant de consolider, au bout de seulement huit jours, «(…) les règles et les bases qui détermineront la véritable valeur du produit artistique.», arguera Azzedine Mihoubi (in El Watan, 06 mars . 2018). İl interpellera pour cela le Forum des chefs d’entreprises (FCE), supposant sans doute que les enveloppes de ses argentiers pouvaient fructifier la réussite de la kermesse printanière, entrainera, au moment de l’inauguration, la ministre de l’Éducation nationale, Nouria Benghabrit, celle de l’environnement et des énergies renouvelables, Fatma Zohra Zerouati, le wali d’Alger, Abdelkader Zoukh, des diplomates ou encore des délégués de la Sureté nationale et Défense nationale. Faisant office d’instance de légitimation, ces VİP découvraient « Le haut niveau des arts plastiques » affirmait le premier locataire d’un lieu offrant plus de deux mille mètres carrés à un salon décrit comme le premier marché de l’art en Algérie, une assertion parfaitement saugrenue.

Elle suppose en effet qu’il se décrète selon la seule volonté de tel ou tel samaritain de la méthode Coué alors que son implantation réelle est consubstantielle à un réseau de galeries au profil clairement caractérisé et appliquant un code de conduite ou une déontologie tarifaire, à une salle de vente, à l’implication durable de bienfaiteurs-tuteurs, mécènes et spéculateurs avisés, d’entreprises nationales et privées, de pouvoirs publics enclins à réguler une politique d’acquisition d’œuvres à protéger.

Certains intervenants se plaindront, lors de la journée d’étude du jeudi 10 mai 2018, des lourdeurs bureaucratiques entravant leurs migrations externes (acceptées après l’expertise du conservateur désigné par le ministère de la Culture et l’aval de la Direction de la protection légale des biens culturels protégés). Les nombreux documents à fournir se rapportent aux articles 62 et 63 de la loi 98/04 (sur lesquels reviendra un représentant des Douanes et impôts), à des formalités d’usage et codifications à revoir tant le compréhensible souci de surveiller le patrimoine commun engendre des tracas laissant supposer que toutes les toiles et sculptures appartiennent à la caisse de dépôt du trésor national, une ambiguïté que résoudra justement leur reclassification juridico-administrative. La rectification a trait à des attestations offrant aux propriétaires confirmés ou putatifs les moyens légaux de les facturer, cela conformément à une nouvelle nomenclature des métiers élevant l’artiste au niveau d’agent économique. İl obtiendra à ce titre un identifiant fiscal, déclarera ses revenus, paiera des taxes. Voilà les résolutions énumérées par des émissaires de l’Office national des droits d’auteur et droits voisins (ONDA) insistant aussi sur le droit de suite (bénéficiant aux héritiers). La gratification marchande du créateur coïncide ordinairement à la souveraineté d’un art éprouvé théoriquement et dialectiquement, c’est-à-dire doté de sa conscience critique. Celle-ci se cristallise conjointement au processus de sécularisation (inhérent à la modernité, à la démocratisation de la société, à l’autonomisation des comportements humains) et de distinction auquel participe des ouvrages spécialisés différenciant les amateurs des professionnels instigateurs d’œuvres « distructives ».

Instrumentalisation politique

Effective depuis l’İndépendance, l’instrumentalisation politique de la culture renvoie aux inhibitions d’un régime pré-moderne refusant la compétition ouverte qu’instituera inévitablement la confrontation progressistes-conservateurs, étape philosophique en dehors de laquelle les légitimes prétentions à la notoriété des peintres, sculpteurs, installateurs, vidéastes ou graffeurs se fracasseront toujours sur le mur de la légitimité historique. S’incarnant actuellement en la personne d’Abdelaziz Bouteflika, celle-ci explique en partie sa cinquième reconduction par les cercles décisionnels, empêche à fortiori de promulguer une thérapeutique générale en mesure de perfuser de nouveaux paradigmes à l’art d’aujourd’hui, de corriger les paliers et barèmes de son marché. Réfuter ou éluder ce facteur central, c’est reconduire les mêmes faux-semblants, faire croire que la prise en compte des observations et recommandations émises pendant le séminaire du 10 mai dernier suffira à garantir la réussite du prochain « Printemps des Arts ». Considérée expérimentale du côté du ministre de la Culture, l’édition « 0 » révéla plusieurs lacunes et défaillances supposées être amendées par une seconde commission habilitée à confectionner un bilan à ce jour introuvable. Encore un acte manqué révélateur des habituels vœux pieux.

Auteur
Saâdi-Leray Farid, sociologue de l’art

 




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