Vendredi 20 juillet 2018
«Les derniers jours de Muhammad», un ouvrage décoiffant
Hela Ouardi est universitaire, chercheuse associée au Laboratoire d’études sur les monothéismes au CNRS et professeure de littérature et de civilisation françaises à l’Institut supérieur des sciences humaines de l’université de Tunis El Manar.
Précisons d’emblée qu’en prenant le risque de tenter une approche aussi critique du récit dominant de l’histoire de l’islam dès son origine, Hela Ouardi est consciente qu’elle défie en l’occurrence les lois de la prudence qui conseillent d’éviter de traiter un sujet aussi sensible et passionnel en contexte d’islam. Rares sont, avant elle, celles ou ceux qui ont osé une approche si critique des Écritures. Ce livre est déjà interdit au Sénégal.
Les auteurs qui s’y sont frottés l’ont appris à leurs dépens. À l’occasion de la publication de son ouvrage intitulé « De la poésie pré-islamique » en 1926, le célèbre romancier Égyptien Taha Hussein a déchaîné l’ire des ûlama d’El Azhar parce qu’il a osé exprimer des doutes sur, d’un côté, la sincérité de la poésie arabe pré-islamique, n’hésitant pas à écrire qu’elle avait été falsifiée à cause des rivalités tribales. De l’autre, et c’est plus grave aux yeux des religieux, il a insinué que le Qoran ne peut constituer une source fiable pour les historiens. Les critiques dont il a fait l’objet étaient tellement acerbes qu’il a perdu son poste à l’université du Caire en 1931 et son livre interdit, puis publié un an plus tard avec des modifications.
Plus dramatique est le sort réservé au théologien soudanais Mahmoud Mohamed Taha (1909-1985) qui a distingué deux sortes de normes dans le corpus normatif islamique : les normes universelles et les normes conjoncturelles. Pour ce théologien avant-gardiste, les versets révélés à la Mecque sont le cœur même de l’islam (shahada : foi de l’unicité de Dieu et de la prophétie de Mohammed, les cinq prières quotidiennes, la zakat : l’aumône légale, le ramadhan, le hadj étant facultatif). Ils sont structurels et d’une actualité permanente, ce sont ces versets qui constituent le dogme en islam, qawaîid el ibadate, (règles de croyance). Ces versets sont donc de valeur universelle, alors que les versets médinois sont conjoncturels ; ils traduisent, selon l’auteur, le mode de vie de Yathrib, l’actuelle Médine du début du VIIe siècle, aujourd’hui largement dépassé. Par conséquent, il considère que les versets de Médine peuvent être abrogés sans inconvénient.
Pour avoir osé cette exégèse audacieuse des normes coraniques, Mahmoud Mohamed Taha a connu un sort tragique : il été pendu sur la place publique par l’ex-président Djâffar El Noumeyri en 1985.
Ainsi, l’écrivain égyptien Ismaïl Adham (1911-1940) fit scandale au début des années 1930 en mettant en doute l’authenticité des hadiths (paroles attribuées au prophète Mohamed) et en publiant Pourquoi je suis athée. Citons aussi l’écrivain saoudien Abdullah Al-Qasimi (1907-1996), qui nia l’existence de Dieu et survécut à deux tentatives d’assassinat. Plus récemment, Salman Rushdie ou Taslima Nasreen persécutés à cause de leurs écrits jugés blasphématoires ou encore le blogueur saoudien Raïf Badaoui, condamné en 2013 à mille coups de fouet et dix ans de prison pour avoir critiqué l’islam.
Revenons au livre de Hela Ouardi, il est tout simplement décoiffant, écrit dans un style clair, accessible et se lit donc sans difficulté. Près d’une centaine de pages de notes bibliographiques témoigne du sérieux de la recherche de l’auteure qui a compulsé et confronté aussi bien les archives les plus anciennes de l’islam sunnite que celles de l’islam shi’îte et des sources non islamiques.
En reconstituant les derniers jours de la vie du prophète à Médine, Hela Ouardi a retracé soigneusement la maladie, l’agonie et la mort du fondateur de l’islam, et a restitué ainsi sa vie à l’histoire, au «temps du monde», selon l’expression de Jacques Berque. Hela Ouardi a réussi, non sans risque, à extraire ce pan décisif de l’histoire de l’islam du dogme religieux. Grâce à un travail d’enquête minutieusement menée, elle a su saisir la vie de Mohammed dans son humanité, sans le désacraliser pour autant.
L’ouvrage traite, notamment d’une question très sensible, celle des conditions troubles dans lesquelles a émergé l’institution califale suite à la disparition du prophète en juin 632, quand bien même le concept de califat n’est apparu réellement qu’au VIIIe siècle sous la dynastie Abasside. Le terme utilisé antérieurement est Amr ou amir. Les conditions d’intrigues et de violence qui ont marqué la succession du prophète ont inauguré une pratique du pouvoir (modalités d’accès, exercice et alternance) en terre d’islam faite d’intrigues, d’assassinats et de renversements violents… Cette crise originelle constitue en quelque sorte la matrice des problèmes de pouvoir qui secouent violemment nombre de pays d’islam encore aujourd’hui. Les cas de l’Algérie et bien d’autres pays en sont bien l’illustration.
L’auteure montre que l’origine de ce grave conflit tient à la volonté du prophète de désigner Ali Ibn Abi Taleb, son gendre et cousin, comme son successeur. D’où les oppositions venant de son entourage et ses proches compagnons qui l’ont empêché d’exprimer ses dernières volontés. Une méfiance s’était dès lors installée entre le prophète et ses compagnons. Le premier califat, qui a vu Abu Bakr Essadiq porté à sa tête, a été inauguré dans un bain de sang. Le conflit opposant Al Ançars, c’est-à-dire les Médinois aux muhadjirines, soit les Mecquois accompagnant le prophète dans sa fuite de la Mecque à Médine en 622, fut sanglant. Le cadavre de Mohammed fut abandonné pendant trois jours sans sépulture, avant d’être inhumé nuitamment (pages 15, 206), après que sa dépouille commençait à se décomposer (page 207), alors que la tradition imposait d’enterrer sans tarder les morts.
Pour régler le problème de la succession, la dépouille du prophète fut abandonnée alors même que les températures en Arabie sont caniculaires, faisant ainsi passer la question du pouvoir avant son inhumation.
Depuis lors, l’exercice du pouvoir en contexte islamique alimente trop souvent les oppositions les plus vives, allant parfois jusqu’aux affrontements les plus violents. Les modalités d’accès, d’exercice et de transmission du pouvoir d’État, restent étroitement liées à l’appartenance tribale ou clanique, et ce fut bien historiquement Quraysh, tribu mecquoise du prophète, qui a exercé le pouvoir et fondé un proto-État après sa disparition en 632. Et c’est bien Quraysh qui a monopolisé le pouvoir pendant toute la période de règne des quatre califes bien guidés (632-661 الخلفاء الراشدون), puis celle des Omeyyades (661- 750) jusqu’aux Abbassides (750-1258), descendants directs d’un oncle du prophète, Al-Abbas Ibn Abd Al-Muttalib.
Hormis le premier calife, Abou Bakr Essadiq, âgé et fatigué, qui n’a, d’ailleurs, été calife que pendant deux ans, les trois autres califes bien guidés, originaires de Quraych, ont tous été sauvagement assassinés pour des raisons qui tiennent étroitement au pouvoir. Les prescriptions du Qoran ne répondent pas à toutes les questions que les croyants se posaient, notamment les modalités qui commandent la compétition pour le pouvoir et d’alternance. Selon la tradition sunnite, ni le prophète ni le Qoran n’ont donné de consignes organisant la succession au pouvoir d’État. On a beau compulser le Qoran, l’on ne trouve nulle trace d’une indication ou consigne claire sur la succession et les modalités d’accès au pouvoir d’État.
Les germes de la fitna ont été ainsi semés du vivant même du prophète. Très affaibli par la perte de son fils bien-aimé Brahim à l’âge de 20 mois (pages 42, 46) qu’il a eu avec sa concubine Maria El Qabtia (Marie la Copte), et par les deux défaites successives contre Byzance (rums) à Mo’ta en 629, puis à Tabûk en 631, ce qui a sérieusement ébranlé son prestige (page 40). Désobéi, malmené par son entourage, il a été empêché de dicter son testament par Omar Ibn El Khatab sous prétexte que le prophète délirait. Le prophète est donc mort ab intestat par cet empêchement. Sa fille Fatima, épouse d’Ali Ibn Abi Taleb, s’étant opposée à la succession de son père par Abou Bakr Essadiq (premier calife), elle a été violemment battue par Omar Ibn El Khatab si bien qu’elle a succombé à ses blessures. Ali Ibn Abi Taleb deviendra, certes, plus tard quatrième calife, mais il sera à son tour assassiné et ses enfants, Hassane et Husein, massacrés.
En prenant le risque d’affirmer sans détours que la croyance en un prophète analphabète est une légende, une construction, Hela Ouardi tord ainsi le cou à une idée reçue et très largement répandue en terre d’islam. Pour s’en convaincre, elle invoque le pacte d’El-Hudaybia conclu en 628 entre le prophète et les Mecquois. Au moment de le parapher les païens de Quraysh refusant de mentionner la formule « Mohammed est le messager d’Allah » et Ali son cousin refusant de consigner cette modification, le prophète avait alors saisi lui-même le qalam pour mentionner son nom : Mohamed Ibn Abdellah (page135).
Le prophète, précise-t-elle, a été formé à la religion par un moine : Serge Bahara.
L’on apprend, notamment que le prophète s’appelait jusqu’à sa mort à Médine Abul Qacim et non Mohammed, celui-ci étant un lieu béni. Et la contestation du prophète par les Qurayshites ne tient pas au monothéisme abrahamique, qu’il prêchait, comme la tradition nous l’enseigne, puisque Quraych était déjà confronté au monothéisme des Chrétiens qui y habitaient et dont le plus célèbre est Waraqa Ibn Nawfal (page 99). De même que l’auteure n’omet pas de mentionner que les tombes du prophète et des deux premiers califes (Abou Bakr Essidiq et Omar Ibn El Khatab) inhumés au même endroit n’avaient pas échappé à la destruction.
El Walid Ibn El Malik, calife omeyyade entre 668 et 715, avait ordonné à Omar Ibn Abd el Aziz, gouverneur de Médine, d’acheter les chambres des épouses du prophète, mitoyennes de la mosquée, pour agrandir cette dernière. Cette décision du calife avait alors suscité une vive émotion au sein des habitants de Médine. Le plus célèbre des opposants à la démolition des sépultures du prophète et ses deux compagnons est Khubayb ibn Abdellah Ibn Al Zubayr. Le calife en personne avait exigé son passage à tabac si bien que le malheureux Khubayb n’avait pas survécu à la torture (page 219).
Dans la mesure où rien n’a été écrit du vivant du prophète, les rédacteurs du Qoran et des hadiths n’ont pas écrit des livres d’histoire de l’islam, mais des textes de propagande dans le sens où ils étaient conçus pour propager la foi. C’est pourquoi aujourd’hui plus que jamais l’islam a besoin de travaux d’historiens. C’est bien ce type d’approche historique qui fait passer la vérité avant la fable, selon le mot de Camus, restituant la vie du prophète et celle de ses compagnons à l’histoire, au temps du monde et de l’humain, qui mérite d’être encouragé parce qu’il est de nature à aider les musulmans à sortir du miroir complaisant d’un passé largement mythifié dans lequel ils aiment à se regarder.
Un livre à lire absolument.
T. K.
N.B. : Hela Ouardi prépare un deuxième ouvrage sur pouvoir et violence en islam dont la parution est prévue, je crois, l’année prochaine chez le même éditeur.
Hela Ouardi, « Les derniers jours de Muhammad », Albin Michel, octobre 2017, 364 pages dont 88 pages de notes bibliographiques, soit de la page 273 à 361.