Jeudi 29 août 2019
Les langues suffisent-elles, à elles seules, au développement humain ?
Mathias-Muhend Lefgoum.
Permettez-moi de démarrer ce texte par une remarque à l’endroit de beaucoup d’illustres contributeurs qui écrivent et publient dans ce journal.
Je ne suis ni dérangé ni offusqué par quoique ce soit à leur égard.
J’ai remarqué qu’une grande majorité de chroniqueurs finissent irrémédiablement leur texte par décliner leur nom d’abord, ce qui est normal, mais beaucoup accolent au nom ou une fonction ou un titre universitaire, ce qui à mon humble avis n’apporte rien de plus à la qualité du texte ou à la pertinence de l’argumentation.
De se décliner « Professeur d’université » ou « Expert » ou « Docteur » en toute chose donne peu de poids à une analyse politique par exemple. Un éminent Professeur ne trouvera aucun secours dans sa fonction ni dans ses titres pour commettre une analyse politique pertinente et convaincante sur la situation que traverse l’Algérie actuellement par, exemple.
Il en est autrement dès lors qu’il s’agit d’une publication à caractère technique ou scientifique, où la qualité de l’auteur peut aider à crédibiliser une œuvre.
Le dernier en date qui m’interpelle et qui m’incite à écrire ce texte est le point de vue commis et publié par Le Matin d’Algérie du 14 août 2019 et qui portait le titre suivant «L’anglais, langue scientifique en Algérie, utopie, mythe ou plausible réalité ? ». L’auteur du texte est «Docteur » ?
Monsieur, Soyez indulgent avec moi si je montre de l’ignorance à l’égard de votre nom d’abord et de votre titre ensuite. Soyez aussi rassuré qu’il n’y’a dans mes propos que la manifestation d’un questionnement légitime et aucunement celle d’un quelconque manque de respect à votre égard.
Revenons à l’analyse.
Le texte a été construit pour amener le lecteur vers une « conclusion-sentence » où la dimension universelle de l’anglais est étayée par une phraséologie bien maîtrisée et où l’erreur des algériens d’avoir opté pour le français est continuellement assénée pour provoquer une culpabilité aveuglante et non une réflexion propice à une analyse froide où le recul historique et scientifique doit être constamment présent.
Dans la situation algérienne, les choix de l’arabe et du français ne sont pas le fait d’un hasard fortuit. L’Histoire de ce pays renseigne sur la présence des ces deux langues et cette Histoire ne doit pas être balayée d’un revers de discours ou d’une analyse aussi beau l’un comme l’autre.
Ce sont d’ailleurs ces revers, fruits d’un combat politico-idéologique qui ont imposé le modèle qui a fait de l’université algérienne, une entité inconnue et absente aussi bien dans les classements internationaux que dans ceux de l’Afrique. Le dernier en date est celui publié cet été et où les universités algériennes brillent par leur absence.
Est-ce qu’une langue, quelle qu’elle soit, pourrait être incriminée pour justifier une situation d’échec ? La langue de l’enseignement est-elle responsable du niveau de développement d’une nation ou de sa vitesse de régression. Peut-on aujourd’hui, méthodiquement et scientifiquement, démontrer que l’anglais, le français, l’arabe ou toute autre langue usitée est à elle seule le moteur d’un progrès ou d’un déclin ?
Si les réponses sont positives, que faire de la langue arabe dans le cas précis de l’Algérie ? Doit-on abandonner cette langue et la faire remplacer par une autre, l’anglais en l’occurrence ? L’auteur de l’article cité ne le dit nulle part.
Quelles sont les motivations profondes de ceux qui cherchent inlassablement à opposer le français à l’anglais ? Qu’ils l’expriment pour nous permettre de mieux appréhender cette question vitale au développement humain d’abord et à celui du pays ensuite.
Les suprématies des USA ou du Royaume-Uni sont une réalité historique construite par le génie des individus qui ont fait de l’anglais une langue puissante et dominatrice et non le contraire.
La Russie et la Chine qui sont d’autres puissances non négligeables utilisent le russe et le chinois et leur emprunt à l’anglais reste négligeable à l’heure actuelle.
La France et le Canada francophone sont aussi deux pays dont le rôle est non négligeable dans l’arène mondiale. Le français n’a pas accéléré leur supposé déclin.
Dans cette même logique, les pays anglophones d’Afrique ne sont pas mieux nantis que le nôtre.
Remplacer le français par l’anglais en se targuant de la seule excellence des universités anglo-saxonnes est une grossière tromperie. Notre future pratique de l’anglais et de sa seule maîtrise en tant qu’outil linguistique ne nous rehaussera jamais au niveau de ces nations. Le choix d’une politique linguistique doit être sous tendu par des choix politiques judicieux où le bien-être des individus doit être l’élément dominant.
Engager encore une fois le pays dans ce choix nous amènerait inéluctablement vers une nouvelle situation identique à la précédente et où « l’excellence » ferait encore défaut. Faut-il encore sacrifier deux ou trois générations pour assouvir ce besoin maladif de déni de la réalité ?
Les langues restent des outils au service des femmes et des hommes pour s’exprimer et échanger afin de construire des espaces de vies où chacun doit trouver et sa place et son épanouissement.
Pour cela, le rayonnement futur de l’université algérienne viendrait de notre capacité à construire un système éducatif connecté sur l’universel et le futur. L’ancrage sur un monde révolu dominé par les conservatismes les plus rétrogrades ne fera que nous enfoncer. Dans ce cas la langue anglaise ne nous sera d’aucun secours, car elle sera elle aussi utilisée pour nous abêtir. Quelle différence à être le dernier des anglophones, des arabophones ou des francophones ? Aucune.
Dans les choix linguistiques, les ingrédients à prendre en compte sont nombreux. Le plus important et le plus négligé actuellement est celui relatif à notre Histoire : celle lointaine d’il y a quelques centaines de siècles, la berbère. Celle plus récente sur laquelle on essaie de construire une personnalité, quinze siècles uniquement, celle-là ne nous renseigne pas assez sur nos racines profondes sur lesquelles nous devons ériger notre socle commun pour bâtir une nation équilibrée. C’est aussi celles de toutes les incursions et des invasions qui ont façonné le peuple berbère d’Afrique de Nord : la phénicienne, la vandale, la romaine, la chrétienne, la juive l’arabe, la turque et la française. Le nord-africain est le produit de toutes ces civilisations amalgamées. C’est le nier qui fait de nous des êtres en errance et perturbé pour longtemps encore..
L’Histoire immédiate de l’Algérie nous renseigne sur une réalité linguistique où aujourd’hui l’arabe et le français dominent. Une nouvelle réalité a émergé grâce au combat d’irréductibles militants soutenus par un peuple tenace et sûr de la justesse de son combat pour recouvrir pleinement son identité.
Nous devons inclure dans notre réflexion sur nos choix linguistiques futurs cette nouvelle dimension de notre espace linguistique et culturel. C’est la place de tamazight (tamaziɣt), cette langue ancestrale restée vivace malgré de multiples et incessantes agressions qui n’ont nullement réussi à la faire disparaître. Au contraire, elle renaît et évolue lentement mais sûrement pour occuper une place de choix dans son berceau originel : l’Afrique du Nord.
La langue reste un outil et un élément intrinsèques d’une culture, d’un mode de vie, d’un équilibre socioculturel. L’Algérie est baignée dans une culture trilingue où tamazight, l’arabe et le français ont toute leur place pour que chacun se les approprie et les utilise intelligemment pour son épanouissement.
L’épanouissement de l’école algérienne viendrait d’une politique librement choisie où l’expression populaire deviendrait une réalité et non un leurre. L’école doit redevenir un lieu d’épanouissement, du savoir et de l’apprentissage d’un vivre ensemble et échapper définitivement aux querelles idéologiques.
Le chemin reste long et semé d’embûches.
Le Hirak reste aujourd’hui concentré sur un objectif général qui est celui de débusquer le régime politique en place. Vaste entreprise qui peine à aboutir même au bout de six mois de combat.
Les questions de fond telles celles relatives aux choix linguistique, à la gestion de l’école, au rôle et au statut de la femme, aux questions relatives à l’alternance politique, à l’instauration d’un processus démocratique irréversible, à la place de la religion et des libertés pour chacun de choisir son culte… demeurent tellement clivantes que leur émergence actuellement dans le débat public risque d’anéantir cette formidable dynamique populaire.
Le débat autour de ces questions deviendra nécessaire si l’on veut libérer la société de toutes ses entraves. Quand et comment ? Seul l’avenir nous renseignera.