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mardi 3 juin 2025
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“Les larmes de Jimmy” de Marcus Hönig : bonnes feuilles

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Nous vous proposons avec l’aimable autorisation de l’auteur, quelques extraits du récit « Les larmes de Jimmy ».

6 août

« Tout est bancal, susceptible et vite rabiboché. Tu verras, c’est le soleil dans la nuit, la nonchalance. Bienvenue à toi. Raconte aux autres, dès ton retour, ce que tu as vu ! Les Grecs, les Numides, les Romains, les Africains, les Français et d’autres, l’Algérie est plus au monde qu’à l’Algérie. Tu vois, là, Notre-Dame de la Garde. Va voir sa sœur jumelle Notre-Dame d’Afrique. Entre les deux, ce n’est qu’une petite mer. » Nous sommes enfin sur le bateau.

Six fois le passeport est rentré et sorti de la pochette pour être scruté à chaque fois comme si le sort de la Nation en dépendait. Multiplier les contrôles, contrôler le contrôle. Je rencontre Sarah sur le pont supérieur arrière du navire Méditerranée qui quitte doucement Marseille pour Alger qu’il doit atteindre vingt heures plus tard. Elle vient vers moi, sourire immense et me demande ce qu’il faut pour faire une belle photo. Je passe la bandoulière de mon 40D par-dessus ma tête, lui tends l’appareil et lui dis : « tiens, la prochaine sera la bonne ». Elle rit, accepte le truc encombrant et prend une photo. Voilà, Sarah est ma porte d’entrée vers un pays à cette heure encore inconnu et lointain. (…)

Pas de lumière dans la salle, un clair de lune incertain. Un chaton miaule, un enfant pleure, les deux réclament du lait qu’on ne tarde pas à leur donner. Je n’y tiens pas et pars refaire un tour. Avant que chacune et chacun ne s’abandonnent à la nuit, dans la bête ou sous les relents de fuel qui couvrent les ponts extérieurs, le plus musulman des bateaux négocie ferme alcools et cigarettes. Au Duty Free, zone Islam Free des eaux internationales, billets, cartouches et flacons passent d’abord par de rugueuses virilités et changent de main en éclats de rire.

7 août

Mes réveils s’enchaînent au rythme d’environ un à l’heure jusqu’à celui, différent des autres, qui me suivra tout au long du voyage. 4 h 30, je suis réveillé par de longs et caverneux Allahou Akhbar. C’est une affaire de trois minutes, l’homme disparait. (…)

Le bateau vibre de plus en plus, c’est une impression peut-être après avoir été couché à même sa peau comme un nourrisson. La machine doit être énorme, la résistance plus encore. En tout cas, il m’aura tellement bien fait vibrer qu’il m’aura tiré toute ma petite monnaie des poches. Je croise mes nouveaux amis sur le bateau. Nous échangeons des nouvelles de la nuit.

Aux sanitaires, ablutions acrobatiques et vue défilante sur les eaux dont je ne sais si elles sont calmes ou agitées. Nouveau café. 

(…)

Le continent Afrique apparaît, gris, brumeux, vallonné, mais surtout gris. Rapidement, les tankers en rade, et surtout l’anguleux et interminable minaret de Djamaâ El Djazaïr, la fameuse mosquée. Ce minaret a tout l’air d’être un message à la mer, aux voyageurs venus d’autres horizons, un marqueur d’entrée en terre d’Islam. Puis, sur les pentes, Alger, très justement appelée la Blanche, se montre en bloc qui plonge vers la mer à l’ouest, interminable à l’est, tentaculaire cité aux 4 millions d’habitants.

Le Mémorial des Martyrs là-bas, à l’architecture si particulière que je ne sais où la caser. Il ne ressemble à rien de connu. Enfin, l’impression existe d’avoir déjà vu quelque chose de semblable, mais où ? Peut-être que je m’en souviendrai plus tard. 

(…)

Une connaissance du bateau me donne les dernières recommandations pour changer mes euros au Square Port Saïd, au marché parallèle, marché qui a son propre cours qualifiable d’officiel, ce qui donne d’emblée une idée de l’état de l’économie du coin. « Ne change pas tout tout de suite, vas-y doucement, prends le temps d’arriver, c’est pas comme à la maison », me dit-il. Je prends note, le remercie, sors et me prends une tarte monumentale de pollution sur mon premier trottoir algérois, rue d’Angkor. 

(…)

Il s’agit de trouver la rue de l’hôtel, quelque part entre le tribunal Sidi M’Hamed et Amar El Kama. Je mets tout de suite à l’épreuve mon talent pour me perdre, même sur un trajet court et simple. Cela fonctionne parfaitement puisque me voilà béat au croisement du boulevard Mohamed Khemisti et de la rue Asselah Hocine, juste sous la Grande Poste, pour débuter mon activité préférée, demander mon chemin !  

(…)

 Pour ce soir, en me tendant une serviette de bain trouvée dans la caverne d’Ali Baba sous le comptoir, j’aurai pour moi tout seul une belle chambre sous les toits, avec sanitaires partagés. Ça doit être la chambre joker. J’ai remercié encore et encore de ne pas être laissé à la rue ! À l’hôtel aussi, le passeport fait un stage de vérification complète par les employés, tenus de le faire et de remplir une petite fiche de police pour la sécurité des voyageurs, en cas de contrôle ou mieux, de problème que personne ne souhaite. Je pose mes 15 kilos de barda là-haut et sors voir de quoi Alger centre est faite la nuit tombée et ce que je peux me mettre sous la dent sans aller trop loin.

À côté des marches du Théâtre national, je déniche un sandwich omelette-viande-fromage. Le cuistot, qui a l’air d’avoir 70 ans, me montre sa spatule plongée dans un seau de harissa et laisse paraître son bonheur quand je lui indique que oui, vas-y ! Il y a dans ce bout de baguette plus de harissa qu’autre chose et je ne peux que saluer mon entrainement quotidien des trois mois passés à ajouter à chacun de mes repas cette petite sauce enflammée pour être prêt le jour J ! Le nuage d’échappements a l’air encore plus dense, les détritus encore plus nombreux sans qu’aucun endroit y échappe. 

(…)

8 août

(…)

Les pros de l’hôtellerie algéroise sont en place, le combiné du téléphone à l’oreille pour dire en boucle que l’hôtel est complet, les yeux sur la porte qui s’ouvre quatre ou cinq fois par minute pour annoncer là aussi que l’hôtel est complet. Je mesure à quel point je suis veinard de ne pas être à la rue et remercie encore. Je propose de garder cette chambre si cela peut arranger. Et on m’offre ce sourire, ces mots : « Mon ami, soyez le bienvenu, Marcus.

On vous prépare une très belle chambre. Tu as besoin de quoi que ce soit, n’hésite pas, je suis là pour toi. » Et on papote et on papote et je m’en fais le premier copain. Le gars est jeune, intelligent, lit entre les lignes à la vitesse de l’éclair et sera, en plus de son professionnalisme, bon compagnon. Mes balades au Square Port Saïd vont, quant à elles, vite m’offrir un lot d’interlocuteurs et interprètes précieux pour m’aider à la lecture de sujets compliqués rencontrés çà et là. Une canicule insistante est installée sur le pays, assez pour enterrer définitivement mes projets de balades dans le sud. De plus, dix jours sur place, c’est beaucoup et peu à la fois. Je me connais, je mets un temps infini pour quitter une conversation et je n’ai nulle envie de me limiter dans les rencontres.

De plus, si par hasard j’étais arrivé dans un pays où les transports prennent leur temps et sont ponctuels comme le laisse présager leur réputation, mieux vaudrait calculer au plus juste les kilomètres. Je me dis, n’oublie pas mon garçon que ce pays est grand comme quatre fois la France, le sud, c’est loin, un voyage à part entière. Un tour à la gare s’impose pour prendre des infos pour un éventuel tour à l’est, côté Béjaïa. Ce n’est pas la bonne gare. Le prétexte de balade en ville est trop bon, je tire vers Agha, gare d’où partent quotidiennement les autorails me dit-on, je note.

(…)

En bonne forme grâce à cette petite balade, équipé de pâtisseries et de fruits, j’entreprends sans tarder d’aller là où je brûle d’aller depuis des semaines, Djamaâ El Djazaïr, la Grande Mosquée ! Où, comment ? Demandons le chemin ! C’est la mosquée à 2 milliards de dollars. Je vais vite me rendre compte que les Algérois ont ce chiffre en tête plutôt que les mètres carrés ou de hauteur de la chose.

Je dois filer jusqu’à la station Pont El Harrach avec un tram aussi joli que le métro. Je m’en sors tellement bien avec l’achat de mon billet métro-tram à 70 DA que le truc refuse de fonctionner et que l’employé dans sa guérite finit par m’en offrir un. Les locaux croisés dans le tram se doutaient bien qu’en me voyant aller dans cette direction, je ne me rendais pas au stade. Un homme m’aborde : « Tu vas à la nouvelle mosquée ? — Oui. — C’est la mosquée de la honte, c’est une honte. Avec l’argent qu’elle a couté, on peut faire un hôpital dans chaque wilaya. On a besoin d’hôpitaux et d’écoles, pas de mosquées inutiles ! À peu près tout le monde dans la rame acquiesce. Je demande s’il l’a déjà visitée. — Non, et je n’irai pas. Je voudrais qu’elle ne soit pas là. — Mais maintenant qu’elle y est on ne va pas la détruire, il faudra bien faire avec, dis-je. — Monsieur, allez visiter la Grande Mosquée et quand vous rentrerez chez vous, dites que nous avons une belle mosquée, mais que nous avons besoin d’écoles et d’hôpitaux.

L’Algérie se fâche avec le monde entier, avec ses voisins, avec l’Europe, la France. Même les équipes de foot africaines refusent de venir jouer chez nous et nous on construit une Grande Mosquée à 2 milliards pour montrer au monde que nous sommes les meilleurs musulmans. Cela ne sert à rien. » Je promets de rapporter ses propos. Il doit descendre. Sitôt dehors, les autres, et il y a du monde dans cette rame, m’encouragent à bien répéter tout ce que l’homme vient de dire.

(…)

Un jeune homme, petite trentaine, vient vers moi pour discuter. Il pense lui aussi que je suis journaliste français. On se serre la main, on ralentit le pas. Il me raconte être monteur vidéo de métier, au chômage ici et sans aucune perspective avec ce métier qu’il aime. Il a pu exercer et se perfectionner en France où il est resté quelques années, clandestin, sans papiers, avant d’être renvoyé en Algérie. Il avait réussi une traversée vers les eaux espagnoles.

Dans son regard semblent s’être accumulées toutes les eaux noires du monde. Il est profondément déprimé par sa situation. Il dit : « Vous voyez, l’Algérie tue sa jeunesse, c’est une prison à ciel ouvert. Je ne sais pas comment je vais m’en sortir, je vais repartir c’est certain. Ici il n’y a rien, on ne peut qu’y mourir. Je vais repartir. » Il est désespéré, me remercie de l’avoir écouté. Je suis très touché par cet homme qui ne me demande rien d’autre qu’être écouté un instant, juste être écouté. Il ajoute, avant que nous nous séparions : « Haraka, tout le monde veut faire Haraka ». Non seulement je ne connais pas ce mot et ne peux comprendre ce qu’il veut me dire, mais je ne tarderai pas à découvrir que j’avais mal compris. 

(…)

Vendredi 9 août

(…)

Je demande des infos sur Tipasa, comment y aller. L’aventure en bus est vivement déconseillée un vendredi. Les bus ne rouleraient que le matin et poireautent à chaque station, espérant se remplir pour poursuivre la route.

Tipasa n’est qu’à 80 petits kilomètres à l’ouest d’Alger, mais risque d’être inatteignable par cette voie aujourd’hui. Au petit déjeuner j’ai mangé autant de crêpes qu’il est possible de manger, hypnotisé par la grande télé qui anime les lieux. Le vendredi, le petit déjeuner se prend à l’image et au son de La Mecque, diffusés en direct. Il faut dire que cette foule qui tourne autour du grand cube noir fait son petit effet à cette heure du jour où les premières gouttes de café cherchent leur chemin dans le touriste. Pff, je n’ai qu’à aller du côté du Bardo, me dis-je, mais sans conviction. Je veux bouger, sortir d’Alger, changer d’horizon pour voir et écouter autre chose. J’appelle un taxi pour me renseigner du prix de la course. 3 000 DA, vendu ! 10 minutes plus tard, un solide gars se présente, on saute dans la Dacia. 80 km avec un taxi qui tient on ne sait comment, ça vaut le détour. 

(…)

Les déchets, oui. Il y en a vraiment beaucoup, c’est une décharge. Il y en a tellement dans ce lieu qui mérite un tout autre traitement que cela m’interroge une nouvelle fois sur l’image qu’ont les Algériens d’eux-mêmes, sur leurs possibilités à se projeter dans l’avenir comme si cette action d’envisager une suite était difficile, voire incongrue. Je me dis tout autant que c’est catastrophique et que ce ne sont pas quelques déchets qui doivent effrayer.

Il y un paquet de boulot pour en venir à bout, c’est certain, et la satisfaction du résultat sera énorme. Typiquement, le bon moment pour ne pas trop la ramener avec des y’a-qu’à et des faut-qu’on. (…)

Crédit Marcus Hönig

10 août

4 h 30 le matin, appel à la prière… j’en profite pour charger

les batteries de 40D qui veut bien jouer en toute circonstance. À cette heure les pensées se baladent en file indienne dans ma tête. On m’indique amicalement que de ne pas aller à Tizi Ouzou, alors que j’allais passer dans son ombre, ne pouvait qu’à peine s’envisager. Je crois que je vais faire ça, remplacer la virée vers Constantine et Sétif par une durée prolongée en Kabylie.

De toute manière, tout le monde me saute dessus, les Kabyles aux sourires larges comme la mer, pour me dire et me répéter qu’à Constantine comme à Sétif il fait beaucoup trop chaud et que je n’y ferai rien du tout. Je veux aussi me garder du temps pour flâner un peu en terre connue, Alger, et trouver en toute tranquillité des cadeaux pour mes proches, juste avant de partir. Je n’y suis pas encore. Pour l’instant, il s’agit de voir comment ça se passe pour arriver à Bejaïa, ensuite je verrai. 

(…)

Agha, la gare. La chaleur est intolérable. Le hall est plein à craquer de gens qui patientent, l’ambiance est calme et les files de clients devant les guichets ne diminuent pas. Je range le billet pour Béjaïa dans ma poche au moment où s’effondre au sol un très grand jeune homme, terrassé par une crise d’asthme. Tout le monde appelle, crie Pumpa, Pumpa, qui a une Pumpa. Arrive un homme avec sa Pumpa de Ventoline. Il fait trop chaud et, dans cet endroit où ne vient aucune brise, la pollution est encore accentuée.

Encore une heure d’attente, je pars patienter sur le quai qui ne tarde pas à se remplir de voyageurs en partance pour Oran. Une ambiance bizarre s’installe. Des parents sont dépassés par les jeux débiles de leurs garçons qui sautent du quai sur les voies jusqu’à ce que le premier prenne une tarte qui ne sert pas de leçon au second. Il y a sur ce quai une fréquentation notable de personnes atteintes de maux divers et variés. Une certaine tension règne dans les dernières minutes avant l’arrivée de leur train et cette impression est nouvelle.

(…)

Le sentiment m’habite que les Algériennes et les Algériens sont des gens à qui on n’a pas dit depuis trop longtemps à quel point ils ont de la valeur. Tous les moyens sont donc bons pour le rappeler, pour le leur dire et le faire savoir aux autres. Je repense une nouvelle fois à Sarah, « en Algérie tout va doucement ». Un homme dans le train s’interrogeait sur ce qu’il fallait pour aider ce pays.

« Faut-il une aide d’autres nations ? Même un tout petit appui serait déjà bien. Le gouvernement doit ouvrir lui-même le pays avant qu’il n’éclate. Nous avons besoin des autres et sommes trop seuls. Si l’Algérie ouvre ses frontières ce soir, le pays sera vide demain matin. » Algérie, dernier bouchon avant éclatement du continent ? Qui a la réponse ? Sait-on que c’est à ce point ardent, à 800 kilomètres de Marseille ? Encore Harraga. Petit bateau noir à 4 000 € ou 8 000 €, Oran, Espagne ou pas. Mais combien sont-ils réellement ? Que se passe-t-il au-delà du désert ?

11 août 

J’écris dans mon lit, à Béjaïa, il est 4 h 20, nous sommes déjà le jour suivant. L’appel résonne depuis 4 heures, les journées sont longues en terre d’Islam. Je dirai tout à l’heure à Haroun que je reste encore une nuit au Bon Accueil. Je n’arrive pas à dormir avec la clim. Je l’allume 10 ou 15 minutes toutes les deux heures. À 20 heures il fait encore 30 °C. Peut-être irai-je à Sétif, va savoir. Déjà l’envie pointe d’aller à la mer, ce que je ne ferais jamais pour me baigner à Alger, hors de question. Puis gravir un peu ces collines aperçues hier. Cap Carbon ? Dis, monsieur Haroun, pourquoi tu ne fais pas les petits déjeuners ? Très tôt, je suis à la cafétéria de la gare. Ça chauffe, tôt et fort à la cafète.

Les bus passent juste devant la porte. Le gars qui presse les cafés sur la Conti se fait piller son stock de pâtisseries et presse et presse. Non seulement il ne peut rien faire d’autre pendant qu’il a un bras occupé à maltraiter ce levier, mais cela demande force, endurance et méthode pour tenir le coup toute la journée. Mais quel délice encore une fois ce café.

J’ai faim et me jette aussi sur les pâtisseries. Des cafés, j’en bois trois, deux de trop, les pâtisseries grasses, je ne les compte pas, je démarre la journée sucré et caféiné jusqu’au plafond. En une demi-heure de temps les températures intérieures et extérieures se sont équilibrées, elle est aussi élevée sur le trottoir que devant la Conti, élevée, et gazeuse. 

Crédit Marcus Hönig

(…)

12 août

(…) Je reprends le récit, ici au calme, à ce qu’il faut appeler le petit déjeuner avec les deux cafés de trop à Bougie, la biennommée, c’est l’ancien nom de Béjaïa. J’attaque la montée par la ville pour m’orienter vers le fort de Gouraya d’où la vue sur le golfe promet d’être extra et d’où je pourrai rejoindre le pic des Singes, un peu plus loin. La courte nuit n’a pas été excellente, je m’en accommode et vais un peu plus doucement que d’habitude, le temps de me réveiller complètement.

Je tire vers l’Hôtel du Nord et la petite gare routière, boulevard Colonel Amirouche. La rue est bordée de bijouteries, les unes à côté des autres, ce qui rend le contraste avec le dépotoir continu qu’est le bord de route encore plus insupportable. C’est clair, la ville kabyle n’est pas plus propre, pas moins sale, comme on voudra, qu’Alger. 

(…)

Quelquefois les événements se composent avec un rythme qui leur est propre, il faut faire avec à son tour. Une parole d’une autre fille du désert m’avertissait : « Le seul moyen de supporter la chaleur, c’est l’accepter ». Si je veux réussir l’opération quitter Bougie, je vais devoir m’y prendre tôt. À 6 h 30 je quitte ma chambre pour une autre cafétéria qui propose 35 bons °C, des pains sucrés et, bien sûr, le délicieux ! Les semelles ont l’air de tenir. Une nouvelle fois, c’est le modèle routard qui attire les sympathies et je ne tarde pas à être assisté de toutes parts pour m’aider dans mon périple.

Tout s’enchaîne. Un jeune homme m’accompagne dans le bon bus, me fait descendre au bon arrêt à la gare routière. L’endroit est encore plus enfumé que le reste. Sur un banc, un homme rondelet aux grandes boucles fume sur fond de panorama montagnard. Il a l’air de mauvais poil. Il fait la bonne cinquantaine, même si je me méfie à présent de mes estimations d’âge avec lesquelles je me suis systématiquement planté d’une décennie de trop. Il me dit avec un accent à couper au couteau : « Tigzirt, c’est une sacrée course ! » Je lui demande combien il voudrait pour la faire, la sacrée course. Il me répond d’un air qu’on prendrait pour dissuader et lance : « 8 000 DA ». 

(…)

La ville est tout en pentes. Tigzirt a immédiatement l’air moins sale et un brin moins chaud. Le bon chauffeur me dépose Avenue Ahmed-Chefai, plein centre. Sa mauvaise humeur le reprend juste avant le demi-tour pour Béjaïa. Dès que je quitte la voiture, il entame sa série de cigarettes roulées à l’aller, confiant pendant les travaux de roulage la direction de l’engin à une cuisse leste et précise calée sous le volant.  

(…)

Tigzirt, c’est un vrai petit paradis si on parvient à décrocher son regard du sol quelques instants. Le paysage est aussi beau que ses lumières et une coloration de la mer que je n’ai vues qu’ici. Il faut dire que mon point de vue est des meilleurs ! Donc, plus d’argent, ah bon, voilà une bonne question qu’il va falloir régler. Je comptais rester à Tigzirt pour trois nuits et avoir le temps d’explorer un peu la campagne alentour. Mais je dois me rendre à l’évidence en riant de mes petits problèmes, que je n’ai plus de sous.

Le reste du capital suffira juste pour une autre nuit, quelques petits frais et le long trajet retour vers Alger. Dans la capitale, à tous les coups, je trouverai un endroit où jouer avec ma carte Visa et si ce n’est pas le cas je trouverai une autre solution, mais pour ça je dois être sur place. Si en Algérie vous frottez une lampe, c’est tous les numéros de téléphone des gens croisés qui en sortent ! Je contacte le patron de ma chambre algéroise au planning archiplein, lui explique ma petite situation et que je rentrerai sûrement un jour avant la date prévue, si je peux avoir un endroit où poser mon sac. Dans l’instant il m’arrange ça. Voyageur, je te le dis, s’il te prend l’idée de jouer les routards en Algérie, si on te donne un contact, accepte-le, ces gens ont une parole et te sauvent la mise ! 

13 août

Que c’est bon de voyager avec pour seule règle de pallier les impératifs du repas, du gîte et de laisser tout le reste s’orchestrer par la disponibilité aux imprévus. Comme une bille dans un flipper. Certes, c’est un peu plus fatigant que ce que certains s’imaginent être des vacances. Qu’ils se rassurent, je sais que ça ne ressemble pas à grand-chose, mais cela n’a aucune importance. Que chacun trouve son plaisir, c’est fantastique. 

(…)

Une de mes plus grandes appréhensions avant de partir pour l’Algérie était l’immense carnage causé par les accidents de la route. Devoir monter dans une voiture me semblait être un des plus grands défis à relever. En quelques jours, cela a bien changé. Je me réjouis ce matin de me laisser faire par un taxi qui connait son affaire et sait déjouer et prévenir les dangers que sont à peu près tous les autres sur la route. Le slalom est garanti sur le moindre petit trajet. Celui vers Alger tiendra une nouvelle fois sa promesse.

La Dacia aux portières défoncées affiche 500 000 bornes au compteur, c’est la première chose que je vois en m’installant le plus lascivement possible. La deuxième chose qui me saute aux yeux est l’exacte réplique du miniCoran acheté hier chez le bon libraire. Je repasse en revue les bienfaits de la chose et imagine, pour me rassurer, que quelque part sur la notice figure aussi la protection contre tous les débiles dangereux qui iraient vers Alger ou en viendraient ce matin.

(…)

Je suis content de retrouver Alger, d’une certaine manière, de n’avoir plus rien d’autre à faire que d’explorer ce lieu que j’aime. Il y a bien des endroits encore que je souhaite visiter, cette ville ne manque pas de trésors. Mais d’abord, si je ne veux pas payer ma chambre en faisant la vaisselle, ce qui me prendrait une semaine à temps plein après une rapide conversion, je dois dénicher un peu d’argent frais. 

(…)

Un œil sur la montre, le temps doit fuir quelque part comme d’un tuyau percé. Un œil sur le calendrier indique qu’il est temps de ralentir encore, penser à Sarah « tout va doucement », je dois aller doucement aussi. Ce pays a encore des choses à raconter.

Autre excellent prétexte aux balades et rencontres, les quelques cadeaux pour petits et grands. Des épices, incontournables, et pour le reste, je pars voir en ville si j’y suis. Tafourah, d’où il est facile de se perdre dans maintes rues autour et voir ce que la providence a à proposer. Je passe par le Jardin de l’horloge florale qui ne cache pas son monument. La construction à laquelle il semble manquer quelque chose sur le haut est particulièrement claire en bas. Deux mains, poings écartés, éclatent une chaîne solide. À côté, de très jeunes garçons s’entraînent à s’asseoir sur les escaliers. Il est étrange de se dire qu’ils ont, d’une certaine manière, sous leur nez, un certain mode d’emploi de leur vie. Le verront-ils ? Partout des jeunes, des jeunes, des jeunes.  (…)

15 août

(…)

La retraite d’un Algérien est d’environ 20 000 DA, voire moins. J’achète une banane, une seule, 100 DA. Lalla Khedidja, 50 centilitres, 40 DA. Un temps plein, qui a des chances d’encaisser environ 40 000 DA mensuels peut se payer 500 litres d’eau fraiche, à peu près trois baignoires pleines. J’ai dû passer devant le marchand d’épices sans faire gaffe, je ne le retrouve pas. Lorsque je retrouve cette bonne adresse, je me laisse guider dans la multitude de bocaux dont une grande partie verra mon nez de près. Tout est délicieux.

On cuisine en paroles, j’ai l’appétit qui explose. Des sacs plastiques odorants, de toutes les couleurs, dont un énorme de poudre de Hrissa, pour presque deux kilos en tout, mes pensées vont à la douane et à la tête du préposé qui lit les images du scanner. Je vais y avoir droit, c’est certain. Bien entendu nous papotons, échangeons, et toujours reviennent les mêmes remarques sur la situation de la jeunesse, le tout pendant que le petit magasin charmant se charge de clients qui sont toutes des clientes. Les petites conversations qui ont l’air de ne pas y toucher s’étendent systématiquement comme des feux de paille, davantage encore quand la présence n’est que féminine.

Dans nos échanges, profitant de l’absence des hommes et de toute autorité religieuse identifiable, la question s’est posée de l’articulation possible entre la religion et la féminité. (…) »

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