Le 60ème anniversaire de l’indépendance algérienne incite l’İnstitut du monde arabe (İMA) à pointer durant toute l’année en cours les « Regards sur l’Algérie », à livrer un aéropage de monstrations, colloques, rencontres, projections, visites guidées et conférences en mesure d’élargir les connaissances sur des productions artistiques décryptées selon les divers contextes sociaux-économiques, historiques et esthétiques.
Parmi les œuvres étudiées se trouvent les trente-six offertes par le commissaire Claude Lemand, donateur à l’origine de l’exposition d’art plastique Algérie mon amour mais pas de cet intitulé-valise (dû à Jack Lang ?) sous couvert duquel ladite institution culturelle commémore parallèlement la signature des Accords d’Évian (19 mars 1962), moment phare scellant le sort de milliers de pieds-noirs.
Pour ces Français d’Algérie si intimement attachés à leur(s) territoires(s) méditerranéen(s) et en même temps tellement peu enclins à se pencher sur les dégradantes conditions sociaux-culturelles des İndigènes musulmans, donc quelque part parfaitement hors-sol, il s’agissait alors, compte tenu des ultimes soubresauts guerriers, de choisir entre le cercueil ou les déchirements d’un départ sans retour. Les emballements de la fuite vers l’autre Nord (non plus de l’Afrique mais celui septentrional de la rive héliotrope) résumaient ou corroboraient une volonté de ne rien partager avec des Arabo-berbères engoncés dans le ferment islamique.
Deux entités géographiquement proches et ethniquement trop distantes pour pérenniser les conventions amnistiantes, voilà en quelque sorte l’épilogue synthétisant des chimères et tensions récurrentes que semblent vouloir maintenant adoucir les trois curateurs (Nathalie Bondil, Claude Lemand et Éric Delpont) d’Algérie mon amour, cela dans le souci de « témoigner de la fraternité et de la solidarité qui ont lié les artistes et les intellectuels algériens et français durant les années les plus difficiles de leur histoire commune, fraternité et solidarité qui se perpétuent jusqu’à nos jours ». De toutes évidences, les parrains susnommés s’inspirent de la double confrontation Peintres algériens d’abord inaugurée (sur l’initiative du « Comité pour l’Algérie Nouvelle » et en vertu du neuvième anniversaire du déclenchement de la lutte armée) le 31 octobre 1963 à la salle İbn Khaldoun (l’ex-salle Pierre Bordes, baptisée justement « Galerie des écrivains et peintres algériens ») puis le 15 avril 1964 au Musée des arts décoratifs de Paris (sous le patronage de l’UNAP, du Musée national des Beaux-Arts d’Alger et des associations « Algérie-France » du 02, rue Feuillet à Alger et « France-Algérie », domiciliée quant à elle au 235, boulevard Saint-Germain à Paris). Faisant suite à la manifestation picturale du 13 juillet 1962, la première (désignée « Fêtes du 1er novembre 1963″ et qui contrairement à ce qu’avance par erreur Claude Lemand dans le dossier de presse n’a pas eu lieu au Musée des Beaux-Arts d’Alger) était perçue par Jean Sénac comme « (…) l’heure du premier bilan, (…)», l’instant propice pour « (…) avec nos fellahs, nos ouvriers, nos intellectuels (…) saluer ce 1er Novembre 1963 comme une fête. ».
Le laudateur, le complaisant et l’unanimisme connotaient déjà le contenu d’un texte en connexion directe avec le roman national, son auteur arguant que les artistes (Abdelkader Guermaz, Mohamed Aksouh, Mohamed Bouzid, M’Hamed İssiakhem, Baya, Hacène Benaboura, Denis Martinez, Abdallah Benanteur, Azouaou Mammeri, Choukri Mesli, Mohamed Racim, Bachir Yellès, Rezki Zérarti, Angel Diaz-Ojeda, Jean de Maisonseul, Louis Nallard et René Sintès) exprimaient en ce moment historique « (…) une part de nos racines et les mouvements les plus hardis des branches dans le vent généreux de la Révolution ».
L’ensemble du panoptique iconographique, qui aux yeux du poète formait un puits de richesses aussi « (…) dynamiques que les conquêtes socialistes de notre peuple », sera validé le 02 novembre au soir par Ahmed Ben Bella (accompagné à l’occasion par le ministre de l’Orientation nationale Chérif Belkacem, du président de l’Assemblée nationale Hadj Ben Ali et de Mohamed-Seghir Nekkache, le ministre de la Santé.
La relation intimiste avec certains pieds-noirs de l’ « École d’Alger » (acceptés grâce à leur position anticolonialiste pendant le conflit armé ou/et ensuite leur engagement envers de la Révolution naissante) fut reconduite cinq mois et demi plus tard au sein de la capitale française avec cette fois comme orchestrateur dialectique Mourad Bourboune.
Du 15 au 30 avril 1964, les spectateurs parisiens purent ainsi apprécier les médiums de Louis Benisti, André Cardona, Jean de Maisonseul, Sauveur Galliéro, Maria Manton, Louis Nallard et René Sintes « (…) qui ont su traduire dans leurs œuvres un réel attachement à l’Algérie, dont ils sont natifs pour la plupart » et ceux des principaux acteurs de l’ « École du Signe », Mohamed Aksouh, Baya, Abdallah Benanteur, Choukri Mesli, Abdelkader Germaz, Mohamed Khadda, Denis Martinez, Rezki Zérarti et Abdelkader Guermaz auxquels se joignaient Mohamed Bouzid, M’Hamed İssiakhem, Benaboura Hacène, Bachir Yellès ou les miniaturistesenlumineurs Mohamed Racim, Ranem et Mohamed Temmam. Comme celui de la salle İbn Khaldoun, ce second rassemblement réunissant des peintres « (…) de nationalité algérienne ou invités en raison de leurs attaches charnelles avec notre pays (…)», contredisait le sectarisme du Programme de Tripoli (mai-juin 1962) puisqu’il collait à la filiation éthique formulée une décennie plus tôt (1954) dans la brochure du FLN « Tous Algériens » ; elle suggérait que le futur État puisse rompre avec « (…) le cloisonnement racial fondé sur l’arbitraire colonial » et la discrimination afin de construire « (…) sur des bases nouvelles l’unité et la fraternité de la Nation algérienne dont la renaissance fera rayonner la resplendissante originalité ».
Véritable « (…) plébiscite en faveur d’un rapprochement entre diverses expressions », le titre Peintres Algériens soumettait l’idée d’un continuum artistique entre l’avant et l’après juillet 1962, une indissociable correspondance via laquelle, écrivait Mourad Bourboune, des peintres affirment « la richesse de notre culture en plein renouveau (…) poursuivent et approfondissent des réflexions convergentes ». İnterpellant le fonds archétypal le plus ancestral « (…) « Figuratifs » ou « Abstraits », chacun à sa façon représente un mode d’enracinement ».
C’est bien ce même ancrage immémorial incubateur des matières scripturales, l’identique substratum des maillages et déchiffrages mnémoniques, des confluences mêlant « Esthétique du soleil » et épicurisme méridional que remémorent, cinquante-huit ans après, le trio sélectif d’Algérie mon amour.
Du 17 mars au 31 juillet, il convoque d’ailleurs à nouveau Louis Nallard, Mohamed Aksouh, Baya, Abdallah Benanteur, Choukri Mesli, Abdelkader Germaz, Mohamed Khadda, Denis Martinez, M’Hamed İssiakhem, protagonistes auxquels sont aujourd’hui affiliés Souhila Bel Bahar, Mahjoub Ben Bella, Rachid Koraichi, Mohand Amara, Abderrahmane Ould Mohand, Kamel Yahiaoui, Zoulikha Bouabdellah, Halida Boughriet et El Meya Benchikh El Fegoun. Tous ces néo « Artistes de la fraternité algérienne » (1953-2021) contribueraient à mettre « en lumière une collection exceptionnelle (celle de l’İMA), unique dans le monde occidental, d’art moderne et contemporain d’Algérie et des diasporas », à révéler « tant dans les arts visuels classiques que dans les nouveaux médias (…) la grande créativité de trois générations d’artistes » capables à fortiori de témoigner « de la douleur de la terre et du peuple algérien colonisés et martyrisés », de faire entendre « le chant de la culture et de l’identité algériennes niées et déracinées (…) de la liberté et de l’espoir, du renouveau de la créativité artistique et littéraire et l’annonce d’une renaissance ».
Si les vocables « renaissance », « renouveau » et « fraternité » ponctuent encore l’énoncé de l’exposition étrennée le 17 mars à l’İMA, c’est sans doute parce que celle-ci renvoie toujours à « l’expression de l’amour que tous les artistes vouent à l’Algérie », à un pays où, abondamment relayée par un discours proprement idéologique ou politique, la notion de sauvegarde ou préservation de l’authenticité patrimoine y est devenue le liant charnel de la plupart des thématiques artistiques : le degré 0 des « tristes tropismes ». Contournant les cloisonnements conceptuels, l’intitulé consensuel Algérie mon amour (objet néanmoins de vives polémiques lorsque le journaliste Mustapha Kessous l’utilisa pour son documentaire projeté sur « France 5 » le 26 mai 2020) se rattache principalement aux affects positifs ressentis vis-à-vis de l’ex-colonie française, offre de la sorte une assise à la fraternité et solidarité agissantes reliant « les artistes et intellectuels algériens et français durant les années les plus difficiles de leur histoire commune, fraternité et solidarité qui se perpétuent jusqu’à nos jours».
Les deux réquisits transparaissent du reste régulièrement dans les propos de Benjamin Stora, historien soucieux de planifier une pédagogie médiatrice susceptible d’échapper aux sémantiques obsessionnelles. Privilégiant les « mémoires blessées», il préfère harmoniser les points de vue, examiner les pistes attractives ne menant pas au cul-de-sac, soumet dès lors l’existence de convergences à même de résoudre les questions les plus épineuses, ce que suggéra d’ailleurs un Emmanuel Macron disposé à ramener lui aussi le débat du côté des sentiments, à écouter les épreuves ou passions de pieds-noirs ayant vécu « des histoires d’amour (et) qui aiment encore terriblement l’Algérie ».
Aussi commanda-t-il le rapport Les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie que lui remis le 20 janvier 2021 le natif de Constantine. Venus compléter quelques numéros spéciaux préparés par L’Humanité, Ouest-France, La Croix ou L’OBS puis les six séquences de En Guerre(s) pour l’Algérie programmées le mardi 1er et le mercredi 02 mars sur la chaîne « Arte », ses cinq épisodes C’était la Guerre d’Algérie (diffusés sur « France 2 » lundi 14 puis mardi 15 mars et écrit avec Georges-Marc Benamou) prorogent l’apaisement ou réconciliation des mémoires franco-algériennes. L’ex-directeur du Musée national de l’histoire de l’immigration (MNHİ) préconisera dans ce cadre une suite de résidences de quatre mois (prévues en collaboration avec l’İnstitut français, la SACEM, la Friche Belle de Mai, l’AM.I, Triangle-Astérides, Fraeme, la fondation Camargo et la Cité internationale des arts) destinées à des artistes visuels, musiciens ou écrivains travaillant en Algérie.
Elles ont pour objectif de faciliter la mobilité́ des prétendants retenus, d’élargir leur réseau professionnel et créatif, de les faire en somme sortir du carcan des radicalités identitaires, des narratifs hémiplégiques et approches algéro-centrées de contempteurs arc-boutés sur le seul référent religieux, de s’extraire des postures polarisantes et paralysantes des donneurs d’ordre chez lesquels l’Histoire se répète comme parodie d’elle-même, comme chaîne causale génitrice moins de jus de cerveau que des sédiments de mythes, voire d’exaltations partisanes.
Friand des prothèses rhétoriques, le régime militaro-islamiste en place en Algérie s’est installé au cœur de la procrastination permanente, des mémoires concurrentielles et victimaires, soustractives ou adversatives, des relents compulsifs et comminatoires, des visions binaires et isolationnistes, du repli tribal et ossifications patriotiques, au centre d’une synthèse de commandeurs atteints du syndrome d’hubris, réfractaires aux arts disruptifs et interpellant, rétifs aux pluralités focales qui décillent l’horizon des attentes propédeutiques : à contrario, « Algérie mon amour révèle l’importance artistique, culturelle et humaine de la scène parisienne cosmopolite, lieu et ont vu la remise en cause du système colonial et de l’européocentrisme ».
Saâdi-Leray Farid, sociologue de la culture et de l’art