Il fut un temps où l’Inquisition dressait des bûchers pour purifier les âmes égarées, organisait des autodafés pour assécher la plume et bâillonner la libre parole. Aujourd’hui, les flammes ont disparu, mais les méthodes ont muté : on brûle désormais les réputations, on excommunie par des mots, on condamne par des étiquettes.
La « pensée unique » n’a plus besoin de tribunaux : il lui suffit d’une meute numérique, d’une opinion dominante et d’un vocabulaire suffisamment violent pour effrayer toute dissidence.
À chaque époque, le pouvoir – politique, médiatique ou idéologique – a produit ses gardiens du dogme. Leur mission reste inchangée : désigner l’hérétique. Celui qui ose nuancer, questionner ou simplement penser autrement est sommairement jugé. Le débat n’a pas lieu ; la sentence précède la discussion. On le traite de « traître », de « renégat », de « vendu », de « ennemi intérieur ». Peu importe ce qu’il dit : seule compte la transgression — avoir quitté le rang.
La parole libre, lorsqu’elle ne sert pas la rhétorique conforme, est vécue comme une menace. Non parce qu’elle serait dangereuse, mais parce qu’elle rappelle que tout consensus peut être artificiel. Dans un monde où l’on confond souvent unité et uniformité, le doute devient suspect, la pensée critique une forme de déloyauté, et l’indépendance intellectuelle un acte de rébellion.
Le plus troublant est que cette inquisition moderne se pare des atours de la morale. Elle prétend défendre des valeurs, préserver l’ordre, protéger une vérité prétendument absolue. Mais au nom de cette « pureté idéologique », elle étouffe la pluralité des voix, impose la conformité émotionnelle et redéfinit le débat comme une bataille entre « bons » et « mauvais ». Il ne s’agit plus de convaincre : il s’agit d’exclure.
Il n’est plus besoin d’argumenter : il suffit désormais de choisir son camp. Dans l’espace public, la doxa manichéenne a remplacé la pensée. Le pays se divise en deux couleurs primaires, sans dégradés : les « bons » d’un côté, les « mauvais » de l’autre. Tout discours est sommé de se ranger au plus vite dans cette grille simplifiée. La nuance devient suspecte. Le doute, une faiblesse. La complexité, un luxe indésirable.
Cette doxa ne raisonne pas ; elle juge. Elle ne cherche pas à comprendre ; elle classe. La réalité, pourtant foisonnante, contradictoire, irrégulière, est réduite à une dramaturgie puzzle : héros contre traîtres, patriotes contre ennemis, éclairés contre vendus. La pensée critique, qui suppose lenteur et rigueur, cède la place à l’émotion brute. On ne lit plus pour réfléchir, mais pour confirmer ce que l’on croit déjà. Le débat se transforme alors en compétition morale, où l’on gagne moins par la force des idées que par la certitude d’avoir « raison » avant même d’avoir parlé.
La doxa manichéenne prospère dans le vacarme. Les réseaux sociaux amplifient ses effets : phrases courtes, invectives tranchantes, récits simplistes devenus viraux. La scène médiatique est devenue une foire d’empoigne. Chaque jour charrie son lot d’injure et ses longues diatribes. De Sansal à Bouakba, de Dekkar, Belghit et consorts, de Abane, Krim et L’Émir Abdelkader…les sujets se suivent et se ressemblent. L’algorithme récompense l’outrance plus que l’analyse, la certitude plus que le questionnement. Ce qui hésite ne clique pas. Ce qui explique trop longtemps lasse. Il faut accuser vite, condamner fort, choisir sans lire. La pensée devient performative : dire, c’est déjà juger ; condamner, c’est déjà exister politiquement.
Le plus préoccupant n’est pas tant l’existence de cette lecture binaire — elle a toujours traversé l’histoire —, mais sa normalisation. Elle devient un langage commun. S’y soustraire expose à la suspicion : ne pas condamner assez fort, c’est être pour l’adversaire ; demander des preuves, c’est déjà trahir la cause. Dans ce climat surveillé, la nuance est assimilée au relativisme, et le relativisme au reniement.
Ainsi, la doxa manichéenne agit comme un dispositif de contrôle symbolique. Elle simplifie pour mieux discipliner. Elle rassure les consciences inquiètes en distribuant des rôles clairs : il suffit de haïr les bons ennemis pour être dans le bon camp. Elle évite surtout la question la plus inconfortable : et si les choses étaient plus compliquées ? Et si nul groupe ne détenait le monopole de la vertu ou de la faute ?
À mesure qu’elle s’impose, le débat s’appauvrit. Les mots se durcissent, la pensée s’appauvrit, les clivages se figent. On ne discute plus pour comprendre, mais pour exclure. L’altérité n’est plus une richesse, mais une menace. Et la politique — au sens noble du terme — se vide de sa substance au profit d’une morale de tranchées.
En Algérie, la chasse à la parole libre ne porte pas le nom d’Inquisition. Elle se dissimule derrière des termes plus feutrés : « préservation de l’unité nationale », « protection des valeurs », « sauvegarde de la stabilité ». Des mots lourds de solennité, brandis comme des talismans contre toute voix dissonante. À chaque époque, l’argument reste le même : la peur de la divergence servirait à conjurer la peur du chaos. Pourtant, c’est précisément cette criminalisation du débat qui étiole l’âme collective et atrophie la citoyenneté.
Le modèle algérien de l’inquisition moderne ne repose pas sur la violence spectaculaire, mais sur l’asphyxie lente. Elle se nourrit d’un arsenal juridique aux contours flous — lois contre « l’atteinte à l’unité », « l’offense aux institutions », « la diffusion de fausses informations » — catégories si vastes qu’elles peuvent englober aussi bien un article critique qu’un simple post ironique. Dès lors, la frontière entre critique et délit devient mouvante, incertaine, volontairement floue. Ce brouillard juridique instille la peur : nul ne sait exactement quelle phrase pourrait devenir une preuve à charge.
La conséquence est immédiate : l’autocensure, pis l’emprisonnement. Bien plus efficace que la répression directe, elle agit comme un poison discret. Les intellectuels tempèrent leurs analyses, les artistes dissimulent leurs allusions derrière l’allégorie, les journalistes évitent les sujets qui dérangent, les citoyens ordinaires se surveillent entre eux. On apprend à parler à demi-mot, à sourire quand il faudrait s’indigner, à se taire quand il faudrait questionner. Le silence devient un réflexe de survie.
Dans ce climat, la dissidence n’est plus discutée : elle est moralisée. Celui qui conteste est aussitôt disqualifié, placé hors du cercle de la « loyauté nationale ». L’attaque ne vise plus l’idée, mais la personne. On la soupçonne de collusion étrangère, de trahison de la mémoire des martyrs, de mépris pour le peuple. L’accusation suprême tombe toujours de la même manière : « renégat », « agent », « vendu ». Le débat se résume alors à une caricature morale où les patriotes s’arrogent le monopole du vrai, pendant que les esprits libres sont relégués dans un purgatoire civique.
Le plus cruel paradoxe algérien réside dans cette contradiction fondamentale : un pays né d’une révolution héroïque, arrachée par une pluralité de voix et de consciences insurgées, en vient à redouter aujourd’hui toute pluralité de discours. La liberté, qui fut jadis la matrice du combat national, devient désormais un mot suspect, presque subversif. On célèbre l’unanimité comme une vertu civique, oubliant que l’unanimité imposée n’est que le masque poli de la soumission. Une chienlit !
Les lois liberticides ne travaillent pas seules : elles sont relayées par une inquisition populaire. Sur les réseaux sociaux, chaque déviation de la ligne dominante donne lieu à un déchaînement de vindictes. La foule numérique se fait procureur, juge et bourreau symbolique. Les listes d’« ennemis » se substituent aux arguments ; les accusations circulent plus vite que les idées ; la calomnie devient virale, tandis que la vérité, elle, se traîne péniblement derrière. La rumeur est parfois plus efficace qu’un procès — elle condamne sans appel et sans possibilité de défense. La Pravda parle plus fort pour couvrir le murmure de la vérité.
Ainsi se met en place un cercle vicieux : la loi intimide, la foule relaie, et l’individu capitule. De cette mécanique de la peur naît un paysage déserté par l’audace intellectuelle. La création se contracte, le débat public s’appauvrit, la jeunesse se réfugie soit dans un cynisme résigné, soit dans l’exil intérieur ou géographique. Quand la parole devient dangereuse, l’imaginaire quitte le pays avant même que les corps ne le fassent. Or, aucune société ne survit durablement à la mort de sa parole. Une nation sans débats n’est qu’une façade solide sur des fondations fissurées. La contestation pacifique est le seul véritable baromètre de la santé démocratique : la réduire au silence, c’est crever ce baromètre pour ne plus voir la tempête.
Résister à la doxa manichéenne n’est pas refuser de prendre position ; c’est défendre le droit à la complexité, au doute, au désaccord argumenté. Dans ce contexte intoxiqué par les certitudes faciles, la nuance devient un acte de courage. Peut-être même le dernier espace de liberté intellectuelle encore debout. La société algérienne semble se disloquer de plus en plus où l’injure remplace l’argument, l’anathème supplée la réflexion, et la foule devient tribunal. Les réseaux sociaux transforment chaque controverse en exécution publique, chaque désaccord en procès d’intention. Être en désaccord, c’est être soupçonné de trahison ; poser une question, c’est déjà prendre parti contre la ligne officielle.
Pourtant, l’histoire nous l’enseigne sans détour : ce sont les pensées minoritaires, marginalisées hier, qui fondent souvent les évidences de demain. La trahison tant décriée n’est bien souvent qu’un désaccord anticipateur. Le « renégat » d’une époque devient le visionnaire d’une autre. Là où la pensée unique impose la répétition, la liberté, elle, introduit la création. La parole libre ne fragilise pas les sociétés : elle les empêche de se figer. Elle est ce trouble nécessaire qui sauve le débat de la stérilité et la vérité du dogme. Sans elle, il ne reste qu’un chœur récitant des certitudes mortes, convaincu de chanter l’harmonie alors qu’il répète l’uniforme.
L’inquisition de notre temps n’a jamais cessé : elle a seulement changé de visage. Mais tant qu’une voix s’élève, fragile et isolée peut-être, pour penser autrement, elle rappelle une évidence fondamentale : la liberté ne consiste pas à dire tous la même chose, mais à accepter que plusieurs vérités cherchent la lumière dans la confrontation pacifique des idées.
Nonobstant ce climat délétère, des résistances subsistent. Des voix ténues, des plumes isolées, des citoyens anonymes continuent de refuser l’héritage du mutisme. Ils parlent non par goût du scandale, mais par fidélité à une évidence : aimer son pays ne signifie pas l’absoudre de tout défaut, mais vouloir obstinément l’améliorer. La critique est une forme exigeante de patriotisme, bien plus coûteuse que l’applaudissement mécanique. L’inquisition moderne, quelles que soient ses formes juridiques ou sociales, ne triomphe jamais totalement. Il suffit d’une voix libre pour fissurer son édifice. Mais encore faut-il que cette voix ose parler — et que d’autres se reconnaissent en elle pour rompre, ensemble, la longue habitude du silence.
L’Algérie se trouve aujourd’hui à la croisée des chemins : soit elle poursuit la voie d’une unanimité factice, où la parole est surveillée et la pensée corsetée ; soit elle choisit d’assumer enfin la pluralité qui fut, à son origine, la force même de sa libération. Car une nation forte n’est pas celle où tout le monde répète la même vérité officielle, mais celle où plusieurs vérités s’affrontent sans peur pour faire émerger, dans la friction des idées, un horizon commun.
Bachir Djaïder, journaliste, écrivain

