Le limogeage du général Toufik a commencé, en vérité, en 1999. Il s’inscrit, en vérité, dans les vieilles luttes intestines au sein de la direction militaire armée et du Malg pendant la Guerre de libération.
La course au fauteuil, avec ses assassinats, ses luttes souterraines et ses trahisons, a constitué la principale occupation de ce qui deviendra, à l’indépendance, le clan d’Oujda, le régime illégitime auteur du coup de force de 1962 contre le Gouvernement provisoire de la république algérienne (Gpra) seule autorité légale reconnue à l’époque.
Le pouvoir étant devenu « un bien propre » à ce clan, Bouteflika, en tant que membre illustre, s’estimait fondé à prendre le pouvoir à la mort de Boumédiène en 1978. « J’en ai été empêché par l’armée », répète-t-il aux journalistes étrangers.
Le général de Toufik, en installant Bouteflika en 1999, avait commis une erreur lourde de conséquences pour lui, pour l’armée, pour le pays et pour le peuple : il a remis Bouteflika dans les conditions d’héritage du pouvoir qui lui avait été refusé en 1979. Ce fut le successeur de Boumédiène qui prenait le pouvoir avec 20 ans de retard, et non le « civil » Bouteflika. Il n’était donc pas question de le restituer ou de démissionner.
Bouteflika avait un immense mépris pour ses généraux qui « étaient caporaux quand j’étais commandant ». Son unique obsession était de les neutraliser de sorte qu’ils n’aient plus la prérogative de s’opposer au pouvoir à vie qu’il comptait mettre en place.
Comment neutraliser le DRS et l’armée ? En déstabilisant leur architecture organisationnelle, en s’appuyant sur les puissances étrangères et en agitant la menace du jugement international pour « crimes contre l’humanité ». C’est ainsi qu’il a pu, patiemment, créer le contexte favorable au limogeage de Toufik. Au prix fort : en affaiblissant les capacités de défense nationale, en bradant les actifs du pays, en forçant le pays à la régression…
Dans cette série d’articles, il sera question des principales batailles qui ont opposé Bouteflika au DRS mais aussi à l’armée : le démantèlement des structures militaires ; les pactes anti-DRS convenus avec les islamistes, les marchés passés avec l’Elysée et les grands milieux d’affaires ; le rôle de Bouteflika dans les enquêtes internationales mettant en cause le DRS et l’armée.
Le démantèlement des équilibres militaires
En 2003, dans le Quotidien d’Oran, la journaliste Ghania Oukazi rapporte les propos d’un général qui avait gardé l’anonymat : «Il est reconnu que Bouteflika a été le seul président à avoir brisé des équilibres civils et surtout militaires dont l’efficacité avait fait ses preuves en matière de prise de décisions importantes pour le pays».
Le chef de l’État a soigneusement démembré la hiérarchie militaire. En trois temps. D’abord en remplaçant la génération des généraux «janviéristes» par de nouveaux chefs militaires que nous pourrions appeler des «guerriers professionnels», éliminant ainsi toute source possible de contestation de sa démarche à partir des forces armées. Ensuite, en mélangeant les prérogatives entre responsables du ministère de la Défense nationale de manière que leurs influences s’annulent réciproquement. Enfin, en procédant au découplage entre les services de renseignement et les forces armées, privant les premiers de l’appui ostensible qui faisait leur force et les secondes de l’interface sur la société qui leur permettait d’agir politiquement, comme le soulignait un politologue algérien.
Plus grave, Bouteflika venait de casser le dispositif militaire de lutte antiterroriste. Pour les besoins de la neutralisation des militaires, il a prononcé la dissolution anticipée des structures spécialisées de lutte contre le terrorisme telles l’ONRB et mis à l’écart des cadres qui dirigeaient le dispositif opérationnel de lutte contre le terrorisme, entraînant ainsi un affaiblissement certain des capacités de riposte. Au lendemain du départ de l’ancien chef d’état-major de l’ANP, le général Mohamed Lamari, le président a dissous le Cemis, organe interministériel de coordination du dispositif de lutte contre le terrorisme. Cette suppression d’un organisme vital a provoqué un vide qui n’a jamais été comblé. Le Cemis était un lieu de coordination efficace, placé sous la responsabilité de fait du général Lamari.
En 2003 déjà, pour les spécialistes des questions militaires, il n’existait plus de stratégie militaire antiterroriste. « L’expérience dans le domaine ainsi que les progrès enregistrés dans l’approche globale du phénomène, tout le savoir-faire empirique accumulé par des cadres rompus à l’exercice, aguerris par le terrain, tout cela a disparu quand ces mêmes cadres ont été, trop hâtivement, libérés ou remerciés », confiait le général à Ghania Oukazi.
Puis cette désolante interrogation : « Comment ne pas évoquer l’impact ambigu de la politique de réconciliation nationale ? » L’officier affirme qu’elle « a généré une illusion trompeuse de situation dépassée » avec l’idée que le terrorisme avait disparu, les sources politiques de la violence étant taries. « Voyez les dégâts causés par ce discours infantile sur le niveau de mobilisation des forces de l’ordre et leur degré de vigilance. »
Par petites touches, et pour limoger in fine le général Toufik, le président est parvenu à faire du DRS une « coquille vide », comme l’écrivait le journaliste Yacine Babouche dansTSA (dimanche 6 septembre 2015). Le service de l’intelligence économique dépendant du DRS ainsi que le Centre de communication et de diffusion (CCD), le service de presse du DRS, sont dissous ; la Direction de la sécurité intérieure (DSI, contre-espionnage) est placée sous l’autorité directe de la présidence de la République, le Service de coordination opérationnel et de renseignement antiterroriste (SCORAT) alors dirigé par le général Hassan (aujourd’hui en prison) est rattaché à la Direction centrale de la sécurité de l’armée (DCSA) elle-même transférée à l’état-major de l’armée sous la tutelle du chef d’état-major et vice-ministre de la Défense, le général Ahmed Gaid Salah.
Ce dernier récupère aussi la Direction de la documentation et de la sécurité intérieure (DDSE), le Groupe d’intervention spécial (GIS), l’unité d’élite appartenant au DRS ainsi que la Direction générale de la sécurité et de la protection présidentielle (DGSPP)… Toutes ces structures, qui faisaient le DRS, sont enlevées à Toufik pour être rattachées à l’état-major de l’armée.
Tel fut le prix de la mise à l’écart de Toufik. Ce dernier avait dit, en 1998, à la veille de l’intronisation de Bouteflika : « On l’a choisi parce qu’il sait dribbler ». Il ne se doutait pas à quel point c’était vrai.