On croit souvent que l’insulte n’est qu’un débordement de langage, un mot sale jeté dans l’air. En Algérie, elle est bien plus que ça. Elle est colère, mémoire, code social. Parfois même, prière inversée. Alors, petit avertissement : ce texte contient des expressions vulgaires et sacrées. Mais aussi un peu de vérité brute. Âmes sensibles, passez votre chemin.

Ce texte n’est pas une apologie du blasphème, mais une tentative de comprendre pourquoi, ici, on insulte comme on respire et pourquoi certaines insultes disent plus sur nous que mille discours.

Ou comment un simple ya dine rabbî peut faire transpirer un architecte

Il y a des matins où un chantier devient une masterclass d’anthropologie linguistique. Celui-là commence tranquillement, jusqu’à ce que l’architecte, agacé par un mur non conforme, demande au maçon de tout casser et tout recommencer. Normal.

Et puis là, sans prévenir, le maçon, algérien du cru, pur produit de la Kahwa et du ciment mélangé au doigt, lâche un retentissant :

– Ya dîne rabbî ! (Traduction littérale : par la religion de Dieu. Traduction émotionnelle : par tous les saints du calendrier, j’en peux plus.)

L’architecte, lui, se fige. Il se tourne vers moi, inquiet :

– Il m’a insulté, là, non ?

– Non, non, il a juste invoqué la religion dans un moment d’angoisse constructive.

– Mais… il a roulé les “R”, gonflé les joues, serré les fesses ! On aurait dit qu’il m’avait jeté un sort.

Et là, j’ai ri. Parce qu’en Algérie, même quand ce n’est pas une insulte, ça sonne comme une insulte. L’intonation, le souffle, l’implication abdominale. C’est tout un art.

La phonétique de la foudre

L’insulte algérienne, ce n’est pas un mot. C’est une expérience acoustique. Un uppercut guttural balancé en direct, sans mixage. Un Français te dit “Ta mère ?” C’est fade. Un Anglais glisse un “Your mum ?” Tu t’attends à ce qu’il ajoute “is lovely”. Mais un Algérien balance un “khtêk !” Là, c’est la gorge qui crache une grenade.

Même les prénoms deviennent armes de destruction familiale. Prenez “Nadine”. En surface, c’est doux, élégant, presque une chanson de Michel Delpech. Mais dans la bouche d’un maçon Chawi sous pression, ça devient :

– Na3dine mouk, Na3dine khtek, Na3dine babek, Na3dine djeddek…

Une rafale. Une descente généalogique. T’as l’impression que toute ta lignée est convoquée devant un tribunal émotionnel de chantier. Et pourtant, si tu transcris ça en arabe littéraire, ça pourrait presque passer pour un verset tragique :

– Na3let Allahi 3lik…

On pourrait l’encadrer, le faire réciter par un comédien au théâtre. Mais remis en parlé algérien, dans la bouche d’un gars en gilet fluo avec la veine du cou en pleine performance, c’est du cinéma en 5D. Et t’as pas de ticket.

Le blasphème intronisé 5 étoiles

Là, on ne rigole plus. On passe dans la catégorie supérieure, le boss final du juron algérien : celui qui touche au divin. Pas à Dieu en général – non, non. À ton Dieu personnel.

– Nadine rabbek. (Maudit soit ton Dieu.)

Trois mots, une détonation. C’est bref, c’est brutal – une gifle céleste, une bombe thermonucléaire quand elle sort de la bouche d’un Algérien, surtout à l’Est. Tu peux la traduire dans toutes les langues : ailleurs, elle passe pour de la poésie. Chez nous, elle te décolle le crépi.

Autrefois, en Algérie, cette phrase vivait une forme de tolérance culturelle tacite. Il y avait un peu de tout : Juifs, Chrétiens, Musulmans, Bouddhistes en sandales, et une belle brochette d’Athées du Jeudi, fidèles à rien sauf au flan vanille. Dans ce joyeux bazar spirituel, maudire le Dieu de l’autre était presque un hommage involontaire à la diversité. On s’insultait, oui, mais avec une forme de multiculturalisme blasphématoire.

Mais aujourd’hui ? Aujourd’hui, c’est monothéisme intégral et concurrence intra-muros. L’islam est ultra-majoritaire, mais les insultes se recyclent en na3dinek (maudite soit ton école, ton courant), s’échangent entre salafistes, soufis, frérots, libres penseurs certifiés halal, entre deux débats sur la chorba, la zakât, ou la place de la belle-sœur dans le testament.

C’est là qu’on comprend une vérité profonde et douce-amère : même le sacré ne résiste pas à la colère ordinaire. Et que parfois, l’insulte – même divine – devient simplement une autre façon de dire :

– Je suis à bout, ya khouya. Prie pour moi. Mais loin de moi.

Sociologie de la semence insultée et du blasphème historique

Lors d’une conférence en apparence anodine, un sociologue – bienveillant, crâne poli et lunettes idéologiques – expose une théorie audacieuse :

“L’insulte sexuelle, notamment celle qui cible le foutre de la femme, révèle une haine refoulée de l’origine. L’homme frustré maudit ce qui l’a engendré. Il crache sur le cône qui l’a fait naître.”

Je l’écoute, mi-fasciné, mi-hilare, en repensant aux stades algériens où les supporters scandent “Ya l’arbitre, yal attay !” (l’arbitre pédéraste) en stéréo, pendant que le réalisateur panique pour couper le son… mais trop tard.

Alors je me permets d’intervenir à la fin de sa conférence :

– Et que dites-vous du blasphème algérien ? De ce fameux “Nadine rabbek” qui jaillit à l’Est comme un réflexe ? Le plus frappant, c’est que même les grands-mères, les mères, et toute une partie de l’arrière-garde féminine y vont de leur propre variante…

Il me regarde. Il me demande :

– Y avait-il un traumatisme collectif ? Un désastre climatique ? Un volcan ? Une inondation ? Une guerre ? Quelque chose de fatal ?

Et moi, sans réfléchir :

– Le 8 mai 45. Sétif. Guelma. Kherrata. Oui, il y avait des massacres. Des femmes, des enfants, des vieillards. Égorgés, brûlés, enterrés sans nom. Un génocide.

Il m’a répondu :

– Et au-dessus d’eux : le silence de Dieu. Un abandon céleste.

Depuis, dans certaines bouches, Nadine rabbek n’est pas seulement une insulte. C’est un vieux procès. Une accusation divine. Une façon de dire : “Tu nous as laissés seuls pendant qu’on nous tuait.”

Et cette colère-là, elle ne s’éteint pas. Elle s’enrobe de vulgarité, mais elle porte un chagrin ancien. Celui qu’on ne peut pas formuler autrement… qu’en insultant vers le haut.

La dernière gifle : entre silence et survie

En fin de compte, l’Algérien – comme l’Algérienne – n’a jamais vraiment eu droit à un traitement du traumatisme. Pas de thérapie nationale. Pas d’assistance psychologique post-génocide. Aucune réparation. Aucun espace pour dire, digérer, pleurer.

Alors il reste ce qu’on a. Ce qu’on maîtrise. L’insulte. À défaut de justice ou de consolation, on crache. On hurle. Et dans ce vacarme vulgaire, il y a peut-être notre forme primitive de résilience. Notre propre manière de ne pas oublier. Notre façon de dire l’indicible – sans corde vocale, sans a cappella, juste la rage à vif, qui parle à notre place.

Zaim Gharnati

1 COMMENTAIRE

  1. Je quote: « Un Français te dit “Ta mère ?” C’est fade. Un Anglais glisse un “Your mum ?” Tu t’attends à ce qu’il ajoute “is lovely”. »

    Je crois que les Anglais disent « God Damn it ! », c.a.d. condamne’ par dieu, c.a.d. sans recours. Les Americains c’est soit « Shit ! » (Merde, extension de l’Allemand) ou carremment F(eff it !)

    Mais depuis quelque temps l’injure c’est allah akbar ou salam alikoom. J’ai pote qui a fait l’afganistan qui a laisse’ un tel message a la maison blanche !

    Mais, il n’y a pas mieux que « Dine yematyamek, en douceur et un grand sourire » quand ils expriment un semblant d’interet en posant des questions sense’es les mettre en position de legitimite’ par rapport a moi. Ceux qui me demandent si je suis Arabe, je leur repond non et y en a qui insistent… A ceux-la, y a pas mieux que « oui c’etait une blague, mon nom est Abu Zob, ianl dine yemate yemack… suivi d’une ricannerie.

    J’ai vecu en France et c’etait presque au quotidien que je distribuais ces gentillesses aux froggs. « Faites-le avec un frenchy c.a.d. un frog(comme les designent le monde Anglo-Saxon… c’est marrant… toujours avec un sourire et une ricannerie. La personne doit partir avec un compliment qu’elle est vraiment intelligente…
    C’est ce que s’echangent les berzidans internationaux.
    Imaginez abdelBagra et le Macaron.

    Ca va Magitte?
    Oui Monsieur al macaroune… et comment va Madame frigitte?
    Bien, elle vous passe ses meilleurs voeux. Je ne l’ai pas encore mise dans un sac de poubelle, vous allez me dire comment procedez, n’est-pas…

    Commencons par les sujets qui ne fachent pas, comme la cooperation judiciare, ca vous va?

    Et le Bagra qui ronronne a mi-voix: On va commencer par yemak, espece de saloupris, tu vas publier tous les biens malaki…

    Ti voux un bourdou d’oran ou un wisky de mon ami hilloo jou?
    Et vous imaginez la suite…

LAISSEZ UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici