Lorsqu’il franchit le seuil de l’innocence juvénile, le non-renoncement au corps féminin ne connaît pas de barrière sociale, opère autant au sein des familles aisées que défavorisées et c’est justement ce que nous rappellent les enfances violentées ou abîmées de Fatma Haddad Mahieddine dite Baya et de Catherine Marie-Agnes Fal de Saint Phalle, mondialement connue sous le diminutif de Niki.
Née à Neuilly-sur-Seine au sein du giron bourgeois d’une fratrie de banquiers issue de l’aristocratie française et ruinée après le krach de 1929, Niki de Saint Phalle (29/10/1930- 21/05/2002) est très tôt confiée aux grands-parents d’un père parti refaire fortune à New-York. Elle vit jusqu’à l’âge de trois ans dans un grand domaine de la Nièvre puis rejoint ses parents de nouveau richement installés puisqu’occupant un luxueux appartement de Manhattan, proche de Central Park.
Éduqué conformément aux règles de l’école catholique et de sa mère à cheval sur des principes inculqués par une descendance américaine ayant prospéré grâce à la traite des nègres, l’enfant trouve des temps de quiétudes grâce à la lecture et l’écriture, refuges salvateurs qui retarderont onze années durant le malaise intérieur contenu après le viol paternel subi en 1941 (1).
Cette année-là, Fatma Haddad (12/12/1931-09/11/1998), qui vit encore le deuil de sa mère, Bahia Abdi ou Bent Ali, décédée le 05 décembre 1940, apprend les gestes du maraichage après avoir exercé en tant que bergère du côté de Dellys, région du beau-père (2). Hébergée sans réel confort, elle travaille au douar Sidi Mohammed, lieu-dit proche de son nouveau domicile, de Bordj El Kiffan et de la ferme horticole de Madame Farges où logeait provisoirement sa sœur Marguerite Caminat (1903-1987).
Récente réfugiée venue en Algérie pour échapper, avec son mari juif (portraitiste et adepte d’art africain), Francis Jack Levy Bensusan Mac-Ewen (1907-1974), au régime antisémite de Vichy, l’ex-Toulonnaise éprise d’art surprendra l’ouvrière agricole en train de dessiner avec les doigts sur la sable.
Décelant alors un talent caché à explorer chez une gamine subjuguée par les « oiseaux de paradis » (Strelitzia reginae) apprivoisés au sein même de la ferme, elle insistera auprès de la grandmère maternelle pour la prendre sous son aile protectrice.
Dès l’automne 1943 (octobrenovembre), la peintre en herbe pu, en intermittence aux tâches ménagères, apprendre à lire et écrire, sortir de sa condition atavique de rurale, s’adonner paisiblement à l’apprentissage plus poussé du modelage et de la peinture, croiser dans l’appartement du 05 rue d’İsly (rebaptisée rue Larbi Ben M’hidi) des personnalités du monde des Arts et des Lettres comme Jean Amrouche ou André Gide.
En ces temps de guerre, l’agréable et éclairé logement abondamment fleuri et décoré de nombreux tableaux (notamment des toiles de Matisse et Braque) ou de cages aux oiseaux, accueillait une flopée de visiteurs, de passage ou non, mais restait cependant suffisamment au calme pour que la citadine Baya puisse s’y sentir à l’aise.
Dès l’année 1944, elle empruntait d’ailleurs les pinceaux de maîtres absents, décidait à ce moment-là de se perdre dans la surface blanche mais en reprenant « des femmes, des fleurs, des oiseaux », soit les mêmes repères thématiques jusque-là abordés par Marguerite Caminat qui lui « donnait du papier, des pinceaux, des crayons… Elle partait au travail et (la) laissait faire » (3).
C’est donc seule que Baya s’émancipait, affinait l’apprentissage de l’aquarelle et de la gouache, poursuivait trois années durant une vie sans anicroches jusqu’au jour de l’année 1947 où la mentor bibliothécaire remarquait des traces de coups sur son corps, devinait que ceux-ci provenaient de l’oncle côtoyé lors de vacances, séjours hebdomadaires, fiançailles ou fêtes religieuse partagés chez la grand-mère (4).
Bien que l’on ne saura vraiment jamais si les violences physiques furent suivies d’attouchements ou de viols (possiblement, selon certaines supputations ou hypothèses) on peut déjà déduire que le goût prononcé et prorogé de Baya pour le modelage (personnages et bréviaires animalières en argile) ou l’aquarelle ne ressort pas directement de cet épisode douloureux, cela contrairement à Niki de Saint Phalle chez laquelle les réminiscences de l’inceste se traduiront en actes artistiques. Organiquement et psychologiquement pesant, celui enduré en 1941 bouscula fortement la stabilité d’une pubère en décalage avec les protocoles préétablis d’une mère voulant la discipliner selon le moule de la femme au foyer, et à laquelle elle ne souhaitait pas ressembler.
Vers la fin de la décennie 1940, elle tente d’échapper aux carcans rigides de la soumission en fréquentant autant les bars mal famés de New-York que les bals mondains. C’est d’ailleurs à cette occasion que le jeune patron d’une agence de mannequin l’aborde et lui propose de devenir à 17 ans un de ses modèles. L’autonomie financière concrétisée lui permit d’envisager un autre itinéraire que celui tracé du côté de l’inhibant giron familial imprégné de noblesse française.
Nonobstant, en tombant sous le charme d’Harry Matthews, un militaire épousé secrètement à 19 ans, elle finira par recopier le schéma social auquel elle désirait échapper (ses parents lui imposeront d’ailleurs un second mariage religieux), se conformera au statut de l’éternel féminin tout en travaillant de 1948 à 1950 pour les magazines Harper’s Elle, Bazaar, Life et Vogue.
On la retrouvait à fortiori souvent sur la couverture de cette luxueuse revue américaine réservée à des lecteurs triés sur le volet.
Au mois de février 1948, l’édition française montrait en pleine page la jeune Baya telle une princesse orientale affublée d’un saroual à rayures dorées, de babouches brodées et assise au centre de ses œuvres.
La photographie couleur (5) illustrait un article la présentant sous les traits d’une esseulée illettrée dont les gouaches accouchées sur papier auront quelques mois auparavant ébloui les yeux du galeriste Aimé Maeght (1906-1981) alors de passage à Alger pour discuter de l’exposition parisienne de Jean Peyrissac (1895-1974). Distinguant d’indéniables prédispositions, le sculpteur lui divulguait l’imaginaire onirique et fantastique d’une douzaine de gouaches exhibées le 24 novembre 1947 en plein Paris, précisément au 13 rue de Téhéran.
Filmé et couvert par la presse, le vernissage retiendra également l’attention d’Albert Camus, un des invités d’honneur (6) avouant le même jour par écrit (7) « J’ai beaucoup admiré l’espèce de miracle dont témoigne chacune de ses œuvres. Dance ce Paris noir et apeuré, c’est une joie des yeux et du cœur. J’ai admiré aussi la dignité de son maintien au milieu de la foule des vernissages : c’est la princesse au milieu des barbares ».
Ouvert depuis le 06 décembre 1945, l’espace abritait parmi ses membres influents Pierre Bonnard, Henri Matisse et Georges Braque qui recevra chez lui la nouvelle venue alors que Jean Dubuffet ira voir l’année suivante à Alger celle qu’il définira « sans égard pour les conventions en usage » (8).
Entre 1947 et 1949, il était passé au moins à trois reprises par la capitale algérienne à la suite de villégiatures de « déconditionnement » prolongeant au Sahara, notamment à El Goléa, le retour aux sensibilités premières, l’envie de la table rase, du contact étroit avec les fragments bruts de « l’art barbare ou sauvage ».
L’artiste-théoricien y captait les intuitions analogiques du primitivisme et du « tribalisme pictural », ce rien à partir duquel les romantiques de la littérature viatique pensaient retrouver, cachée derrière les dunes de sable, une âme déiste non pervertie, la substance d’un christianisme primitif non confessionnel (9). İl réfléchissait déjà à la « Compagnie de l’art brut », une assemblée finalement fondée (après donc le détour algérien) avec André Breton (10). Rédacteur de l’un des trois textes de l’exposition, l’écrivain trouvait normal que « dans une période comme celle que traverse le monde musulman asservi (…), le geste de Baya reproduise dans l’ombre celui de la jeune bergère du Moyen-Âge européen » (11).
Le chef de file d’un mouvement en perte de vitesse lui concédait une touche surréaliste tout en l’associant au modèle militant d’une Jeanne d’Arc devenue ici porte drapeau de la résilience à la colonisation française. La parabole ou métaphore attribuait ainsi à la concernée un visage conquérant (loin de celui de l’enfant inadapté habituellement décrit), le rôle de la messagère capable d’insuffler le renouveau attendu, de repousser « de nous, ce vieux monde dit plaisamment civilisé, ce monde à bout de souffle, ce dragon aux cent mamelles taries, ce monstre terrassé dont les écailles décomposent en tout ce que l’aberration de la pensée humaine a cru devoir énumérer de races et de castes pour pouvoir les dresser les unes contre les autres » (12).
Considérant que la tradition européenne des arts (y compris celle de la littérature) était arrivée au bout d’un processus intellectuel, Arthur Rimbaud convoquait dès 1873 (dans une Saison en enfer) la voie transversale d’une désorientation esthétique.
Se disant « intact » malgré un colonialisme déjà outrageant, il convoquait le creuset cosmique, répondait concomitamment à l’angoisse des artistes européens réclamant une évasion hors des chemins battus.
La nécessité de se démarquer via une particularité innovante impliquait le renouvellement des recherches plastiques et, en quête d’une autre hypostase, les Symbolistes de la seconde moitié du XIXe siècle regarderont vers la production de populations rurales. Leur pittoresque répondait à la foi en l’intégrité d’une pureté nationale, souche non spoliée ne pouvant donc se trouver qu’à la campagne et parmi ses habitants. Adopté comme le modèle des valeurs morales, le mythe du paysan rupestre se corrélait à ce terroir primaire préféré à une urbanité décriée comme contre-nature.
La praxis populaire de régionaux non corrompus opposés aux citadins sophistiqués et décadents revêtait une importance en tant que signes d’intégrité spirituelle et les primitivistes modernes plébisciteront pareillement un monde non dénaturé. À l’instar de tous ceux raccrochant leur émotion au registre du saut ontologique ou de la « source barbaresque », la poétesse Baya « qui tient et ranime le rameau dʼor» aurait eu la mission de « recharger de sens ces beaux mots nostalgiques : lʼArabie heureuse » (13).
Chargée de rendre compte de sa monstration, la rédactrice de Vogue, Edmonde Charles-Roux, percevait quant à elle « un personnage mythique, mi-fille, mi-oiseau, échappé de l’une de ses gouaches ou de l’un de ses contes dont elle avait le secret et qui lui venait on ne savait d’où. Sa peinture ne doit rien à l’Occident. Dans sa prodigieuse faculté d’invention n’entre aucune culture. Son sens inné des couleurs trouve sa source au fond des âges ».
Les termes choisis renvoient ici « la douce Baya » (comme elle l’appellera) à une immanence anhistorique, au prémonde ou arrière monde purifié, à l’aperception d’un « Avant culturel » permettant d’aller à contre-courant de la linéarité historique ou continuum temporel de l’Occident et de mettre en exergue les mythes originels d’un art anthropomorphique.
Les regards compatissants de l’Occident envers des cultures populaires dits authentiques et en rupture avec les normes du bon goût académique, ou le néo-classicisme du IIIe Reich exécrant l’art « dégénéré des modernes », se portent sur une production sortie des substantielles abysses, d’un univers spécifique non contaminé d’artefacts surannés et selon Jean Peyrissac indécodable. Aussi, fera-t-il état d’une « enfant au cœur gonflé de larmes (…), indéchiffrable, (…) silencieuse (…) au visage farouche, aux yeux baissés sur son propre mystère (…) hermétique et craintive (…).
Petite voyante, visionnaire, Baya, dans son intuitive connaissance des grands secrets, rejoint sans efforts les plus hautes cimes de l’art» (14). Responsable des archives et de la bibliothèque du Gouvernement général de l’Algérie, Emile Dermenghem fut le troisième auteur sollicité pour préfacer le N°6 de la revue Derrière le miroir (gérée par Jacques Kober et Aimé Maeght), sans doute à cause de la parution en 1947 de la version remaniée du numéro spécial des Cahiers du Sud « L’İslam et l’Occident ».
Sa description se focalisant sur les échos d’une Afrique du nord où se rencontrent « l’Orient et Occident, l’Afrique et l’Europe », il affirmait que « dans l’âme de Baya s’affrontent de même, se rencontrent, se marient, se complètent ou se déchirent, sous les yeux d’Occident, l’âme berbère et l’âme arabe ». La reconnaissance (réelle ou mitigée) des pairs André Breton, Jean Peyrissac et Émile Dermenghem inscrivait Baya au dictionnaire des avant-gardes de l’art moderne même si la tête d’affiche de l’art brut (Dubuffet) trouvait que « Ses peintures sont un peu gentillettes (et) ça ne va pas très loin », peintures que Georges Pillement classait au registre de l’imagerie car « Cette petite arabe des environs d’Alger, qui a une quinzaine d’années, peint avec innocence des femmes aux robes à fleurs au milieu des fleurs, (…) sculpte des animaux extraordinaires qui sont charmants.» (15).
Comparant la production de « l’enfant prodige » à Matisse et Bonnard, il la considérait faussement savante et plutôt naïve, ne lui accordait pas un processus mental susceptible d’élaborer une production cohérente et réfléchie mais uniquement des intuitions venues d’une nécessité organique, de pulsions ou impulsions spontanées « sans égard pour les conventions en usage ».
Aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, les discours et écrits qui guidaient ou conditionnaient la perception-réception de ses œuvres contribuaient moins à asseoir, auprès du monde habilité à enregistrer les adoptions esthétiques, la légitimation pérenne d’une valeur artistique qu’une « fraîcheur passagère » et conjoncturelle ; d’ailleurs, de l’avis de l’historien de l’art André Chastel, Baya faisait « plaisir à tout le monde par son entrée imprévue, gratuite et probablement sans lendemain dans une galerie parisienne ».
Comme elle demeurait, malgré la sympathie affichée, l’intruse inculte entrée par effraction dans le champ réservé aux érudits, peu lui importait son œuvre « puisqu’elle l’ignore. Cette œuvre n’a pour elle que l’intérêt du moment.
Constamment, elle s’en détache comme le fruit de l’arbre. La destruction aurait été le but (…), si une main vigilante, une attentive sollicitude, n’avait conduit Baya et sauvé son ouvrage. (…). İl est cependant une question qui se pose à Baya : le jeu vaut-il la peine d’être poursuivi ? » (16).
En réponse à l’interrogation de Peyrissac, Dermenghem pensait préférable que l’importune s’éclipse, se disperse « dans la foule anonyme et la vie ordinaire, après s’être délivrée de son extraordinaire message », plutôt que rechercher à tout prix les lumières d’une carrière supposant « l’exposition annuelle et les salons parisiens ». Bien que Marguerite Caminat l’introduisit en 1948 chez les Madoura de Vallauris, lui ouvrit (avec la complicité de sa nièce Mireille Farges, la prochaine épouse de Jean de Maisonseul) les portes d’un atelier de poterie où sous l’œil avisé de Pablo Picasso elle réalisa une série de sculptures-céramiques, elle la maintiendra dans le corset des préceptes de l’İslam, lui conseillera de se couvrir la tête dehors, de respecter le jeûne du ramadan, de ne pas manger de porc ou de boire du vin, tiendra « à ce que je ne perde pas ma religion (…) m’envoyait dans des familles algériennes traditionnelles, (…) où j’apprenais à faire ma prière, où j’entretenais ma langue, l’arabe : » (17). Assurément, Le deuxième sexe, l’essai phare que Simone de Beauvoir faisait paraître en 1949 chez Gallimard, n’occupait pas les rayons de la bibliothèque du nouvel appartement situé cette fois au Télemly.
Dans cet ouvrage exhaustif vendu à des millions d’exemplaires, l’autrice détaille, entre existentialisme et phénoménologie, et sous couvert d’une lecture philosophique interdisciplinaire, la situation des femmes après la Seconde Guerre mondiale. Soulignant qu’aucun être n’a de destinée inscrite dans le marbre, son fil conducteur bannissait de facto tout déterminisme religieux, convoquait à contrario l’existentialisme, c’est-à-dire le mode par lequel Baya pouvait choisir une autre place que celle prédestinée de femme au foyer, échapper ainsi au prétendu ordre patriarcal des choses, à condition bien sûr de trouver les rouages et assises de son autonomisation financière. Absente en octobre-novembre 1949 de l’exposition L’art brut préféré aux arts culturels agencée à Paris par la galerie René Drouin (18), elle manquera alors l’opportunité de se distinguer à l’intérieur d’un mouvement important de la modernité esthétique. Néanmoins, croyant encore à sa pérennité artistique, Aimé Maeght l’invitait à visiter durant l’automne 1950 une série d’expositions et incitait Georges Braque à la recevoir plusieurs jours chez lui à Varengeville.
Malgré les efforts entrepris, l’ascension présumée de sa carrière stagnait, cela d’autant plus qu’elle était jusque-là ignorée par Jean Alazard, le directeur du Musée des Beaux-Arts d’Alger féru de réalisme académique et à ce titre demeuré insensible à son imaginaire.
İl faudra l’agitation du trublion Jean Sénac pour que trois dessins de la comète Baya soient publiés dans le second numéro de Soleil d’avril 1950. Sauveur Galliéro, qui en esquissait à l’occasion le portait, la retrouvera deux mois plus tard (en juin) à la Maison de l’artisanat (Salle ou Théâtre-casino de l’Alhambra, au 27 rue d’İsly), lors de l’exposition suivante des peintres de la revue Soleil, agencée en juillet 1951 à la librairie « Rivages » d’Edmond Charlot (présentation du numéro 6 de Soleil), puis en octobre 1953 à la galerie « Le Nombre d’Or » (au baptême du magazine « Terrasses »).
Seulement, toujours sous tutelle, Baya se devait d’obéir aux vœux du cadi Benhouri (le désormais époux de Marguerite Caminat) qui en 1952 l’envoyait chez le professeur d’arabe Ould Reis ou Rhéiss, sorte de gardien des mœurs en charge de la préparation de son prochain mariage. À 22 ans, et bien que majeure, elle se retrouvait au stade de seconde épouse du chef d’orchestre et musicien arabo-andalou El-Hadj Mahfoud Mahieddine (1903-1979), le père de dix gosses à élever à Blida. Quant à elle peu encline à suivre la même voie de garage, Niki de Saint Phalle correspondait davantage au spécimen décomplexé que soutenait la compagne de Jean-Paul Sartre. Vilipendant le sexisme des hommes, elle dénonçait parallèlement la passivité de femmes supposées proroger le mythe de l’éternel féminin prédisant une essence immuable et inintelligible, de se soumettre à la hiérarchie et au poids des traditions, de se résigner à son sort « sans tenter aucune action » antinomique.
Libérée du joug familial, Niki fréquentait les planches d’un théâtre parisien, poursuivait insouciante une vie de bohème soudainement interrompue en 1953 lorsqu’elle apprit les infidélités de son mari.
Réveillant le syndrome de l’inceste éprouvé au plus profond de la chair, cette trahison provoqua un contrecoup, un contre choc suivi de l’internement au sein de l’hôpital psychiatrique de Nice. Celui-ci débouchera néanmoins sur un véritable renversement cathartique puisqu’en la poussant à dessiner, les médecins la sortiront du monde de la torpeur pendant que Baya rentrait donc dans le rang d’une existence monacale; l’éloignant des lumières de la notoriété.
Après avoir commencé à peindre « chez les fous (…), découvert l’univers sombre de la folie et sa guérison (…), appris à traduire en peinture mes sentiments, les peurs, la violence, l’espoir et la joie » (19), la born again Niki poursuivit sa boulimie de peinture en dehors des sentiers battus de l’enseignement académique. Les premières huiles et gouaches laissaient d’emblée entrevoir les déflagrations du non-dit fondamental qui, longtemps tu et enduré de l’intérieur, fera amplement partie constituante de l’œuvre en gestation. İmpossible donc de la dissocier des dégouts ressentis postérieurement à l’acte infâme dévoilé en janvier 1994 au sein de Mon Secret, un livre écrit à l’attention de sa fille Laura à laquelle elle divulguait que lors de l’été 1941 mon père « glissa sa main dans ma culotte comme ces hommes infâmes dans les cinémas qui guettent les petites filles. (…) explor(ant) mon corps d’une manière tout à fait nouvelle pour moi. HONTE, PLAISIR, ANGOISSE, et PEUR, me serraient la poitrine. İl me dit : Ne bouge pas. J’obéis comme une automate. Puis avec violence et coups de pied, je me dégageais de lui et courus jusqu’à l’épuisement dans le champ d’herbe coupée. (…) Pour la petite fille, le VIOL c’est la MORT.».
Lorsqu’il se passe dans une sphère familiale aux respectables apparences, à la morale cultivée dans le strict respect du dogme catholique, la désintégration mentale s’en trouve obligatoirement décuplée. Aussi, son « amour pour lui se tourna au mépris (tant il) avait brisé en moi la confiance en l’être humain.
À onze ans je me suis sentie expulsée de la société. Ce père tant aimé est devenu objet de haine, le monde m’avait montré son hypocrisie, j’avais compris que tout ce qu’on m’enseignait était faux.» (20). S’en suivra cette série d’interrogations : « En avait-il marre d’être un citoyen respectable ? Voulait-il passer du côté des assassins ? Un homme de bon milieu fait-il cela ? Ne s’agirait-il pas (…), d’une calomnie ? ». C’était une souillure solitaire avec laquelle il fallait survivre envers et contre tous les normopathes chez lesquels règne « le pouvoir des assassins. Tous les hommes sont des violeurs, ou presque. Alors, écrire, créer, faire exploser les cadres. » (21). Niki ira ainsi à l’encontre de ce que l’irréprochable « bonne famille » lui avait programmé, bannira le patriarcat, les mensonges d’une mère étouffante faussement vertueuse alors qu’elle collectionnait les amants et se faisait passer pour une sainte nitouche. Prenant le chemin inverse de cette hypocrite cultivant les mensonges et duperies, elle jura de tout montrer, « mon cœur, mes émotions, le vert, le rouge, le jaune, toutes les couleurs » de l’expression du sensible puisque « l’enjeu de son destin (était) : Exister en créant ou mourir en étant taxée de folie » (22).
İnspirée par des contes enfantins livrant des héros traversant des paysages nocturnes ou des pièces de châteaux à hauts plafonds, Niki explora les méandres de son âme, retrouva la mémoire altérée par les électrochocs et décida « très tôt d’être une héroïne. Qui serai-je ? George Sand ? Jeanne d’Arc ? Un Napoléon en jupons ? Qu’importe qui je serai ! L’important était que ce fût difficile, grand, excitant ! » L’essentiel étant aussi « d’avoir un espace à moi, que personne ne puisse envahir, » il lui fallait inventer des lieux imaginaires et féériques afin d’échapper « enfin à cette prison dorée » (23).
De portée thérapeutique, son art est un véritable exutoire, une façon singulière de contourner les valeurs conventionnelles imposées, de faire entendre les échos de la société, ses désapprobations et colères, d’exorciser les tumultes de l’enfance, notamment évidemment ce viol qui « me rendit à jamais solidaire de tous ceux que la société et la loi excluent et écrasent. Puisque je n’étais pas encore parvenue à extérioriser ma rage, mon propre corps devint la cible de mon désir de vengeance. » (24). Ce corps qui module le plaisir et exprime les sentiments, guidera une œuvre dans laquelle serpents et monstres, ces incarnations du vice des hommes et des dangers latents, seront partout présents puisque « L’été des Serpents fut celui où mon père, ce banquier, cet aristocrate, avait mis son sexe dans ma bouche. ».
Elle aurait aimé pouvoir d’emblée l’absoudre de la faute commise, mais dans son cœur « il n’y avait qu’une rage et une haine farouches». C’est à fortiori « au nom de toutes les victimes, au nom de toutes les femmes, pour que chacun(e) sache ce que provoque le crime du viol de désespoir et de haine » qu’elle insistera sur cette « profanation de l’enfance (…), un traumatisme dont on ne guérit pas », sauf, peut-être, en trouvant le passage du retournement, et ce passage ce sera d’abord Traces, le tome liminaire de son autobiographie étalée de 1930 à 1949. Niki dira l’avoir composé « d’abord pour moi-même, pour tenter de me délivrer enfin de ce drame qui a joué un rôle si déterminant dans ma vie. Je suis une rescapée de la mort, j’avais besoin de laisser la petite fille en moi parler enfin. Mon texte est le cri désespéré de la petite fille.». Sorte de journal intime achalandé de 200 illustrations (poèmes, dessins, photographies retouchées ou enluminées) Traces catalogue, comme ensuite le récit Mon secret, les pièces à conviction à l’origine de la réactive rébellion, explicite l’envie de soulever des montagnes, d’exister à travers l’art, pratique via laquelle Niki trouvera l’unité intérieure longtemps convoitée. La rédaction (manuelle et dactylographiée) de ce tableau grinçant et burlesque l’aidera à épurer les relents rongeant son dedans, à désiler les yeux, à « changer mon paysage intérieur, et à réaliser que mon père était une personne très complexe (…), qu’à de nombreux égards, je lui ressemblais : son humour provocateur, son goût du risque, sa passion pour le travail, et ses idées progressistes, je les partage (…), j’ai pu prendre de la distance, pardonner, et poursuivre ma route. »
Estimant que ses prénoms Catherine et Marie-Agnès ne lui allaient pas, sa mère, la dénomma « Niki » en référence à Athéna Nikè, la Victorieuse, et c’est donc en conquérante que, 22 années plus tard, elle entrait de plain-pied au sein du monde de l’art pour y dépeindre le cyclone ravageur de l’inceste, la schizophrénie, la secousse et fracture intérieures puis la violence exprimée envers les dérapages d’une famille roturière et dissimulatrice, fictivement ancrée dans le respect des traditions et de la bienséance.
Sa guerre personnelle se métamorphosera en désir éperdu, celui de devenir, entre dislocation et reconstruction, une plasticienne polyvalente aux multiples facettes, une militante capable d’explorer de nouvelles techniques et de s’engager en même temps du côté de nombreuses causes (celle du sida, en incitant à utiliser des préservatifs, des Noirs, en réalisant en 2000 la série de sculptures Black Heroes). Puisqu’il « existe dans le cœur humain un désir de tout détruire », puisque « Détruire c’est affirmer qu’on existe envers et contre tout. » (25), l’artiste-activiste va « broyer le figer pour enfanter le mouvement (et) déliter la moindre de ses tensions», jouer avec le sort, bon ou mauvais, jongler avec la réalité et la fiction. Le concret, c’est d’abord ce voyage de 1945 en Espagne, la découverte du Parc del Duelo (ou Parc Guëll) d’Antoni Gaudí, révélation indissociable des futurs recyclages de mosaïques, éclats de céramiques, verres ou de vaisselles.
L’année suivante, Niki inaugura à Saint-Gall (Suisse) sa première exposition mais n’arriva pas encore à convaincre experts et publics. Reléguée au rang d’amatrice, elle sombra dans un second marasme qui suinta sur des œuvres mêlant angoisse et divers objets, végéta jusqu’à l’impact visuel que provoqueront en 1959 les toiles de Jackson Pollock, Jasper Johns, Willem de Kooning et Robert Rauschenberg. À replacer dans le courant des Combine Paintings, la nouvelle peinture américaine ou expressionnisme abstrait ringardisait la seconde « École de Paris » et dominait un marché de l’art ignorant encore l’univers singulier de l’exrecluse. İl se mettait pourtant en place, détonnait grâce à l’émergence d’une thématique portant en germe les traumas épanchés dans Traces et Mon Secret. Exécrant l’idée de régner, comme sa mère, sur son foyer et ses enfants, Niki en laissa la garde au mari quitté et se consacra à 30 ans entièrement à une production en gestation.
Ce fut, dira-t-elle plus tard « la plus difficile, la plus pénible décision de ma vie parce que j’aimais ma famille. Je devais malgré tout suivre mon rêve et faire de mon travail la seule priorité. J’avais vu la frustration de ma propre mère. Elle pouvait à peine s’exprimer et, à la place, elle dévorait sa famille. Je ne voulais pas refaire la même bêtise. » (26). En ballade au cœur de Montparnasse, la Parisienne s’arrêta dans la sordide impasse Ronsin, une espèce de ZAD (davantage ici Zone à défendre et que Zone d’aménagement différé) occupée par des artistes anticonformistes. Elle y rencontra Jean Tinguely, un sculpteur suisse aux machineries insensées, un gros ours avec lequel s’engagea une instantanée et évidente complicité. Celle-ci se transformant en une intense passionaria, la nouvelle venue s’installait fin 1960 avec « mon copain, mon amour, mon rival. », avec le bricoleur exaltant qui la confortait, la rassurait en la convainquant d’abord d’une chose : « La technique n’est rien (…), elle peut s’apprendre tant que l’idée et le génie sont là chez les artistes ». Armée de ce conseil, elle arrêtait l’assemblage ou la mixture des éléments de rebus, les médiums constitués (de 1956 à 1958) de matières (goudron, sable, riz, spaghettis, des morceaux de détritus) et mobilisait dès le 12 février 1961 la part spectaculaire des tableaux Tirs (première des 12 actions élaborées jusqu’à la fin 1962). Libertaire et sans réels tabous, le couple cumulait les relations.
Un jour, Niki emprunta à un amant délaissé une chemise qu’elle plaqua sur un panneau avec, en guise de tête, une toile-cible sur laquelle des spectateurs du « Salon Comparaisons » se défouleront. İls bombarderont de fléchettes Portrait of my lover, une œuvre placée juste à côté du monochrome incolore de Bram Bogart. Germa alors l’idée de planches de bois sur lesquelles jouets et déchets seront recouverts de plâtre peint en blanc, de bas-reliefs promis au saignement de poches de peinture, au carnage d’une carabine radicalisant le procédé de la performance artistique. Faire dégouliner la peinture devenait le leitmotiv de l’heure et, participant à l’acte créateur, des visiteurs s’en donneront à cœur joie en tirant des balles sur de petits sacs qui, explosant, laisseront donc échapper des ruissellements.
Comme à la kermesse ou foire du dimanche, ils s’essayaient au fusil, épaulaient une arme interdite dans l’espace public et contribuaient ainsi à la mise à mort des démons enfouis ou cachés, les débusquaient aussi sous la couche d’enduis enfermant des bombes de couleur explosant en feux d’artifice, en liquidités. Niki inaugurait de la sorte « l’usage de la peinture en bombes qui, frappées par une balle, produisaient des effets extraordinaires. Cela ressemblait beaucoup aux peintures abstraites expressionnistes que l’on faisait à l’époque. Je découvris les résultats dramatiques que pouvait donner la couleur qui se répand sur les objets. J’utilisais enfin du gaz lacrymogène pour les grandes finales de mes performances de tirs.
La fumée dégagée évoquait la guerre. La peinture était la victime. » (27). Si les happenings s’amusaient avec les codes, se déroulaient sous couvert d’une mise en scène appartenant avant tout au séquentiel du ludique, il s’agissait pourtant de la mise à mort sacrificielle de corps, de la détérioration volontaire de Tableaux-Tirs ou Tableaux surprise exhibés en plaies ouvertes, implosant de l’intérieur tel un être expurgeant ses inhibitions, telle une société manifestant debout contre l’autorité, le paternalisme ou la morale.
Plutôt que d’affirmer, dans la lignée de Duchamp, que la peinture est irrémédiablement finie, Niki avançait qu’elle n’était plus dans le constat ou la contemplation du résultat visuel mais dans la destruction-réincarnation apparue tout autant évidente avec l’espace de tirs déjà partagés au moment de l’exposition à la Galerie « J ». Alors qu’elle se plaisait à regarder les brutaux jaillissements d’une peinture dégoulinant sur des reliefs immaculés, tranchante et moqueuse, la critique évacuait l’interprétation psychologique, zappait les questionnements « Sur qui tire et fait tirer Niki, son paternel qui l’a violée et sa mère envahissante, son frère, qui a mis la dépouille d’un serpent dans son lit d’enfant, son premier mari, ou tirait-elle sur elle-même selon un cérémonial lui assurant de mourir de sa propre main ? Hormis la peinture, qui était la principale et primordiale victime ? » ».
La violence qui habite ses œuvres ayant bien pour origine les tourments du passé, elle dira avoir, en 1961, « tiré sur tous les hommes (…), mon frère, la société, l’Église, le couvent, l’école, ma famille, ma mère, Papa, moi-même. Je tirais parce que cela me faisait plaisir (…), me procurait une sensation extraordinaire. Je tirais parce que j’étais fascinée de voir le tableau saigner et mourir. Je tirais pour vivre ce moment magique. C’était un moment de vérité scorpionique. Pureté blanche. Victime. Prêt ! À vos marques ! Feu ! Rouge, jaune, bleu, La peinture pleure, la peinture est morte. J’ai tué la peinture. Elle est ressuscitée. Guerre sans victime ! » (28).
Avec l’intrigante et spectaculaire Niki, le couple antithétique Vie et Mort apparaissaient comme les deux faces réversibles d’une même pièce. Retourner le mal vers soi, décéder de sa propre main et ressusciter par un autre geste, voilà le processus de la profanation-jubilation constitutive au cycle court de la renaissance artistique. Les détonations poudrières libéraient les cris de douleur, transformaient les peines en hurlements et calmaient concomitamment « le chaos qui agitait son âme, fournissait une structure organique à sa vie (…) ».
Le tragique se muait ainsi un éclat de rire moquant la mainmise des hommes sur des pré carrés culturels sclérosant l’espace dévolu aux femmes. Pendant que celui de Baya rétrécissait et annihilait ses ambitions picturales, Niki ventait le pouvoir créatif d’un féminisme joyeux, s’impliquait dans la dualité homme/femme, accédait au cercle affranchi et déjanté des Nouveaux réalistes.
L’émulation ou ébullition purgatoire des divers montages avaient fini par intriguer les milieux habilités de la consécration et la médiatisation des chocs inclusifs amplifiait son succès international. Pontus Hultén lui achetait plusieurs œuvres, la présentait à des curateurs influents et dès lors plus rien n’empêchera son ascension. En proximité avec Jean Dubuffet et Gaudi, elle naviguera entre les irrévérences du néo-dadaïsme et d’un courant (le Nouveau réalisme) enclin à narguer le pessimisme d’abstraits prônant la déliquescence apocalyptique de la civilisation, à s’approprier et déformer le réel avec la conscience d’appartenir à une ère industrielle prometteuse de perspectives enrichissantes mais aussi de prévisibles dépravations.
Faute d’apparaître au début de la décennie 50 comme l’une des figures phares de l’art brut, de l’art naïf ou du surréalisme, Baya s’était fané, étiolé dans l’absence de définition et de reconnaissance, notamment de celle lui alléguant la faculté de moduler des formes héritées de la culture berbéro-arabe. Préjudiciable, le manque d’incarnation ne facilitait pas une identification pérenne et son mariage l’éclipsa tout naturellement de la scène artistique mondiale. De plus, la non maîtrise de la langue française et de l’orthographe limitait les prétentions d’une femme acceptant docilement la cohabitation avec une autre (29), ne bougeant plus de la maison de Blida et stoppant totalement la peinture. La correspondance de nouveau partagée en 1961 avec sa mère adoptive Marguerite Caminat démontre qu’elle se contentait d’une vie de famille sans remous, ne souffrait pas du vide artistique, ne semblait pas vouloir s’arracher au rôle ordinaire de mère au foyer, à l’enracinement environnemental de la musulmane intégrée.
Selon l’historienne Anissa Bouayed, elle fera néanmoins preuve de résilience en cherchant à s’accrocher à ceux qui pouvaient l’aider à s’extraire de sa léthargie, démontrant ainsi « une force de caractère constance ». La courroie de transmission ou bouée de sauvetage aurait été Mireille Farges, nièce de Marguerite recontactée directement sans doute parce que dorénavant épouse (depuis 1956) de Jean de Maisonseul, le directeur du Musée national des Beaux-Arts d’Alger (MNBA). Le couple va lui fournir « le courage de travailler et voilà, j’ai commencé à faire de la terre (…) des femmes et des animaux, (…) je travaille, si tu vois, il y a de la terre partout » (30).
En phase de doute après un arrêt de huit ans, elle ressentait le « besoin de conseils » et espérait en trouver auprès d’un homme institutionnellement implanté et suffisamment perspicace pour lui remettre le pied à l’étrier. Ce fut chose faite à partir de l’exposition collective de juillet 1963 (laquelle marque une reprise cette fois continue) suivie de celle du 1er novembre voulue cette fois à la salle İbn Khaldoun (ex-Pierre Bordes), à l’occasion du neuvième anniversaire du déclenchement de l’insurrection armée (Toussaint 1954). Les femmes de Baya sont loin de ressembler à des moudjahidate. Elles remémorent plutôt une mère perdue très tôt mais dont l’image est restée presque intacte. Son portrait, c’est celui d’un être à la chevelure noire tombant jusqu’aux reins, à l’allure svelte, à la démarche chaloupée.
Elle occupera parfois la totalité du tableau, notamment lorsque le blanc de la composition disparu, se reflétera le souvenir grandissant de la prédominance amoureuse, une affection prorogée à l’attention de ses propres enfants. Pendant presque une décennie, Baya s’était dévouée en se consacrant entièrement à eux ou à ses obligations domestiques Loin des remous du Deuxième sexe dans lequel Simone de Beauvoir réclamait le contrôle des naissances et un plus vaste accès des femmes au monde du travail, l’épouse modèle de 33 ans (en 1963) cohabitait encore avec la première dame (et sa nuée d’enfants) d’un homme de 60 ans et ne se plaindra jamais d’une quelconque oppression éprouvée vis-àvis du système patriarcal algérien.
Ni révolutionnaire, ni féministe, Baya, consciente de sa condition d’être mineure, s’était adaptée aux valeurs islamiques et poursuivait le cheminement social d’une musulmane croyante à l’écoute des directives d’un mari au demeurant non oppressif. Contre lui donc aucune rébellion connue.
Comment dans ce cas enclencher une réactivité créative sinon en se réfugiant au cœur d’un monde imaginaire, celui dorénavant brossé à l’encontre des légendes ou contes truffés d’odieuses belles-mères et livrant des gosses démembrés à l’appétit d’ogres prêts à les déguster dans un plat de couscous ? Aux coiffes et robes bariolées des femmes libres et heureuses des débuts se substituait en 1963 le Jardin d’Eden, un univers originel engendrant d’abondantes sources et rivières, de féériques paysages et montagnes, une végétation luxuriante et des dunes héliotropes, autant de thèmes émergents évacuant toutes sensations de tristesse mélancolique, souffrance et mort. Sans clôture apparente, la nature déployait ses arbres, oliviers, dattiers et palmiers, ses oiseaux et poissons volants couplés ou esseulés.
À la fois île, oasis et village, le Jardin d’Eden ressemblait également quelque part aux deux appartements de Marguerite Caminat (celui de la rue d’İsly puis du boulevard du Télemly), logements conviviaux recevant de nombreuses personnalités, à la bibliothèque garnie de livres illustrés et que Baya décrira en précisant avoir « vécu dans une maison merveilleuse. Marguerite connaissait des écrivains (…). Ce n’est que bien après que j’ai réalisé que je me suis dit : j’ai connu des gens d’une telle qualité et je n’ai pas su en profiter (…). Je vivais dans une maison pleine de fleurs. La sœur de Marguerite avait un magasin de fleurs à Alger. İls adoraient tous les fleurs, il y en avait partout dans la maison. İl y avait de belles choses, de beaux objets, vous voyez l’ambiance dans laquelle je vivais.» (31). Propice à l’évasion imaginative, cette atmosphère confortable, milieu cocon ou enclos protecteur, favorisera les introspections et rêveries d’une peintre projetée « dans un autre monde (…). Ma peinture est le reflet non du monde extérieur, mais de mon monde à moi, celui de l’intérieur. Je mets mes rêve sur le papier ». Hormis des fleurs, la récurrence du rose indien, du rouge terre, du vert végétal et du bleu turquoise ou méditerranéen provenait probablement des « papillons que je voyais chez certains de nos amis qui (en) collectionnaient (…) de toutes les couleurs.» (32).
Le Jardin d’Eden, c’est possiblement aussi la ferme horticole de Madame Farges et ses « oiseaux de paradis », parmi lesquels l’emblématique huppe paon, Pavo cristatus désormais fréquent acolyte de la femme-danseuse et instrumentaliste en communication ombilicale avec des instruments de musique contorsionnés. Sur des formats plus grands, la composition guidait la symphonie formelle et visuelle de femme-arabesque cantatrices aux crins fournis dialoguant et contemplant, de leur œil-amande, l’harmonieux empyrée.
Si, malgré les variations asymétriques du style ou les troubles causés par des chants et parfums séducteurs, tout y demeurait stable, du côté de Niki arrivaient, fin 1963, les Nanas-bombes, les supers Nanas, pour reprendre ici le titre d’une chanson de Michel Jonasz, celles de l’émancipation mutante, de l’expression corporelle et de l’exagération fêtarde. Après la révolte accentuée par les tirs, la plasticienne s’attaquait à la représentation d’une femme combattante à libérer du mâle conquérant qui l’a remisée à la case ou niche de ménagère dévouée et à tout faire. Émergeaient dès lors des Nanas frondeuses affirmant que le pouvoir créateur est intrinsèquement féminin.
En 1964, la sorcière, la dévoreuse, la jeune mariée, le dragon et autres têtes en laine ou papiers mâchés prenaient leurs marques à Londres, s’installaient dans le périmètre de l’interpellation publique, s’incrustaient par outrance et abondance jusqu’à obliger l’homme à revoir ses présupposés. 15 fois plus grande et plus grosse, une sculpture aux couleurs éclatantes entraient l’année suivante en scène. Aguicheuse et dénonciatrice, elle naissait puissante, rondelette et colorée, sensuelle et envahisseuse pour mieux mettre un coup de pied dans la fourmilière des traditions et occuper le biotope conservateur. Niki annonçait dès lors le « désir de voir les hommes plus petits que ces énormes dames (…), d’écraser un peu le sexe mâle (…), finalement ces femmes, qui sont un peu révolutionnaires (…), portent en elles le désir d’aller vers les émotions, d’aller vers les choses que nous écrasons, vers la sexualité, vers nous, vers la puissance régénératrice de la femme. » (33).
Les nanas piétinaient les conventions et clichés patriarcaux, les visons et addictions sexistes, se confrontaient au masculinisme des fracassantes machines de Jean Tinguely. İngénieur de formation, ce dernier aidera souvent son alter-égo à mettre en forme et proportion des œuvres monumentales, lui prêtera sa maitrise du volume dans l’espace. En compétition active, tous deux tendaient à inverser les polarités, à bousculer les codes obsolètes de l’histoire de l’art où la femme reste au service de la production masculine.
Aussi, la provoquante Niki soulignera que « Quand Jean m’aide à donner naissance à un monstre, c’est lui la mère, car il effectue le travail physique à partir de ma maquette. Et je suis l’homme, car c’est mon idée. ».
Saâdi-Leray Farid, sociologue de l’art et de la culture
Renvois
1) Le délit ne sera révélé qu’en 1994, dans Mon Secret, livre adressé à sa fille et suivi cinq ans plus tard de Traces qui annoncera quant à lui la période d’apaisement. 2) Orpheline de Mohammed Haddad bent Ali, mort le 09 avril 1937, elle se retrouvait en 1939 avec les enfants d’un commerçant de Kabylie déjà marié et que sa mère venait tout juste d’épouser. 3) Baya, in Je ne sais pas, je sens, entretien Baya/Dalila Morsly (1994), Algérie Littérature/Action n o 15-16, Marsa éditions, Paris, nov-déc 1997, p. 211. 4) Après avoir fait constater par un médecin les traces de coups, Marguerite Caminat s’arrange pour que le jugement émis fin 1946 place Baya sous la tutelle du cadi Benhoura, lequel lui déléguera en retour la garde de l’adolescente. 5) La photographie est d’Arik Nepo. Signée André Ostier, la seconde (en noir et blanc) accompagne un texte cette fois anonyme. 6) Se trouvaient parmi les prestigieux conviés, l’épouse du président Auriol, le gouverneur général de l’Algérie, Yves Chataigneau, et le recteur de la mosquée de Paris, Kaddour Ben-Ghabit. 7) Un message adressé au Cadi Mohamed Benhoura, le futur mari de Marguerite Caminat avec laquelle il avait participé à l’agencement de l’exposition parisienne. 8) Dans une missive datée du 17 avril 1948 et envoyée à Jean Paulhan. 9) Les œuvres Chameau entravé accroupi, Chameau entravé, Marabout, Arabe, Traces de pas sur le sable devançaient le carnet de croquis dans lequel furent dessinés Traces dans le sable, Marabout et Arabe. 10) Créée rue de l’Université, dans un pavillon prêté par les éditions Gallimard. 11) André Breton, Baya, in Derrière le Miroir, n°6, Maeght Éditeur Paris, nov. 1947. 12) İbidem. 13) İbidem. 14)Jean Peyrissac, Baya, in Derrière le Miroir, cité en référence. 15) Georges Pillement, in « À travers les galeries », Les Lettres françaises, 27 nov. 1947. 16)Jean Peyrissac, Baya, in Derrière le Miroir, cité en référence. 17) İn « Je ne sais pas, je sens… « , entretien Baya-Dalila Morsly (1994), cité en référence. 18) Depuis 1945, les œuvres de Dubuffet étaient regroupées au 17 Place Vendôme, dans deux salles du sous-sol de la galerie René Drouin. 19) Niki de Saint Phalle, in Mon Secret, éditions « La Différence », 19 jan. 1994. 20) İbidem. 21) İbidem. 22) Niki de Saint Phalle in Traces ; 1930-1949, premier tome de l’autobiographie, éditions « La Différence », 11 Sep. 2014. 23) İbidem. 24) İbidem 25) Niki de Saint Phalle, in Mon Secret, cité en référence. 26) Niki de Saint Phalle, in A rage for Art, entretien accordé à Cynthia Robins. 27) Niki de Saint Phalle, in La révolte à l’œuvre, collection monographie, biographie documentée à partir des archives familiales, éditions Hazan, Catherine Francblin, 16 oct. 2013. 28) İbidem. 29)Jusqu’en 1958, année de la séparation entre son mari et sa première épouse. 30)Baya, dans une lettre adressée à Marguerite Caminat et datée du 13 décembre 1962. 31) Niki de Saint Phalle, in interview « Qui est le monstre, toi ou moi ? », Arte. 32)Baya, in Je ne sais pas, je sens, entretien Baya-Dalila Morsly (1994), cité en référence. 33) İbidem.