Lisière étroite, ouvrage rare issu de la collaboration entre la photographe Marie Andréasz et l’écrivain Philippe André, se présente comme un territoire liminal, un espace d’inflexion où les images et les mots glissent l’un vers l’autre, sans jamais se contraindre.
Ce n’est pas un livre au sens traditionnel, mais un souffle suspendu, une respiration entre ombre et lumière, où le regard apprend à lire autrement, et où la lecture elle-même devient expérience sensorielle.
Cette citation de Philippe André, « Nous marchons en équilibre sur l’espace sans bords qui sépare réalités intérieure et extérieure. Nous y avons appris l’oubli de la logique exclusive et c’est peut-être pour cela, qu’à notre insu, nous contemplons encore en nous quelques racines oubliées de la musique. » éclaire parfaitement la nature de Lisière étroite : un lieu où la frontière entre le visible et l’invisible, le concret et le rêve, s’efface, invitant à une expérience perceptive plus subtile, plus fragile.
La photographie de Marie Andréasz et le texte de Philippe André s’unissent pour créer cette tension délicate, cet équilibre précaire entre mondes, qui constitue le cœur du recueil.
L’apport photographique n’est pas illustratif, il est présence. Les dix reproductions argentiques en noir et blanc de Marie Andréasz révèlent une attention extrême à l’infime, aux matières, aux zones de transition. Ce que le titre désigne comme « lisière » est ici ce lieu mouvant, ni tout à fait dedans, ni tout à fait dehors — une frontière perméable entre visible et mémoire. La photographie ne capture pas : elle évoque. Elle ne dit pas, elle devine. Réalisée en argentique, elle ralentit la saisie du monde et lui rend sa densité silencieuse, sa temporalité archaïque. Les images ne parlent pas. Elles écoutent.
Dans cette approche de la photographie comme espace d’écoute plutôt que de saisie, Marie Andréasz rejoint une certaine lignée de photographes pour qui l’image n’est pas un document, mais une présence sensible. On pense ici à Robert Frank, figure tutélaire de la photographie argentique, dont les cadrages imparfaits, les instants fragiles, les errances poétiques dans The Americans ont ouvert la voie à une photographie de l’intuition, du doute, de la marge. Comme Robert Frank, Marie Andréasz ne cherche pas à maîtriser l’image, mais à la laisser surgir, à l’accueillir dans sa forme incomplète, vacillante — et c’est précisément cette ouverture au tremblement du réel qui confère à ses clichés une telle intensité.
Le texte de Philippe André n’accompagne pas, il répond. Non par explication ou description, mais par vibration. Son écriture s’efface devant l’image tout en y laissant sourdre une parole intérieure, fragile et nécessaire. Il parle de l’oubli de la logique exclusive — et c’est exactement ce que l’œuvre permet : désamorcer les oppositions, ouvrir une zone d’indistinction où le rêve, le réel, la sensation et l’intuition se confondent.
Le langage devient porosité. On n’avance pas dans ce texte comme on suit une ligne, mais par effleurements, comme on marcherait dans une brume, ou dans un jardin d’échos. Une écriture du seuil, du murmure, de l’interstice, où les mots cessent de désigner pour laisser advenir.
L’impact de Lisière étroite tient dans cette capacité à désarmer le lecteur. Il ne s’agit plus de comprendre, mais de ressentir. L’œuvre nous invite à renoncer à nos réflexes d’interprétation, à accueillir l’indistinct, le fragile, l’émergence du sens dans ce qui n’est pas encore nommé. Elle nous apprend une écoute nouvelle, non des sons, mais de ce silence en nous où palpite quelque chose d’enfoui : une racine oubliée de la musique, peut-être.
Ce recueil n’est pas un simple livre d’artiste. Il est un rituel discret. Une tentative de réconciliation entre l’art et la vie intérieure. Une œuvre de seuil, d’entre-deux, qui nous interroge sur notre manière d’habiter le monde : comment regardons-nous ? Jusqu’où acceptons-nous de nous laisser traverser par ce qui résiste à être dit ? Son apport est immense, bien que silencieux : il repose sur une posture éthique de l’attention, de la discrétion, de la lenteur. Un livre comme un souffle — à lire avec les yeux fermés, et les sens grands ouverts.
Lisière étroite est ainsi une œuvre pleinement rare : elle ne se donne pas, elle se révèle, lentement, à qui accepte d’abandonner toute volonté de maîtrise. Elle déplace le lecteur de sa place d’observateur pour l’installer dans une tension perceptive, sur ce fil tendu entre sensation et mémoire, entre dehors et dedans.
Les photographies de Marie Andréasz, délibérément non narratives, relèvent d’un art du retrait. Comme chez Depardon ou Sugimoto, il ne s’agit pas de montrer mais de laisser apparaître — par soustraction. Le choix de l’argentique, à l’heure du numérique omniprésent, est aussi un geste de résistance : il exige du temps, une attention longue, une écoute de la lumière. Le grain, le flou, les variations de gris deviennent les langages muets d’une poétique de la matière.
À cette densité répond une écriture rare, ténue, mais puissamment agissante. Philippe André n’écrit pas pour expliquer, mais pour ouvrir. Sa langue épouse les failles du visible, épouse ses silences, les prolonge. Elle invente un espace mental qui, plus que lu, doit être traversé. On ne comprend pas Lisière étroite, on s’y perd — et c’est en cela qu’il nous transforme.
Ce qui se joue, en profondeur, c’est une poétique du fragile, du seuil, de l’indécis. Une tentative de formuler une présence au monde qui ne soit ni appropriation, ni domination, mais écoute et résonance. L’expérience vécue y prime sur toute théorie. Le lecteur devient le lieu même de la rencontre entre langage et image, dans un geste presque spirituel, mais sans dogme — une ascèse perceptive, une épuration du regard.
En cela, Lisière étroite défie les genres : ni recueil, ni portfolio, il invente un troisième espace — un lieu d’infusion entre texte et lumière. Il oppose au vacarme du contemporain une forme d’élégance éthique : celle du peu, du presque rien, de l’essentiel.
Lenteur, densité, silence — autant de formes de résistance au régime d’accélération et de saturation de notre époque. Il rejoint ainsi, sans bruit, cette pensée benjaminienne de l’expérience : non pas l’information, mais la traversée du réel, transformatrice.
Et si son impact est fort, c’est précisément parce qu’il agit sans fracas. Il s’infiltre. Il ne remplit pas, il creuse. Il ne clôt rien, il ouvre. Il laisse en nous un vide vibrant, habité par une présence qui nous dépasse. Un effet quasi thérapeutique, non de réparation, mais de résonance. Ce qui rejaillit, c’est cette part oubliée de nous qui sait encore voir sans chercher à comprendre, écouter sans chercher à nommer. Lisière étroite est nécessaire : non pour ce qu’il dit, mais pour ce qu’il fait — au silence, au regard, à l’attention. Là où le visible s’efface, quelque chose recommence à frémir.
Brahim Saci