24.4 C
Alger
dimanche 8 juin 2025
AccueilCulturesLounès Hadj-Ahmed : à la croisée des mots et des maux

Lounès Hadj-Ahmed : à la croisée des mots et des maux

Date :

Dans la même catégorie

spot_imgspot_img
- Advertisement -

Lounès Hadj-Ahmed occupe une place singulière dans le paysage littéraire contemporain, à la croisée du soin et de l’écriture. Sa double posture de psychiatre et d’écrivain confère à son œuvre une profondeur rare, mêlant expertise clinique et sensibilité littéraire pour explorer les méandres de l’âme humaine avec une acuité remarquable.

Au contact quotidien des souffrances intimes, des silences chargés de sens, des failles invisibles qui sculptent les trajectoires individuelles, Hadj-Ahmed nourrit son écriture d’une immersion profonde dans le réel psychique. Son regard de clinicien, affûté par des années d’écoute et d’analyse, imprègne chaque page d’une attention particulière aux voix intérieures, aux non-dits et aux symptômes porteurs de sens.

Loin d’une littérature purement fictionnelle, son œuvre s’ancre dans une compréhension fine des mécanismes de défense, des processus de résilience et de reconstruction psychique. Ses personnages, jamais caricaturaux, se déploient avec une densité psychologique rare, traduisant un regard profondément humaniste et éthique sur l’existence. Il aborde les thématiques de la folie, du déracinement, de la mémoire traumatique et du clivage identitaire avec subtilité, évitant aussi bien le pathos que la surinterprétation.

Dans L’Exil – Les Gilets jaunes des deux rives, publié en mai 2020, Hadj-Ahmed explore la complexité identitaire de celles et ceux pris entre deux mondes, deux cultures, deux territoires. À travers le personnage d’Aït UNEF, figure à la fois tourmentée et profondément humaine, il met en lumière les tensions psychiques et sociales liées à l’errance, au déracinement et à la perte de repères. L’exil, chez lui, dépasse la simple idée de déplacement géographique : c’est un état d’âme, une fracture intime qui reflète les grandes douleurs contemporaines. En liant cette trajectoire individuelle au mouvement des Gilets jaunes, il tisse un pont entre la souffrance personnelle et les fractures collectives, donnant à son récit une portée à la fois intime et universelle.

Cette articulation entre mémoire collective et souffrance psychique se révèle également avec justesse dans Tifa, raconte-moi ton histoire. Le récit y prend la forme d’une cure symbolique, où la parole devient outil de transmission, et l’écriture, un geste de guérison. À travers ce travail de mémoire, l’auteur montre comment la littérature peut devenir un espace de soin, un lieu de reconstruction où l’on redonne sens à ce qui fut fragmenté, où l’on parvient à nommer l’innommable.

Lounès Hadj-Ahmed tisse ainsi un lien subtil entre la clinique psychiatrique et les dynamiques narratives, entre la science du psychisme et l’art de raconter. Son écriture, empreinte de rigueur professionnelle et d’empathie, fait de lui une voix singulière parmi les auteurs d’origine maghrébine en France. Sa démarche littéraire, profondément éthique, accorde une attention particulière au poids de chaque mot, conscient de son impact sur l’histoire individuelle comme sur la mémoire collective.

Dans cet entretien, il nous donne à voir comment son double regard – celui du psychiatre et de l’écrivain – façonne une œuvre profondément habitée par les failles invisibles, les blessures silencieuses, les mécanismes de défense qui traversent les parcours de vie. Fort de son expérience clinique, il propose une littérature habitée par la résilience, une parole à la fois lucide et réparatrice.

À travers L’Exil et Tifa, il explore avec humanité les tensions identitaires, les effets du déracinement, la mémoire traumatique et les luttes sociales, tout en conférant à ses personnages une intensité émotionnelle rare. Il nous parle de la littérature comme d’un espace de soin, de la parole comme d’un outil de reconstruction, et de l’écriture comme d’un prolongement du geste thérapeutique. En conjuguant exigence littéraire et sens clinique, Lounès Hadj-Ahmed construit une œuvre à la croisée du réel et du récit, profondément humaniste, lucide et nécessaire.

Le Matin d’Algérie : Votre écriture est profondément marquée par votre expérience de psychiatre. Comment cette pratique clinique influence-t-elle votre manière de créer des personnages et de construire vos récits ? 

Lounès Hadj-Ahmed : Ma pratique de la psychiatrie m’a appris, avant toute chose, à rester modeste et lucide face à la complexité humaine. C’est souvent dans les zones d’incertitude que naît l’écriture, comme toute forme d’expression artistique d’ailleurs. Écrire, c’est aussi témoigner d’une époque, d’un espace, d’une société, mais surtout, d’un ressenti intérieur. La psychiatrie se situe au carrefour de plusieurs disciplines : la médecine, la psychologie, la philosophie et la sociologie. Elle impose de ne jamais s’enfermer dans des certitudes. Cette posture de recul, cette distance thérapeutique, je la transpose naturellement dans mon rapport à l’écriture. Créer des personnages, c’est aussi leur offrir une liberté, les laisser évoluer dans leur complexité, sans les juger ni les enfermer. Écrire est pour moi une forme de thérapie personnelle, mais aussi un miroir tendu à nos propres blessures. Et, inévitablement, c’est un acte d’engagement — politique, social, humain. 

Le Matin d’Algérie : Dans L’Exil – Les Gilets jaunes des deux rives, vous explorez la double appartenance culturelle et les tensions identitaires. Peut-on dire que votre roman propose une lecture psychique des fractures sociales contemporaines ? 

Lounès Hadj-Ahmed : Absolument. L’exil, tel qu’il est vécu aujourd’hui, est bien plus qu’un simple déplacement géographique : c’est souvent une tentative d’apaisement intérieur face à des conflits psychiques et sociaux profonds. Les personnages de mon roman sont traversés par cette envie de fuir, de respirer ailleurs, comme si l’ailleurs pouvait panser les blessures de l’ici. L’exil devient alors un mécanisme de survie, mais aussi un symptôme collectif. À travers mon regard de psychiatre, je m’interroge sur les causes de ce phénomène de masse, amplifié par la mondialisation, les réseaux sociaux et l’immédiateté de l’information. Traverser des frontières au péril de sa vie, c’est parfois un équivalent symbolique d’un suicide collectif. Le désir de « changer d’air », souvent formulé comme un espoir, peut aussi être animé par une douleur insupportable. 

Le Matin d’Algérie : Vous accordez une grande attention aux voix intérieures, aux non-dits, aux silences. Pensez-vous que la littérature peut, à sa manière, remplir une fonction thérapeutique ?

Lounès Hadj-Ahmed : Les voix intérieures sont probablement la jonction entre le vécu et le ressenti. Chacun de nous a un seuil d’acceptabilité et de résilience nécessaire à tout processus de restructuration. L’être humain est un acteur économique, social et philosophique. L’aspect culturel a façonné nos sociétés ; cependant, les blessures issues des souffrances cumulées, parfois transgénérationnelles, sont le produit de l’ensemble de ces facteurs.
Les études scientifiques ont démontré que la santé mentale constitue un véritable défi pour nos pouvoirs politiques. Les maladies psychiatriques sont équitablement réparties à travers le monde ; seule leur expression clinique diffère. La souffrance humaine, quant à elle, est universelle.

Le Matin d’Algérie : Le thème de l’exil revient régulièrement dans votre œuvre, à la fois comme expérience personnelle et comme métaphore universelle. Que signifie pour vous « être exilé » aujourd’hui ? 

Lounès Hadj-Ahmed : L’exil est une expérience paradoxale : il est à la fois une échappée nécessaire et une rupture douloureuse. C’est une déchirure avec la terre natale, les souvenirs d’enfance, l’enfance elle-même. Il y a quelque chose de fondamentalement oxymorique dans ce vécu : on quitte pour survivre, mais on laisse derrière une part de soi. Notre époque est marquée par des guerres, des crises économiques, des bouleversements climatiques…

Dans ce contexte, l’homme devient un être en mouvement, cherchant son équilibre, tant matériel que mental. Les migrations ne sont pas seulement le fruit de décisions politiques ou économiques : elles relèvent d’un besoin vital de retrouver un sens à sa vie. Comme le disait si bien Lounis Aït Menguellet, témoin de son temps, chacun a ses raisons. 

Le Matin d’Algérie : Dans Tifa, raconte-moi ton histoire, la parole semble jouer un rôle central, presque cathartique. Quel lien établissez-vous entre la narration et la guérison psychique ? 

Lounès Hadj-Ahmed : Tifa prolonge cette démarche d’écriture qui mêle récit intime et observation sociale. Ce personnage, récurrent dans mes ouvrages, cristallise les contradictions de notre époque et les blessures de mon propre regard. Écrire, pour moi, c’est d’abord un processus de guérison. C’est une parole adressée, un espace de confession, une manière d’éclairer l’obscur.

Dans la tradition chrétienne, on parle de confession ; chez nous, ce rôle revient souvent à l’imam, au marabout ou au sage du village. Le psychiatre, lui, agit à travers la parole, l’écoute, l’empathie — mais selon une démarche rigoureuse et structurée, fondée sur des bases scientifiques. Nous traitons les troubles par la parole, mais aussi, si besoin, par des médicaments. Il ne s’agit pas seulement de calmer les symptômes, mais de comprendre ce qui se joue au plus profond de l’individu. En ce sens, la narration est un acte de soin. 

Le Matin d’Algérie : Votre écriture évite le pathos tout en restant profondément empathique. Comment parvenez-vous à maintenir cet équilibre entre analyse et émotion, distance et engagement ? 

Lounès Hadj-Ahmed : Je pense que cela tient à ma manière d’écrire : je ne cherche ni à convaincre ni à émouvoir de manière forcée. J’écris dans une sorte de symbiose entre ce que je ressens et ce que je veux transmettre. Il y a une part de moi dans chaque mot, chaque silence. L’équilibre vient souvent lors de la relecture. C’est à ce moment-là que je mesure la distance nécessaire. Écrire, c’est toujours s’exposer à l’autre, mais aussi accepter d’être interprété différemment. Chaque lecteur fait sa propre lecture, et c’est ce qui me touche le plus dans l’acte d’écrire : cette rencontre imprévisible entre le texte et l’autre. 

Le Matin d’Algérie : Avez-vous des projets en cours ou à venir ? 

Lounès Hadj-Ahmed : Oui, je poursuis l’aventure de Tifa, qui m’accompagne comme un fil rouge à travers ces temps troublés. Elle continue d’évoluer, de me surprendre, et de porter en elle les échos d’un monde en mutation.

Le Matin d’Algérie : Un dernier mot peut-être ?

Lounès Hadj-Ahmed : Mes récits sont comme un tableau récapitulatif des vécus de notre société, une société qui a traversé des guerres, des traumatismes, et subi des invasions qui ont marqué à jamais la mémoire collective. Le traumatisme post-conflictuel reste, encore aujourd’hui, d’une brûlante actualité.

Entretien réalisé par Brahim Saci

Dans la même catégorie

Dernières actualités

spot_img

LAISSEZ UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici