Mercredi 13 janvier 2021
Lounis Aït Menguellet revisité : « Amusnaw », l’érudit
Crédit photo : Hayet Aït Menguellet
Au-delà de son étendue phonologique, à nulle autre pareille (*), ce qu’il y a d’extraordinaire dans la langue kabyle c’est l’éventail de significations qu’un seul mot peut véhiculer.
C’est peut-être bien pour cela que Lounis Aït Menguellet a choisi comme éponyme à l’album de 1993 « Awal ». Ce qui peut tout autant signifier : mot(s), expression(s), rhétorique(s), phraséologie(s), bavardage(s), etc., aux singuliers comme aux pluriels.
À cet égard, les sept titres de l’œuvre cadrent bien dans la rubrique « Awal ». Même si une chanson en porte le titre, elle n’est pas exclusive de la loquacité et du bon sens du terroir.
Dans son « Awal » maître Lounis énonce « taqbaylit maçi yiwet ay ahviv, kul yiwen taqbaylit is ». Ce qui, mot à mot, se traduit par « le kabyle n’est pas unique, chacun son kabyle ». Il ne s’agit pas de langue mais d’éloquences diverses.
D’ailleurs, quand un Kabyle dit d’un autre « ye’smeslay taqbaylit » cela ne veut pas dire « il parle kabyle ». Ce qui serait une évidence, voire une redondance, mais « il possède une certaine rhétorique ». Et, de la rhétorique, il y en a à foison dans « Awal ». Pour exemple « Amusnaw », le titre que nous avons choisi de vous traduire.
« Amusnaw », l’Érudit
Si côtoyer plus instruit se pouvait
Nous ferions tout pour l’imiter
Puisqu’entre profanes
Nul ne peut élever l’autre.
Si j’étais érudit
Celui qui pleure où qu’il soit
Par mes rêves je l’envouterais
Il s’esclafferait aux éclats.
J’effacerais jusqu’à son nom
Celui qui répand l’abattement
Je le convertirais en espoir
Tout un chacun aura sa part.
La langue fourchue où qu’elle soit
Avant qu’elle ne prononce un mot
Je dulcifierais sa parole
Qu’elle exprimera en poésie.
Je ferais couler un ruisseau
Chaque arbre en sera arrosé
De paix le pays sera boisé
Et tout tourment effacé.
Mais comme je ne suis pas érudit
Mes yeux se contentent d’admirer
Mes rêves je les bride à l’intérieur
Pour faire patienter mon cœur.
Nous savons l’espoir perdu
On ne sait comment le rattraper
À force de l’avoir répugné il a détalé
Abandonné dans un coin il s’est figé.
La langue fourchue fait des siennes
Face à elle nos silences
Quiconque devient son allié
Ses chemins lui sont facilités.
De partout nous sommes coincés
Nous rajoutons de l’huile sur le feu
La paix dans le brasier s’est consumée
Restent les cendres pour nous maculer.
Si j’étais érudit
Quand les frères se séparent
J’inviterais mes saintes-auspices
Pour les unir à nouveau.
Tout ce que les joutes auront brisé
J’en recollerais les morceaux par la paix
La blessure que par les mots je panserai
De son sommeil se lèvera apaisée.
Celui qui ne s’intéresse qu’à sa personne
Sur Terre nul ne lui fait de la peine
Je dissiperai la brume de sa vue
Aux autres il tendra la main.
Nous déclinons quand elle rapplique
L’iniquité qui incite les colères
Je la couvrirai de monts de Justice
Et de sagesse qui ordonne les temps.
Mais comme je ne suis pas érudit
Mes angoisses devancent la parole
Ma sincérité s’en trouve déroutée
Même si la fraternité m’appelle.
En nous la joute a élu domicile
Rien ne se fait sans elle
Elle a délogé la sérénité
Qui n’a plus droit de cité.
Chacun ne s’intéresse qu’à sa personne
Nul ne protège l’autre
Celui qu’il trouve sur son chemin
Il l’écrase s’il ne s’écarte.
La grandeur est la soif du pouvoir
Elle occupe chaque cerveau
Le puissant aura son nom au firmament
Les autres ploieront sous les tourments.
Mais comme je suis érudit
Lignée je changerai ta destinée
Dans mon sommeil Dieu m’apparaîtra
Il me dira : de tes oignons occupe-toi.
Kacem Madani
(*) https://www.lematindz.net/news/3339-notre-langue-qui-derange-tant.html