C’est un philosophe grand public, habitué aux plateaux télé et aux essais à succès, qui se penche ici sur un sujet devenu inévitable : l’intelligence artificielle. Mais loin des raccourcis simplistes, Luc Ferry tente dans IA : grand remplacement ou complémentarité ? de replacer le débat sur un plan plus vaste : celui de notre avenir collectif, entre promesse technologique et crise de sens.
Depuis la défaite symbolique de Kasparov face à Deep Blue en 1997, jusqu’à l’irruption brutale des LLM (modèles de langage géants) dans nos vies quotidiennes, Ferry raconte une mutation accélérée. Celle d’un monde où les machines, non seulement exécutent, mais apprennent, produisent, dialoguent, créent. Et peut-être, demain, décident.
Un basculement anthropologique
Le mérite du livre est là : poser les bonnes questions, sans céder ni à la panique technophobe ni au fantasme transhumaniste. Ferry ne voit pas dans l’IA un démon ou un dieu, mais un défi à hauteur d’homme. Il décline son enquête en sept grandes questions : des performances inattendues des IA à la possibilité d’entreprises sans salariés, en passant par la créativité algorithmique, la conscience artificielle, les promesses d’immortalité numérique, les nécessités de régulation, et surtout cette interrogation centrale : quelle complémentarité possible entre humains et machines ?
L’ancien ministre de l’Éducation nationale n’a pas oublié ses talents de pédagogue. Le style est fluide, accessible, nourri d’exemples, de lectures, de dialogues avec des chercheurs. L’intention est claire : vulgariser sans simplifier. Et rappeler que derrière la technologie, il y a toujours des choix politiques, éthiques, civilisationnels.
Mais à quel monde s’adresse ce livre ?
Si l’on peut saluer cette volonté d’élargir le débat, on ne peut ignorer ce que le livre passe sous silence. Car l’IA n’est pas neutre : elle s’inscrit dans un ordre mondial inégalitaire. Le propos reste largement occidental, élitiste, coupé des réalités vécues dans les Suds. Quid des impacts sur les économies dépendantes, sur les sociétés où le numérique arrive sans infrastructures, sans souveraineté technologique ? Ferry cite OpenAI et Elon Musk, mais pas une ligne sur les rapports de force Nord/Sud que l’automatisation aggrave déjà.
Dans les pays du Sud global, où l’emploi informel reste majoritaire, où l’accès aux données est limité, où les politiques publiques sont souvent dictées de l’extérieur, l’IA risque de renforcer des formes inédites de domination — une colonisation algorithmique, pourrait-on dire, si l’on veut nommer les choses. Ce chantier reste à ouvrir, et l’auteur, trop centré sur les dilemmes des classes dirigeantes occidentales, passe à côté.
Un livre utile malgré tout
Malgré ses angles morts, IA : grand remplacement ou complémentarité ? a le mérite d’alerter sans hurler. Il ouvre des pistes, souligne les urgences, rappelle que la technologie n’est jamais une fin en soi. Luc Ferry appelle à un sursaut politique. Et sur ce point, difficile de lui donner tort : les États, en particulier européens, semblent courir après une révolution qui les dépasse.
Reste à espérer qu’en Algérie comme ailleurs, cette révolution ne se fera pas sans débats démocratiques, ni sans conscience critique. Car l’IA, à l’image de toute invention humaine, ne promet rien. Elle impose simplement de choisir.
Djamal Guettala
« IA : grand remplacement ou complémentarité ? », Luc Ferry, paru le 15 janvier 2025