AccueilIdéeL’utopie algérienne : de l’"Algé-rien" à l’"Algé-rit" 

L’utopie algérienne : de l’ »Algé-rien » à l’ »Algé-rit » 

TRIBUNE

L’utopie algérienne : de l’ »Algé-rien » à l’ »Algé-rit » 

«L’avenir est ce lieu qui n’existe pas encore, mais que l’on configure dans un espace mental » Felwine Sarr.

Malgré les menaces, la poudre aux yeux, les replâtrages de circonstances, les voltes faces, les cris d’orfraie censés remonter le mot-râle et les revirements abscons de la part du pouvoir, les vendredis se succèdent, montrent  et démontrent que le réveil algérien est irréversible. L’humour et la dérision qui les accompagnent transforment la gravité de la situation en soutenable légèreté de l’être. 

Avec la régularité d’un métronome, les marcheurs dont les divisions relégués au second plan pour un laps de temps, résolus à éc-rire une nouvelle page de l’Algérie libre, scandent la vérité horizontale à la barbe des oligarques. Tantôt ils adoptent un ton grave et mettent les poings sur les i, tantôt ils donnent libre cours à leur raillerie, ils inversent les points et du coup les i  s’exclament ! Ceux qui veulent servir le pays opposés à ceux qui désirent lui survivre, proclament à gorge déployée que la raison du plus fort n’est jamais la meilleure, nous l’avons vu et vécu tout à l’heure, et que désormais les faibles, les peureux, les frileux, les hésitants, les timides, les taiseux… depuis la nudité du tsar préfèrent avoir raison avec le peuple que de se tromper avec le pouvoir, voire quitte à se tremper avec le peuple que d’être dans le réseau du pouvoir, car les erreurs du peuple quand elles ne sont pas naïves, elles exhalent une bonne foi tandis que l’aveuglement du régime mène au désastre. 

Le curseur des revendications à situer là où le bât blesse, tout comme la lettre b ou a, un clin d’œil au  béni-oui-oui, ne peut expier l’alphabet du mal, l’éradication de tout le chapelet mal-saint, difficilement réalisable, s’avère insuffisant pour guérir l’Algérie de ses maux, car au-delà des symboles, le problème se situe dans les liaisons dangereuses qui rongent la société algérienne de part en part. Le mal visible a pris racine dans les soubassements des pratiques sociales et les infrastructures mentales. 

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Avant de procéder à l’analyse, par souci de clarté, il est important de comprendre le mot utopie, non pas comme une cité imaginaire sans défaut ou un idéal inaccessible, mais  dans son sens étymologique, donné par Thomas More, c’est-à-dire un mot composé de ou et topos qui signifie sans lieu, nulle part, pas de lieu pour…« une présence absente, une réalité irréelle, un ailleurs nostalgique, une altérité sans identification ». L’utopie conduit à tous les paradoxes transposables à l’Algérie : un roi sans peuple, un peuple pauvre dans un pays riche, une cité sans citoyens, les poules meurent de soif alors qu’il pleut des cordes, l’envers devient l’endroit, un burnous inversé : le pan sur la tête, la capuche aux pieds, et j’ouvre ainsi les suspensions à l’imagination du lecteur pour mettre l’exemple qui lui convient… 

L’Algérie comme l’envers du bien et l’endroit du mal

Historiquement parlant, on entame l’indépendance comme si le positif était déjà acquis.  L’idéal  était une  œuvre accomplie, close  loin derrière nous et le négatif seul nous restait à faire, dirait-on que la phrase prémonitoire de Kafka, « Il reste à faire le négatif, le positif nous est déjà donné » est écrite rien que pour résumer notre chemin parcouru. Depuis, l’algérien perd sa présomption d’innocence et ceux qui décident de son sort, n’ont de cesse de dérouler son  procès.

Les desseins, les choix et les actions débouchent sur l’étau de la négativité au point que l’étendue d’un continent devient si étroite à ne plus supporter les pulsations de l’espoir.  Les parcours empruntés et les efforts déployés concourent à déconstruire l’Algérie comme endroit et à défaire l’algérien comme être positif.  

L’Algérie n’est plus un endroit où on réussit, mais une trappe dont on se sauve. Ne dit-on pas dans le discours populaire de celui qui sort sa tête de l’eau qu’il s’est sauvé ! Le mot sauver remplace celui de réussir dans la bouche des gens car, il exprime mieux la réalité de ceux qui naissent par césarienne et aussitôt s’engluent dans des rets interminables. 

L’Algérie est ainsi transformée au fur et à mesure en non-lieu, où tout est impossible. Elle est un non-lieu pour les valeurs, la vertu, le bon, le beau, les compétences, le travail, le perfectionnement, la liberté, les droits, la vérité, l’honnêteté, la créativité, la propreté, l’espoir et même le rire… A celui qui est compétent, intelligent, inventeur, éduqué… ou à celui qui revendique tout simplement ses droits on lui dit souvent que l’Algérie n’est pas un lieu pour toi.  Ta place est ailleurs. Sur un ton ironique, on l’exhorte à partir ou à descendre des nuages pour garder les pieds sur terre, l’envers à vrai dire. Pour celui qui tombe si bas dans l’indignité, rien de grave !

Dans l’imaginaire collectif, l’Algérie est une carte blanche permettant, justifiant, favorisant et cautionnant toute sorte d’ignominie, de turpitudes, de corruption, de paresse, de médiocrité… L’Algérie rime avec bricolage, tout ce qui est mauvais, devrait y trouve sa place. Le non-lieu est incompatible avec l’effort, le progrès voire même il est un frein inhibant  la créativité, en revanche il pardonne tous les péchés. Comme si la difformité n’avait pas de limite, le vice est coiffé de la couronne « normal », l’un des mots les plus employés en Algérie plutôt l’un des maux les plus commis pour que l’envers devienne la règle et l’endroit l’inconduite. Réglé ruhek, n’réglik, régularisez votre situation, je vous régularise, sont des refrains chantés partout où il est susceptible de soutirer de l’argent. Les semsars, dans toutes les sphères et en tout temps, à l’affût des fragilités humaines confrontées à l’obstruction des voies de la justice, proposent des arrangements parallèles.

La régularisation n’a rien de justice, détrompons-nous, en Algérie la vérité ne se prend pas au mot. Dans un pays rongé par la déliquescence des valeurs morales,  la corruption est érigée en règle et la personne demeure dans la marge tant qu’il n’y a pas mordu. Le dictionnaire populaire se moque du Robert et de Larousse, le bâtard ne signifie pas toujours hybride ou illégitime, mais souvent un malin dont on envie les ruses, celui qui se faufile à travers les mailles du filet et sait tirer son épingle du jeu. Il est presque un modèle à suivre. 

Tandis que le fils de famille, nourri de bonne foi, éreinté par le coup de la vie, écrasé par ses principes anachroniques, il reçoit les fouets des fins de mois en plein visage. Mesquine, pauvre lui est collé au dos comme une épithète adhésive, non pas qu’il l’est réellement, mais parce qu’il est surtout la risée de la société atteinte dans sa faculté de jugement et dans son esprit critique. L’entendement algérien gavé par des discours religieux et politique médiocres et avec des épopées révolutionnaires est réfractaire à la rationalité.     

Le statu quo se transforme en stabilité bénie comme un don divin.  Se taire ou caresser dans le sens du poil fait figure de sagesse tandis que les enfants dont la bouche accouche de la vérité que seule le courage ose douloureusement  mettre bas doivent être placés sous tutelle de l’Etat honteux, car considérés comme ontologiquement  égarés. Pourtant, la guerre de libération dont on trait encore démesurément gloire et légitimité était aussi une lutte contre le droit d’aînesse et le culte de la personnalité. Jeunes, les architectes de la révolution se sont libéré du poids écrasant de la gérontocratie et du fatalisme sacré pour affronter la force coloniale. Maintenant que le silence est jugé coupable nous n’avons d’autre choix que de cultiver le doute, la sagesse est désormais suspecte. 

L’exemple de passage de frontières entre le chaos et l’ordre, choisi  parmi nombreux arguments est très révélateur. On parle de la fuite des cerveaux pour désigner les diplômés algériens qui s’expatrient. Ceux-ci quand bien même leur formation serait boiteuse, ils sont communément admis comme des Cerveaux. Leur départ, mis en lumière par les médias, est une loupe grossissant l’Algérie comme désordre. Bien qu’on regrette timidement leur perte, on ne  critique pas leur choix. Tout le monde est convaincu qu’ils ont pris la bonne décision voire on les envie. Le discrédit est jeté plutôt sur l’Algérie qui n’a pas su les garder. Leur génie est dû davantage à leur émigration qu’à leur niveau universitaire tout juste moyen. En effet, ils sont souvent des étudiants dont le projet est au diapason avec l’engouement populaire pour l’étranger.

De ceux qui reviennent, des « lumières » aux « ténèbres », formés dans les pays développés, au sein des universités prestigieuses, on ne dit presque rien. Ils sont simplement diplômés. Contrairement au discours officiel qui stipule que le pays a besoin d’eux, ils ne sont pas bien accueillis. Comme s’ils prenaient la route à contre sens, il est irrationnel de revenir alors que les têtes émigrent. Leur retour, compliqué, car ils sont empêtrés dans un bourbier bureaucratique et dans l’engrenage des équivalences, est perçu comme un échec. En outre, ils sont doublement dérangeants. Revenir en Algérie heurte ceux qui suspendent leur vie au fil ténu des rêves d’ailleurs. Rentrer équivaut à rebrousser chemin de la raison. Sur le terrain, la présence des revenants nourrie de rigueur et d’exigence perturbe ceux qui sont enclins à naviguer dans des eaux troubles de la médiocrité et de la corruption. 

Quitter l’ordre et revenir dans le chaos résonne comme une dissonance au bon sens et par conséquent ceux qui ont pris ce chemin, inverse, sont assaillis de rafales de questions  « pourquoi es-tu revenu ? Tu n’as rien à faire ici, pourquoi n’es-tu pas resté à l’étranger ? Tu as pris une mauvaise décision ! ». Au regard des algériens, ils sont décrédibilisés car pour eux, revenir n’est jamais un choix, mais une contrainte à défaut de trouver sa place ailleurs… Les bons partent et restent là-bas, à l’endroit, et les mauvais reviennent dans l’envers c’est pourquoi revenir doit sans cesse se justifier tandis que partir est une évidence. L’Algérie est un chaos qu’on fuit et non pas un lieu possible où on revient.

Le fossé entre ces antipodes est si béant que pour nombreux algériens il est préférable de trimer dans l’endroit que de travailler comme cadre dans l’envers. Comment sommes-nous arrivés à l’altération du sens et de l’essence pour que le retour au bercail soit une malédiction ? 

L’ère bouteflika parachève l’œuvre de la négativité en poussant le non-lieu à son paroxysme. L’Algérie est une machine à sou pour une minorité et une salle d’attente pour le reste de la population. Les non-lieux se multiplient et se généralisent à tous les secteurs : justice, santé, travail, école, université… On croupît dans des cellules pour des délits d’opinion, tandis que les véreux font leur loi ou bénéficient des non-lieux. Les hauts responsables se soignent, font accoucher leurs femmes et meurent  dans des CHU occidentaux, tandis que le malade lambda s’estime heureux, quand, à l’aide des interventions, il trouve une place dans les mouroirs et les pavillons des cancéreux. Les enfants des indignement riches se forment dans le lycée Descartes et dans de grandes universités étrangères, alors que dans nos écoles d’obédience de la médiocrité, les élèves cogitent sur le sexe des anges ! L’université vidée de sa vocation, est un enclos où on retient les jeunes pour qu’ils découvrent le plus tard possible la rudesse de la vie quotidienne. La liste des non-lieux remplissent les annales. En somme, l’Algérie est devenue l’envers du bien et l’endroit du mal. 

Se construire une mythologie pour une meilleure prise sur le présent 

Puisque nous n’avons pas de lieu nous n’avons que faire du présent… Le drame de l’idéal disparu attise la quête des origines. Le recours au parangon, source de toute légitimité, non troublé par les alluvions du temps, compte nombreux adeptes. Certains font table rase de la culture et de la civilisation, plongent dans l’aube de l’islam quand les humains crus  infaillibles, vivaient parmi les anges. L’Algérie est le lieu des mosquées où les imams ressassent les discours moyenâgeux. La croyance vidée de l’intériorité est vouée au culte de l’apparence. L’importance donnée à la tenue vestimentaire dite islamique, la multiplication de lieux de culte, l’observation obsessionnelle du rituel, participe de cette tyrannie.

La forme étouffe la substance, le signifiant écrase le signifié. La religion est omniprésente alors que la foi est diluée dans la société liquide. Elle s’est détournée du présent et des enjeux de la modernité.  Quand elle ne mythifie pas le passé, elle se transforme en système de calcul digne de sécurité sociale, elle exhorte les pratiquants à cotiser pour le paradis comme on cotise pour sa retraite. Entre le passé non relié à la réalité et l’au-delà matérialisé pour satisfaire le consumérisme spirituel, il y a un vide, l’absence de l’homme.  Encore un non-lieu où celui-ci vit sa deuxième chute, du paradis sur terre, de la terre à l’abîme.  

Les derviches tourneurs des zaouïas ne savent plus sur quel pied danser ni à quel saint se vouer. Ils sont éblouis par de fausses illuminations et leur boussole a perdu le Nour. Comme ironie du sort, ils se hâtent d’offrir le sceptre royal à celui qui les gratifie d’une faveur éphémère.     

D’autres se croient baroudeurs a posteriori, tirent leur gloire infaillible et éternelle du bruit des canons qu’ils n’ont jamais fait retentir. Le passé guerrier,  quand le pays était le lieu de pèlerinage des révolutionnaires, indûment approprié, couvre toutes les dérives actuelles. Les  ogres ont détourné le soleil de l’indépendance et spolié le peuple de son histoire, de sa mémoire, de son avenir et bien sûr de son lieu, non pas comme espace physique car l’Algérie est aussi vaste qu’un continent, mais comme territoire bâtissable. La fièvre mythologique s’empare également des chachnaqiens qui creusent encore plus profond dans les entrailles de l’histoire et  reniflent un relent identitaire dans les miasmes des momies. L’identité pensée sous le prisme de l’antériorité et de l’autochtonie est une démarche inféconde. Elle se transforme vite en piège se refermant sur l’individu et la communauté. En revanche elle doit être questionnée sur ses capacités à se frotter aux autres et à s’enrichir d’eux sans qu’elle ne soit phagocytée. Aujourd’hui, hélas nous constatons que la langue kabyle est à chaque fois recalée au test de l’urbanité. Marquée par le sceau de l’oralité, elle est acculée dans ses retranchements ruraux malgré nombreuses avancées. 

Thamourth comme Talisman 

L’Algérie vidée de tout idéal à construire pour lequel, pourtant des centaines de milliers se sont sacrifiés, elle est une construction émotionnelle glorifiée pendant les occasions propices à l’effusion sentimentale. L’attachement affectif exhibé le soir de la victoire de l’équipe nationale s’effrite  le lendemain, aussitôt confronté à la réalité rocheuse, quand on s’aperçoit de la supercherie de la carte chifa, qui ne couvre que des miettes des actes médicaux très couteux… Quand on l’a quitte, sur un fond de nostalgie, elle devient Thamourth, le lieu par excellence, le sujet de prédilection entre algériens, et l’ailleurs idéalisé pour  lequel on s’est aventuré une sorte de flottement où on perd aisément ses repères. A peine on remet ses pieds à l’aéroport d’Alger, une vitrine montrant de manière flagrante que le pays fonctionne anarchiquement, selon le principe de faveur et non de droit, certains passagers disciplinés à l’étranger se dépêchent d’allumer des cigarettes pour se mettre au diapason avec les volutes de fumée défiant les pancartes d’interdiction.  Ici le mal est permis et les passe-droits expriment la force plutôt que l’indiscipline. Les vacances sont terminées, chacun avec son lot de désagréments et de déceptions jure de ne plus jamais revenir au pays, mais voilà quelques semaines après le retour au pays d’accueil, les gerçures de l’âme se réveillent, la dureté de la vie en exil (solitude, froid, chômage…) récidive et attaque l’émigré/l’immigré dans son amour propre. C’est à ce moment-là que thamourth se profile à l’horizon comme une recette de grand-mère  pour panser les blessures récurrentes.  

La figure de l’ennemi

A défaut d’être  constructible pour elle-même, d’ailleurs elle ne l’a jamais été, car, elle n’est pas un lieu, l’Algérie est du moins passionnellement défendable contre toute menace réelle et imaginaire ou lors des compétitions sportives. Sa défense est toujours faite dans la violence sous toutes ses formes car elle est dirigée contre quelqu’un ou contre quelque chose. Les forces occultes l’ont bien compris, à chaque fois qu’une situation risque de leur échapper, à  chaque crise on convoque l’ennemi et on brandit sa menace. L’ennemi est une arme redoutable voire fatale. Il clive les groupes, discrédite les causes et les personnes, il aiguillonne l’esprit grégaire et dresse la horde sous l’emprise des mécanismes archaïques. Il est tantôt l’étranger indéfini, tantôt l’ancienne puissance coloniale, par extension l’Occident, le juif invisible, les laïcs, les démocrates parfois le harki obscur ou un opposant accusé à tort de travailler pour le compte des forces extérieures… Le kabyle, dans l’œil du cyclone, remplit parfaitement les conditions de l’ennemi de l’intérieur. Il est sollicité et admiré pour son courage,  l’exotisme de sa culture et pour les services loyalement rendus, et soupçonné et rejeté pour sa différence linguistique.

A l’affût, les griots louangeurs de indjazat fakhamatoutou, les héritiers du baâthisme et de la mouvance rétrograde de l’islam ne ratent aucune occasion pour le stigmatiser.  S’il boit il est impie, s’il parle Français il est du hizb frança (parti de la France), si l’un des Kabyles affiche son athéisme c’est toute la communauté qui est accusée de renégat. Son appartenance millénaire à l’islam est sujette à caution. La différence linguistique est une circonstance aggravante, elle grossit tout écart du chemin tracé, pourtant ce modèle de conformiste exalté dans les discours pompeux, est si éclaté  et inexistant dans la réalité, néanmoins il demeure un stéréotype foudroyant. Alors qu’ils offrent gracieusement à l’arabe l’illusion des circonstances atténuantes. Sacralisée, l’arabité se veut un substitut de religion, dispense nombreux  locuteurs natifs de pratique religieuse. Pourtant l’un et l’autre subissent dans leur chair l’Algérie comme un mal camusien. Frondeurs, ils sont matés sans distinction.  Dans le regard des joueurs perfides avides de pouvoir, ils ne sont que pions sur l’échiquier, manœuvrés au gré des appétences.  

La culture amazighe en générale, kabyle en particulier est admise comme objet folklorique, un sous produit de la culture arabe, est réprimée comme support de revendications. Tout comme l’Algérie est frappée par la malédiction du non-lieu, la revendication identitaire souffre du non-temps. Comme si le dieu Chronos, Father Time, ne l’avait pas inscrite dans son sablier temporel, depuis toujours, aucune date n’est propice à son expression. Les prétextes sont multiples, mais la vérité est une : l’identité berbère est perçue comme la pièce dérangeante du puzzle de l’unité nationale tronquée de ses divers constituants.   Le kabyle est mis dans un moule désuet afin d’étouffer sa différence. Il lui y est difficile de se mouvoir sans s’attirer les foudres de la suspicion.

Dans des moments de crise, l’ennemi est un sujet de diversion efficace et un exutoire de la haine.  Il est parfois, osons l’expression, un objet homéopathique. Rien de plus efficace que le mal pour combattre son semblable. L’ennemi n’est pas un concept importé, mais puisé dans le réservoir socioculturel local. Il n’est autre que le frère, le cousin, le voisin, l’ami d’hier ou de demain, le village ou la tribu voisine… Il est souvent le visage de la différence non digérée et de la jalousie inavouée. Le traitre n’est pas forcément celui qui trahit, mais il est souvent la personne qui s’affranchit de la ligne de pensée imposée. On vous accuse de trahison dès que vous refusez de gober les insanités de la communauté de destin.

Contrairement aux apparences, l’ennemi n’est pas toujours  négatif, ni dangereux, il est plutôt dans nombreux cas utile et positif. Il est l’un des quatre constituants de la personnalité algérienne, surtout masculine, avec l’honneur, la vengeance et la virilité. Il structure l’organisation sociale dans la vie quotidienne. Il est tantôt un garde-fou montrant les ornières à respecter pour ne pas s’écarter du droit chemin, tantôt fédérateur et  stimulateur d’énergie, régulant les pratiques et les poussant même au-delà des seuils raisonnables pour clouer le bec des gens envieux. L’ennemi déforme l’expression des pratiques sociales. N’étaient les ennemis, nombreux se comporteraient autrement, certains donneraient libre cours à leurs tentations, d’autres mettraient davantage d’eau dans leur vin. L’ennemi s’avère ainsi un analyseur fécond à prendre en considération dans l’analyse des pratiques sociales. Sa négligence fera perdre l’essentiel, le sens primaire des actes, à l’observateur non averti.   

Dans la société kabyle la figure de l’ennemi est entretenue comme un feu sacré. Chaque personne crée  l’ennemi à son image. Sans celui-ci, l’homme est fade et lisse car l’importance de l’homme Argaz se mesure par le poids de ses ennemis.  A titre d’exemple, la chanson kabyle comme témoin et révélateur de l’inconscient collectif est riche d’exemples, l’ennemi est cité quasiment par tous les chanteurs et dans tous les cas de figures. L’ennemi est omniprésent, à l’extérieur, à l’intérieur, dans la réalité, dans l’imaginaire, les poèmes, les proverbes,  les rêves, au point qu’il devient persécuteur. Il est le miroir, la mesure à l’aune de laquelle on apprécie l’action et on ajuste le comportement. Sur l’échelle des valeurs, l’homme dépourvu d’ennemis est assimilé à une femme sans prétendants. Fades, l’un comme l’autre sont frappés de disgrâce.  

Le peuple algérien surmonte les divisions et construit sa révolution tant que la menace persiste. Jusqu’au déclenchement du mouvement du 22 février,  les algériens se conduisaient comme un peuple-pompier. Celui-ci agissait dans l’urgence. Il faisait ce qu’il pouvait et non ce qu’il voulait. L’ambivalence est son point faible.  L’Algérien  s’empresse de serrer le poing pour te fracasser les dents en cas de dispute et t’irriguer de sang, si un jour, souffrant, tu as besoin d’une transfusion sanguine.  Il est à la fois bâtisseur et destructeur… Sous l’effet des émotions et du mimétisme, il est capable de faire des miracles, en revanche la construction nécessite la persévérance, la connaissance, la patience, l’amour, l’art et l’abnégation du jardinier.  Sa maturité sera mise à  rude épreuve, au premier test inédit de toute son histoire.

Après la disparition réelle et symbolique de l’ennemi, l’Algérie sera-t-elle si intériorisée comme endroit pour qu’elle soit construite que pour elle-même. Serons- nous assez mur pour bâtir l’Algérie dans ses moindres recoins et sur le long terme, loin de l’épée de l’ennemi ? L’Algérien doit regarder le monde et scruter ses moindres mouvements, mais il n’est ni occidental ni oriental, à chaque fois qu’une crise agite la terre sous ses pieds, l’amazighité montre avec éloquence au balancier affolé son point d’équilibre.

Aujourd’hui, 9 mois après le déclenchement du mouvement, comme si nous tournions  toujours en rond, tant les immenses mobilisations ne débouchent toujours pas sur les résultats escomptés, mais ne perdons pas espoir, nous avons toutes les raisons de croire à l’enfant endormi pour peu que la vache n’accouche pas de hérisson. Le spectre des élections malpropres est de nouveau jeté comme un os sur la voie publique, les vassaux se le croquent  tel un chancre et à belles dents, en revanche les braves s’opposent au festin des crocodiles. Le système à bout de souffle, mais toujours debout, tente de se recycler, il impose la déchéance électorale contre la volonté du peuple  pour s’arroger encore et encore le droit de cuissage sur thamourth (Albilad wal Îbad) tourmentée depuis fort longtemps. 

Toutefois il est prudent de nuancer l’évaluation et de lire les données dans leur contexte. Il y a toute juste 9 mois personne n’aurait parié ni sur le réveil de la population ni sur le renversement du président sanctifié. Sans minimiser les nombreuses victoires de la jeunesse, néanmoins, à mon sens le plus grand exploit, peut-être le seul,  de cette génération est de se représenter l’Algérie comme  lieu du possible et possiblement un lieu de l’en-droit. Au-delà des slogans à la fois ingénieux et revendicatifs, les mots de ce jeune résume parfaitement la naissance de l’espoir : « j’ai embrassé ma mère et m’apprêtais à partir rejoindre d’autres horizons sur une barque de fortune, comme le mouvement a commencé j’y suis resté et me voici en train de manifester ». Rien ne peut se faire dans l’utopie, le lieu est un préalable indiscutable pour toute construction future.   

L’immense mobilisation  le jour du premier novembre 2019 (qui dépasse de loin celle du 5 juillet 2019), avec toute la rhétorique déployée met l’accent sur le recommencement et l’inachèvement du processus historique et non sur le faux-semblant de l’aboutissement. Elle inscrit, de ce fait,  le combat actuel dans le prolongement du premier novembre 54 en vue de la réappropriation du lieu de vie et de mémoire, perdu aussitôt gagné le 5 juillet 1962. 

Après avoir raté un rendez-vous économique long d’environ 15 ans, nous sommes au carrefour de l’histoire, devant nous un grand panneau indiquant toutes directions mêmes les plus insensées et  dangereuses. Les trois horloges mythiques à Bab El Oued mesurant les tensions artérielles, annoncent l’imminence de minuit.

Entre la renaissance et la tragédie il n’y a qu’un battement de trotteuse. La nuit appelle aux incantations pour exorciser les démons. Laissons les catas derrière nous pour s’accrocher aux strophes. J’ai appris dans les vers du poète, Hölderlin, mi fou mi prophète que, là où est le danger croît ce qui sauve,  tant que  l’Algérie demeure l’Endroit dans le cœur et le comportement  de chacun, l’espoir nous est permis, mais pas l’erreur, et moi j’ose croire qu’un poète ne déçoit personne. Quand les rivières déclament la vérité torrentielle, les digues courbent l’échine. Qu’après la frénésie des ronds points on in-augure une ligne droite avec une majuscule pour que les bougies traversent les tempêtes sans trébucher et que nos enfants aient d’autres hymnes à chanter que de pérorer nos erreurs. 

Auteur
Khalil Aït Merach

 




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