Lundi 25 juin 2018
Matoub Lounès : ce Verbe irrégulier
« …comme les concepts universaux, les mélodies sont…un abstractum de la réalité. » Nietzsche, La naissance de la tragédie, Paris, Librairie Générale Française, 2013, p. 199.
Introduction : Le troubadour a-t-il fauté ?
Quel poème aurait-il la chance de délivrer la popularité de son isme idéologique pour redonner au peuple sa projection mythologique ?
Il y a vingt ans disparaissait le chantre de la chanson berbère, Matoub Lounès. Sa disparition marque l’entrée de l’idéologie libérale dans le champ politique. La démission des masses de l’acte politique prend des allures conservatrices et libérales. Conservatrices parce que la femme a cessé d’avoir des défenseurs en dehors des féministes techno-bourgeois(e)s. Libérales, car la poésie a cessé d’être l’émanation de la jonction du politique avec les impératifs éthiques.
A quels sens nous donnent accès les textes de Matoub Lounès ?
1- Que faire de l’appel du Ciel ?
La résistance n’a pas eu de nom conventionnel. Résister, ce serait déraper vers la dialectique pour donner au dialogisme ses assonances formelles. Matoub ne disait pas être le porte-parole du peuple, mais des militants démarqués idéologiquement. Lutter contre les maux non désignés, ce n’est forcément tomber ni dans les fosses idéologiques immorales ni dans les grilles théoriques dites scientifiques. Dans la résistance que menait Matoub, c’étaient les réconciliations historiques des discours narratifs avec les récits historiques : le je se mue en statut par lequel les grammaires cessent d’être les instances validantes de l’acte dictif. Autrement dit, Matoub bouscule l’ordre poétique pour donner la parole aux peuples inconnus, aux peuples au statut inconnu. Le poète puise dans la conscience collective pour faire sentir aux masses un narcissisme fécond qui se sent dans les espaces temporels historiques fluorescents. Matoub fait de l’élévation spirituelle (mission essentielle de l’art) quand le peuple (moment de communion des psychés rigides) sent le devoir de se regarder dans le miroir artificiel qu’est le temps passionnel. Ce temps durcit les conditions de conscience historique pour les peuples qui se sentent en devoir de se positionner dans « l’arène des civilisations ». L’entre-guillemets est l’oxymore issu de la stylistique libérale occasionnée par les logiques droitières. À droite du combat, la gauche de la démission. La résistance, avec Matoub, signifie la jonction de l’imposition subjective avec l’aspiration historique. Être un peuple porteur du message de l’humanité ne semble plus un mythe, nous signifient les textes de Matoub. La poésie cesse d’être les larmes que verse le jour pour plaire à la nuit. Matoub écrit avec une encre magmatique, en allant au charbon au moment où toutes les démissions face au réel se font avec une arrogance étonnante. C’est par la nuit que la réalité du jour se dessine. Et Matoub écrit les souffrances pour les rendre porteuses de projets politiques. Face à ses textes, Matoub se rencontre (soi). Il est fasciné par le texte qui ne tardera pas à se muer en mélodie publique. La solitude offre à Matoub le pouvoir de prendre une distance avec l’autoritarisme exercé par l’art conventionnel. Il écrit sans penser à l’air musical qui froisserait les tons normaux des mots. Maurice Blanchot écrit, dans L’espace littéraire, ce qui suit : « Écrire, c’est entrer dans l’affirmation de la solitude où menace la fascination. » (Maurice Blanchot, L’espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955, p. 31).
Le poète qu’était Matoub avait peur des dérives « utiles » de son Verbe. Et si notre Verbe nous trahissait ?
2- Le poète de l’espérance démocratique
« Il n’y a pas mieux qu’un poète pour dire ce qu’un observateur extérieur ne peut exprimer avec autant de clarté. » (Tassadit Yacine-Titouh, Chacal ou la ruse des dominés, Alger, Casbah, 2004, p. 161.)
Le poète qu’était Matoub témoignait de l’ère où la machine idéologique fut actionnée par un binarisme persécuteur. Comment ? D’abord, la guerre idéologique ne semblait pas se réduire aux agents politiques bourgeois. Avec Matoub, le peuple faisait de la politique propre, en ce sens que le politique élevait le peuple à son sublime stade sans se permettre que la quotidienneté soit abandonnée au narcissisme que pourrait naturellement générer l’acte politique (coupé de son élan révolutionnaire). Que peut attaquer le politique quand l’Existence sort ses griffes pour attenter à la pudeur de l’Être ? Être n’est-il pas affranchir les existences de leurs névroses hégémoniques ? Ensuite, le politique semblait avoir un horizon atteignable par l’effort sur soi. L’effort que le peuple devait consentir sur lui-même ouvrirait la voie à tous ceux qui croient en la Cité idéale. En dernier lieu, les choix politiques sont le fruit d’une conscience par laquelle se conçoit la lutte. Lutter pour prendre en mains son destin semble être une aventure de la conscience, car il ne peut s’agir que d’un compromis frileux entre l’Être collectif et ses modalités temporelles. Matoub mettait chacun devant ses responsabilités sans ne s’arroger aucun droit divin. Le prolétaire n’est pas forcément l’ouvrier. La lutte, dans les chants de Matoub, est synonyme de communion ouverte en dehors des circuits divins. Matoub lutte contre les idéologies meurtrières, non pas en les effaçant, mais en les mettant face à l’implacabilité de la vie. Il sort de la montagne un brouillard « poétique » totalitaire. C’est dans ce brouillard que l’ode-heur des textes de Matoub se fait sentir. Le poème de Matoub se construit contre la festivité du jour, somme toute trompeuse.
3- Les civilisations passivées
« Toute civilisation croit que son mode de vie est le seul bon et le seul concevable, qu’elle doit y convertir le monde ou le lui infliger… » (Cioran, Histoire et utopie, Paris, Gallimard, 1960, pp. 38-39)
Les textes de Matoub engendrent une morale dédouanée de toute territorialité pathologique. La culture est l’affaire des psychés errantes, semblent nous dire certains. Mais n’est-il pas impératif que la culture soit observée par une entité historiquement constituée ? C’est cette équation que résout Matoub en disant que toute culture est convertible à l’universalité singulière. Cette universalité élèverait les peuples opprimés au rang de peuples fournisseurs d’expériences sentimentales à projection. « L’impérialisme économique ne se conçoit pas sans domination intellectuelle et scientifique. » (Le monde diplomatique, L’impérialisme culturel, décembre 1974, p. 7. Le texte est consultable au lien suivant : https://www.monde-diplomatique.fr/1974/12/A/32831).
En défendant la culture berbère, Matoub Lounès décentre l’enjeu sans que le rayonnement politique cesse. C’est par la voie de son peuple qu’il creuse le fossé entre le politique et le spirituel. Les affaires de la Cité ne doivent pas se confondre avec les marges existentielles essentielles. Certes, rien ne peut échapper à la vision collective, en ce sens que le projet que devrait tracer la collectivité ne pourrait se passer des attentes individuelles que recèle tout un chacun. Matoub contraint tous au compromis politique sans les forcer à l’abandon des offres existentielles que peuvent être la promesse et le bien, le second étant le fondement lexico-éthique de la première. Matoub ne stigmatise pas les conservateurs avant de les avertir contre les méfaits de leur idéologie (mortifère).
Le mal radical ! La radicalité de l’action est un devoir aux accents atténués contre le laxisme de la position. Ce serait l’inverse de la posture bourgeoise, qui tente de rigidifier les positions pour échapper à la contrainte de l’Action. Actionner, c’est l’anti-acte : actionner vs acter. L’Histoire et l’historicisation. Les textes de Matoub agissent comme une spiritualité par laquelle la vie perd ses pouvoirs aliénants. Il donne à la culture berbère la possibilité de contribuer à la civilisation humaine en dépoussiérant les psychés, en les secouant pour les mettre devant leurs responsabilités historiques. Que chacun réagisse face à l’œuvre de neutralisation de la vie et de la civilisation humaines, nous disent les textes et l’existence de Matoub. Celui-ci nous dit que les cieux sont si généreux qu’ils ne peuvent refuser aucune voie, si rebelle soit-elle.
Conclusion : Matoub, une fête politique
S’il nous arrive de faire appel aux chansons de Matoub dans notre vie quotidienne pour la rendre abordable, il n’en reste pas moins que les textes peuvent se constituer comme un bréviaire des militants de l’Action alter-idéologique. Matoub donne à ses adversaires des visages non pas pour les jeter dans l’opprobre, mais pour circonscrire l’Histoire selon une éthique « contraignante ».
Le poète qu’est Matoub signe ses textes d’une encre acide pour dire la vérité sans prétention intellectuelle. Le combat qu’il mène est antibourgeois, il met tous ses congénères (conationaux) devant leurs responsabilités. Il lit du jour la contrainte des ténèbres. La civilisation humaine reste ouverte aux singularités exprimées par les peuples contre lesquels les révoltés de salons ont une dent. Matoub est un frère que nul temps ne peut nous faire oublier. Le Dionysos politique devient, avec cet auteur inclassable, possible, sans dérapages bourgeois ni soumission aux rigidités existentielles.