Thimsounin, 1960. Un village discret posé à l’ombre des palmiers de M’chounèche. C’est ici que naît Mihoub Abdessalem, un futur chanteur dont la trajectoire ne suivra jamais les sentiers battus. Ni crooner, ni idole, Mihoub est d’abord une voix — une voix rugueuse, libre, habitée. Une voix que rien ne fera taire.
Dès la fin des années 1970, il commence à chanter avec quelques amis dans les palmeraies de son village. Sans moyens, sans scène, mais avec cette nécessité d’exister en tant que Chaoui. Très tôt, il écrit dans sa langue maternelle, compose à la guitare, fusionne traditions orales et révoltes électriques. La musique est pour lui une terre de combat, un cri contre l’effacement.
En 1989, dans le tumulte des lendemains d’Octobre 88, il sort un premier album avec son complice Elhadi Boures : Sililumt a lxalèth — « L’ombre du palmier ». Le titre est une métaphore de l’Aurès blessé, abrité mais sans repos. La voix est grave, les paroles acérées. Il n’y a rien de festif dans ce chant-là : c’est une œuvre de veilleur, une alarme en langue chaouie.
Un art qui résiste
C’est en 1992 que Mihoub se dévoile pleinement avec l’album Akkerd falek a yarguèz (« Je te jure, ô homme libre »). À travers cet opus, il convoque des figures amazighes comme Dihya, Massinissa ou Jugurtha. Pas comme icônes figées, mais comme compagnons de lutte. L’histoire est là, vibrante, indisciplinée. L’engagement politique est explicite, mais c’est surtout l’exigence poétique qui frappe.
L’un des morceaux de cet album, Ilabazen (« Les hypocrites »), est une charge directe contre les courants islamistes alors en pleine ascension. Nous sommes en 1992, au seuil des années noires. Mihoub y dénonce sans détour les violences, la manipulation de la religion, le fanatisme. La réaction ne se fait pas attendre : il est aussitôt blacklisté par le GIA, menacé de mort, évincé des radios publiques.
Dans une interview plus tardive, il confiera : « On nous forçait à inclure des chansons folkloriques dépolitisées pour faire passer nos albums. On voulait du chaoui folklorique, inoffensif. Mais le chaoui est un cri, pas une carte postale. »
Rock chaoui, colère digne
Avec Tidhet (« La Vérité »), sorti en 1995, Mihoub poursuit dans la même veine. Pas de compromis. La guitare, rugueuse, se mêle aux rythmes chaouis, dans un brassage sonore inspiré par le rock des années 60-70. Il cite souvent Pink Floyd, Idir, les groupes berbères militants de Kabylie comme influences majeures. Il parle d’un « rock chaoui » au sens plein : non seulement une forme musicale, mais une attitude. Refuser l’oubli. Se dresser contre l’effacement.
Ses chansons, rarement diffusées à grande échelle, circulent de main en main, de bouche en bouche, sur les marchés des Aurès ou lors de veillées de village. Ce sont des chants de transmission, des chants de feu.
En 2008, Amlayam (« L’Insolent ») marque son retour après une longue période de silence. Plus intime, mais toujours aussi mordant. Il y chante les absents, les montagnes, la trahison, l’amour libre, le destin collectif.
Maître d’école et passeur de mémoire
Aujourd’hui, Mihoub enseigne la musique à Thimsounin. Il forme de jeunes artistes, transmet des savoirs musicaux mais aussi une posture. Il leur parle du rôle du chant dans les sociétés amazighes, de l’importance du mot juste, de la nécessité de rester debout dans un monde qui pousse à genoux.
Discret, il ne fréquente ni les plateaux de télévision ni les studios aseptisés. Il préfère les petites scènes, les festivals culturels, les rencontres avec un public qui l’écoute encore avec les oreilles du cœur. Il croit toujours à la force du verbe, à la profondeur du silence, au devoir de dire.
« Un peuple qui ne chante plus sa langue finit par ne plus parler sa douleur », dit-il souvent.
Contre l’amnésie organisée
Mihoub n’a jamais cédé à la folklorisation ambiante. Il critique frontalement ce qu’il appelle la « kermessisation » de la culture chaouie. Pour lui, réduire le patrimoine à des danses en costume et des refrains creux, c’est tuer la mémoire en la ridiculisant. Il appelle à une reconquête de l’expression artistique chaouie par des voix sincères, audacieuses, modernes sans être soumises.
Son œuvre n’est pas vaste en quantité — quatre albums en plus de quarante ans — mais elle est dense, radicale, intègre. Chaque morceau est une pierre dressée contre l’amnésie, chaque mot un appel.
L’héritage vivant
Dans les Aurès, on dit que la voix de Mihoub ne monte pas au ciel. Elle descend, elle creuse. Elle remue la terre.
Elle fait remonter ce que l’histoire officielle tente d’enfouir. Et c’est peut-être cela, sa plus grande force :
chanter pour les oubliés, chanter pour qu’on se souvienne, chanter pour qu’on se lève.
Djamal Guettala