23 novembre 2024
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Modernisation et modernité : Etat contre société

DECRYPTAGE

Modernisation et modernité : Etat contre société

La presse nationale a fait l’écho, ces derniers temps, d’un débat sur la sortie de crise de l’Etat-nation. La crise est perçue comme grave, profonde et déstabilisatrice.

Le Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle (CRASC) a organisé à cet effet à Oran plusieurs rencontres scientifiques, entre autre, «Algérie : penser le changement». La lancinante question de la nature de l’Etat algérien est à peine édulcorée. Quant à l’autre important Centre de recherche en économie appliquée pour le développement (CREAD), il a tendance à se transformer en bureau d’études et en consulting.

Aujourd’hui, très peu d’universitaires se préoccupent ainsi de maintenir un cadre d’analyse rigoureux prenant en compte la réalité profane des conflits, locaux et régionaux, voire leurs inter-réactions (Georges Corm). Ces analyses se limitent à faire le plus souvent des descriptions rapides et superficielles des situations complexes. Elles ne s’inscrivent pas dans la dynamique conflictuelle en cours dans la région que le Printemps arabe a mis en exergue.

Les propositions faites relèvent souvent beaucoup plus de politique politicienne que d’analyses analytiques de la réalité évoluant dans un environnement en pleine transformation. Le discours audible vise finalement beaucoup plus à justifier le statu quo ambiant que de tenter de comprendre les éléments structurants et par de voie de conséquence de proposer une alternative fiable et réaliste susceptible de mettre la société en mouvement. Ces points de vue «autorisés» ou autres remettent une couche à la confusion générale au lieu d’éclairer l’opinion publique d’une manière responsable et citoyenne.

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La question de méthode

Il est donc urgent aujourd’hui de faire un effort intellectuel pour dépasser les approches réductrices et idéologistes qui prédominent dans le discours ambiant. Depuis le triomphe de l’idéologie ultralibérale et l’effondrement du bloc communiste, on assiste à une régression de la pensée critique au profit des courants conservateurs et ultra-nationalistes.

La fin de l’Histoire de Francis Fukuyama a succédé une autre supercherie, celle du Choc des civilisations de Samuel Huntington, synonyme de nouvelle guerre de religions. Les insuffisances méthodologiques et préjugés idéologiques véhiculés dans cette abondante littérature sont pourtant connus depuis longtemps.

Cette littérature était incapable de prévoir les événements majeurs qui ont façonné le siècle passé, et encore moins de nous éclairer sur l’évolution de nos sociétés. Le concept d’Etat est abandonné dans ces analyses depuis précisément que le néo-positivisme est devenu l’idéologie dominante en sciences sociales.

Au niveau économique, ce momentum coïncide avec la mise en place de l’économie de marché, euphémisme pour désigner les programmes néo-libéraux et les Programmes d’ajustement structurel (PAS). Les Programmes d’ajustement structurel ont touché tous les secteurs des économies nationales, à l’exclusion de l’armée et des services de sécurité (Luis Martinez).

Depuis le Printemps arabe, toutefois, le retour au concept d’Etat s’est imposé comme concept heuristique et opératoire à toute démarche analytique. La centralité de l’Etat nous aide à mieux comprendre les événements majeurs en cours qui sont en train de façonner notre vie. On risque autrement de rester enfermé dans des stéréotypes et analyses empiristes élaborées par les «intellectuels faussaires» (Pascal Boniface).

Ces analyses ont envahi les universités, les médias, les think tanks et les bureaux de consulting internationaux. Leurs recommandations sont souvent prises en considération par les institutions multilatérales et les pouvoirs locaux. Les dégâts causés sont incommensurables dans les pays en voie de développement.

Les islamistes dans leur ascendance ont tenté de s’emparer de ce débat en proposant un nouveau type d’Etat, appelé «Etat civil», pour remplacer l’«Etat taghout» (impie). Le président Bouteflika en marginalisant la police politique de la prise de décision tente aussi de substituer l’Etat-DRS par un Etat civil.

Ce dernier est soutenu par une puissante force sécuritaire composée de plus de 220 000 policiers, bien entraînés et suréquipés. Ils sont parvenus à étouffer toute forme de contestation à l’ordre sécuritaire. Cette force est prête à intervenir au cas où la grogne populaire dénonçant les élections pour 5e mandat déstabilisera l’équilibre précaire, les groupes d’intérêt et le statu quo. L’armée n’interviendrait pas toutefois cette fois-ci, Contrairement aux émeutes de 1988, elle n’est pas formée pour gérer les foules.

L’émergence du pouvoir prétorien

Historiquement, la construction étatique dépend de la volonté humaine, elle est un «effort conscient de créer un appareil de contrôle» (B. Berman et J. Lonsdale). L’Etat est une construction humaine sans interruption. Il n’est pas un phénomène naturel. Il n’est pas, comme tel, librement voulu pour autant.

Il résulte de circonstances historiques données, internes et externes. L’histoire ne doit pas être examinée en termes de ruptures mais en termes de continuités. L’Etat algérien moderne est de construction récente. Sa construction se poursuit inexorablement au gré des revenus des hydrocarbures.

Les opérations de bornage des frontières en cours avec certains pays indiquent clairement que cette construction n’est pas encore achevée. La crise sécuritaire au Sahel que des puissances étrangères attisent ont rendu cette construction plus problématique qu’avant.

La Plate-forme du Congrès de la Soummam a mis en place en effet un «embryon d’Etat» (Dahou Djerbal). Mais elle n’a nullement fait référence à une Assemblée constituante, la matrice de construction nationale. Cet Etat n’a pas mis en place, contrairement au discours ambiant sacralisant ou diabolisant les textes de la Révolution, les mécanismes d’un Etat transparent et démocratique.

Le FLN-ALN imposa une mobilisation autoritaire de lutte. Le conflit armé avec les Messalistes et le MNA résulte de cette vision manichéenne sans discussion et compromis. Le discours démocratique est étranger, comme le souligne Mohamed Harbi, à la démarche nationaliste.

Cette forme de mobilisation s’est poursuivie dans un autre contexte historique. La reconstruction du pays n’a pas considéré les textes de guerre caducs. Bien au contraire, ils sont adaptés dans le cadre de la reconduction de la législation coloniale. Paradoxalement, ces textes sont supposés construire un nouvel ordre plus juste devant la loi que l’ancien ordre.

La crise de l’été 1962 permet à l’armée des frontières sous la direction du colonel Houari Boumediène de faire un coup de force historique. Dans un contexte de guerre civile et de chaos généralisé, il parvient sans coup férir à éliminer le GPRA dans une longue marche.

En s’emparant du pouvoir, l’armée place pour une plus grande légitimité internationale un civil à la tête de l’Etat avant de le destituer 3 ans après. La manipulation-coercition est l’instrument privilégié dans la course au pouvoir. «En définitive, ce sont les organismes de l’armée qui se sont substitués subrepticement à lui (FLN), et qui ont plus ou moins encadré la société en pénétrant dans tous les secteurs».

En s’emparant de l’administration et des institutions civiles, l’armée, sans expérience managériale et politique, n’a pas la compétence pour gérer un pays en pleine mutation. Le communautarisme au poste de commandement ne distingue pas ce qui est subjectif de ce qui est objectif. La culture politique se caractérise par l’interpénétration entre l’affectivité et le jugement et entre la ruralité et l’urbanité en donnant naissance à un nouveau acteur hybride, le «rurbain» (Mostefa Lacheraf).

Au fil de la construction étatique, l’armée devient non seulement une force politique mais aussi une force sociale. Cette force émerge comme la plus organisée et la plus disciplinée, un véritable parti d’avant-garde, dans une société meurtrie par une longue marche. «Un Etat fort qui survivra», selon son bâtisseur, Houari Boumediène, «aux événements et aux hommes». Boumediène est un visionnaire de ce point de vue. L’ANP est tellement puissante qu’elle s’est permis le luxe d’octroyer un multipartisme sans porter atteinte à son aura et à son hégémonie.

Le putsch militaire de 1965 rejette aux calendes grecques tout espoir d’un Etat civil, transparent et régulateur. L’échec du coup d’Etat de 1967 consacre la victoire définitive du groupe d’Oujda, comme un acteur hégémonique, dans la poursuite de la construction d’un Etat singulier, un «Leviathan boiteux» (T. Callaghy) marchant sur une seule jambe. Le grade de général de l’armée est institué dans la hiérarchie militaire en 1984.

L’Algérie des colonels devient l’Algérie des généraux. La légitimité historique des forces sécuritaires vole en éclats lors des émeutes d’Octobre 1988. La lutte antiterroriste des années 1990 lui donne rapidement une nouvelle légitimité. L’ANP regagne, comme ce fut le cas de la glorieuse ALN, l’armée de libération, le concert des nations. Mais des généraux restent toutefois les otages de la présidence de la République. Les moins dociles à l’hégémonisme du groupe dominant seront un par un limogés ou mis à la retraite.

Cet Etat sera porté par une gigantesque infrastructure matérielle soutenant une industrialisation lourde. Des d’unités de production et de distribution, pour des raisons de rentabilité financière, sont privatisées dans une totale opacité dans les années 1990. La contrainte de la globalisation accentue la dérégulation de l’économie à la faveur des groupes d’intérêts puissants. Ces derniers investissent l’administration et les institutions électives.

L’armée, à son tour, s’accapare aussi des unités en faillite dans les années 2000. La puissante centrale syndicale, l’UGTA, accompagne avec enthousiasme les programmes de privatisation et de concession. La logique clientélaire entretient la mobilité de la frontière jusqu’ à faire basculer dans le formalisme la distinction entre du public et du privé. L’oligarchie devient ainsi un acteur incontournable dans la prise de décision à la veille du troisième mandat présidentiel.

Le coup de force permanent

En Algérie, le système politique actuel est l’aboutissement d’une succession de coups de force qui ont lieu du déclenchement de la lutte armée, en passant par les putschs militaires et les émeutes d’Octobre 1988 jusqu’aux coups électoraux de Bouteflika. Le coup de force, militaire, constitutionnel, économique, islamiste, sécuritaire ou électoral est permanent dans la construction étatique.

Cette méthode reste l’instrument privilégié pour accéder au pouvoir, l’exercer ou le quitter. La grammaire politique n’est pas clairement définie en dépit d’une trentaine d’années de multipartisme et d’élections tenues régulièrement. Les règles du pouvoir sont toujours indéchiffrables, elles baignent dans l’opacité et les non-dits.

Cette technique sera d’actualité tant que le pays évolue dans le pré-politique. Chaque coup de force crée une situation instable caractérisée par un faisceau de forces conflictuelles reposant sur une compétition tous azimuts pour se positionner dans la nouvelle configuration politique. Tous les coups bas sont permis.

La violence, avant et après les élections, caractérise ainsi le pré-politique. La violence, symbolique et physique, et la fraude massive caractérisant les élections dans les pays du Sud est très problématique. «L’Etat importé» (Bertrand Badie) mis en place au lendemain des indépendances a rapidement montré son incongruité.

Le modèle de représentativité politique n’est pas fonctionnel et très approprié dans ces pays. Il a atteint même ses limites structurelles en Europe. Le mouvement des «gilets jaunes» en France revendique tout clairement un autre modèle, le Référendum d’initiative citoyenne (RIC). Un effort intellectuel s’impose aujourd’hui pour élaborer un autre modèle dans nos sociétés. Achille Mbembe et son groupe œuvrent dans cette direction.

L’enjeu ultime est la privatisation d’une onction du pouvoir pour être en position de distribuer des prébendes à sa clientèle et ses vigies. La distribution de la rente crée alors une multiplicité de rapports de domination et de soumission dans tous les secteurs de l’économie nationale.

A titre illustratif, le ministère algérien de la Culture a distribué plusieurs milliards de dollars pour soudoyer les groupes artistiques et culturels. Ailleurs, ces groupes sont à l’avant-garde de la lutte politique et de l’émancipation culturelle, comme c’est le cas du Nigérian Wole Soyinka, prix Nobel de littérature.

La construction étatique

Au lendemain de l’indépendance, les élites n’ont pas tenté de détruire l’appareil colonial perçu, à juste titre, comme répressif et exploiteur. L’appareil colonial est curieusement réactivé et constituera de facto la matrice légale sous-tendant la construction étatique.

La première grande mesure de l’Etat algérien indépendant est le décret reconduisant l’arsenal juridique colonial sauf dans ses dispositions contraires à la souveraineté nationale. L’objectif ultime du leadership est finalement le pouvoir étatique. L’idéal républicain, tant professé, est donc très difficile à construire dans un environnement caractérisé par la militarisation du politique que le mouvement spontané de l’autogestion a tenté de remettre en cause.

Au lieu de promouvoir le jeune mouvement autogestionnaire qui a remis en marche les unités de production, abandonnées par les colons, le bloc historique au pouvoir a mis en place une lourde administration pour l’encadrer. L’administrateur de l’autogestion, comme dans tout autre secteur, est doté d’un pouvoir discrétionnaire, un pouvoir exorbitant. Ce pouvoir dans les régimes autoritaires est la source de l’arbitraire et de la corruption politique.

Les fameux Décrets de Mars 1963 instituant l’autogestion dans l’agriculture sont rapidement devenus un «slogan idéologique rassembleur» (Rachid Tlemçani). Tout groupe politique ou dirigeant susceptible de questionner les fondements de l’ordre sécuritaire en gestation sont tout simplement écartés ou liquidés. L’objectif ultime de ces décrets est en réalité l’interruption du mouvement spontané pour qu’il ne s’étende pas dans les autres activités de l’économie nationale.

Par petites touches, l’armée consolide la construction étatique au gré des revenus des hydrocarbures. «Semer le pétrole pour la construction étatique», telle est la devise qui a fédéré les élites sous le parti unique comme sous le multipartisme. «La réforme profonde» promulgue une série de lois liberticides pour parer à un éventuel Printemps arabe. Le Parlement multipartite bénit ces oukases. Les quelques «îlots de liberté» se réduisent comme peau de chagrin au nom de la stabilité politique et la sécurité nationale.

En opposition au discours de la déliquescence de l’Etat, le pouvoir algérien n’est pas si faible, il est en réalité plus puissant que la société. Le système politique se résume à un ensemble d’appareils sécuritaires manipulés par des réseaux de domination, allégeances et soumissions. Pouvoir coercitif sans légitimité, il est assis sur une poudrière. Il risque à tout moment de s’écrouler comme les régimes de Zine El Abidine Ben Ali, Hosni Moubarak et Mouamma El Guedafi, entre autres.

La modernité pervertie et Islamisme

La modernité est fondée en quelque sorte sur la mort symbolique de Dieu en l’empêchant d’intervenir dans l’histoire de l’Occident capitaliste et moderne. L’islam politique, toutes tendances confondues, la réinvite et l’installe au cœur de la transition démocratique et dans un nouvel ordre sécuritaire.

La modernité est saisie principalement à travers ses aspects matériels et technologiques, son avortement a produit l’islam politique dans la région MENA. La mise en place des Programmes d’ajustement structurel  l’a radicalisé en islamisme radical, de type wahhabite, chiite de type iranien ou djihadiste.

L’islam politique est ainsi l’enfant légitime de la modernité pervertie et manipulée par les protagonistes de l’Etat sécuritaire et de la globalisation «heureuse». La campagne anti-terroriste sous la direction des Etats-Unis a crédibilisé l’islamisme tout en produisant un nouvel ordre géopolitique.

L’articulation de l’armée, la rente et l’islamisme ont corrompu la modernité que la Révolution des technologies de l’information et de la communication (RTIC) a contribué à complexifier. L’Etat a scellé organiquement l’islamisme, toutes tendances confondues, à l’économie de bazar. L’islam de marché parvient facilement à faire main basse sur le développement de l’économie productive.

La présidence de la République et ANP

Dès son investiture en avril 1999, le nouveau chef d’Etat entre en concurrence avec l’état-major de l’armée qui tenait à lui imposer une nouvelle équipe, comme par le passé. Ses prédécesseurs n’ont pas pu se libérer de cette dépendance qui les a portés au pouvoir. Le président Liamine Zeroual a tout simplement jeté l’éponge, il est le seul chef d’Etat qui a eu pourtant une certaine légitimité électorale.

Pour Bouteflika, l’armée ne peut pas rester au cœur de la décision politique. Elle doit demeurer dans les baraquements conformément à la Constitution. Le pouvoir informel, la véritable autorité dans les pays autoritaires, doit lui revenir. Il ne souhaite pas partager le pouvoir avec aucune structure, «L’Etat, c’est moi», pour reprendre la citation la plus connue de l’Histoire de France. Dès le départ, il tenait à ne pas quitter le pouvoir après un deux mandats comme la Constitution le stipule.

Il ne souhaite pas quitter le pouvoir de son vivant. Ce trait de la culture politique ne lui est pas spécifique. Il caractérise les élites algériennes dans tous les secteurs d’activité. Bouteflika a pris pratiquement quatre mandats pour achever «sa première mission». La seconde débutera à partir du 5e mandat, le mandat du grand dérapage au regard de la contestation populaire en cours contre une candidature surréaliste. La kleptomanie est plus prégnante que l’intérêt national.

A cette fin, il met en œuvre une stratégie sur plusieurs fronts. Il tisse un réseau complexe de relations s’appuyant sur la famille, ses proches, le régionalisme et les réseaux traditionnels, les zaouïas, ainsi que sur des cheikhs arabes du Moyen-Orient et les partenaires commerciaux.

Il parvient à créer un rapport de force à l’intérieur des conflits, des compromis et des arrangements au sein du sérail. Des interdépendances se lient entre familles, groupes et individus. Des relations de dépendance et soumission se créent à tous niveaux de la société. «Le rapport de domination comporte un minimum de volonté d’obéir» (Max Weber).

Il a procédé également à plusieurs restructurations organiques des forces sécuritaires, à des limogeages et promotions des officiers supérieurs, des cadres des administrations et des managers des entreprises publiques. Il intronise des hommes fidèles et soumis obéissant sans murmure comme voudrait la règle militaire.

Il est parvenu définitivement à se libérer des faiseurs de rois après quatre mandats. L’inamovible chef du DRS est limogé à la surprise générale, après avoir été 25 ans à la tête de cet «Etat dans l’Etat». Comme dernière décision importante en date, il intronise un civil à la tête du puissant appareil policier. Ce poste était confié à un militaire depuis la consolidation de la construction étatique.

Ce qui est extraordinaire en étudiant la sociologie culturelle, c’est l’indigence intellectuelle caractérisant la classe dominante. Le limogeage brutal des officiers supérieurs est prévisible dans la poursuite du pouvoir hyper-présidentiel. Il ne semble pas que le groupe de généraux qui a tenté de le convaincre depuis 1994 de revenir aux affaires a bien évalué l’intronisation d’un homme humilié précisément par les militaires. «L’humiliation, comme le souligne Bertrand Badie, joue un rôle crucial en politique».

Plus fondamentalement, le succès de cette stratégie réside dans le fait que le budget militaire et sécuritaire est en constante augmentation depuis son intronisation à la magistrature suprême du pays. La chute brutale des revenus pétroliers en 2014 n’a pas contraint le pouvoir à le revoir à la baisse comme les programmes culturels. L’institution militaire et sécuritaire s’est équipée des technologies les plus sophistiquées dans le monde.

A cette fin, l’Algérie a diversifié les fabricants et les sous-traitants d’armes. Ces équipements ont assuré la mise à jour de la professionnalisation des forces de sécurité. Mais ces équipements n’ont pas permis le renouvellement de la pensée militaire. Ce n’est pas le citoyen dans le nouvel environnement géopolitique qui est au cœur de la sécurité. C’est toujours la kalachnikov, comme dans l’ère de la guerre froide.

L’enjeu ultime est la construction d’un complexe militaro-industriel permettant à l’Algérie de devenir la puissance militaire régionale. Le modèle choisi n’est pas celui des pays démocratiques, mais celui de l’Egypte. Un modèle qui survivait aux crises de légitimité, aux guerres civiles, aux groupes islamiques armés et autres.

Les Algériens ont toujours caressé le rêve de devenir la Prusse de l’Afrique. Le coup de force médical en 2008, 2014 ou 2019 qu’espéraient des groupes politiques, ne pouvait pas avoir lieu. L’armée algérienne n’est ni celle de la Turquie ni celle du Portugal. C’est elle, comme l’a souligné Mohamed Harbi, qui a créé l’Etat à son image. Les militaires, en tant que groupe politique, n’ont pas de visée hégémonique sectaire. Ils sont bien disciplinés. C’est un groupe mu par un esprit de corps, «El açabia» (Ibn Khalkdoun).

Tout compte fait, Bouteflika a réussi à renforcer sans trop de difficultés les mécanismes du néo-patrimonialisme alors que le pays était dans l’antichambre de la modernité dans les années 1960. Il n’a pas pour autant un mind-set anti-militariste. Bien au contraire, il a, comme les militaires ou les islamistes, une vision autoritaire du changement social, de haut en bas de la pyramide étatique.

La question identitaire

La question de l’ethnicité se pose avec une grande acuité en Algérie comme dans les autres pays régis par le pré-politique. Cette question ne se pose pas uniquement en Grande Kabylie, elle est aussi d’actualité dans d’autres régions du pays. Cette délicate question devait être débattue en réalité avant même le déclenchement de la lutte armée.

Le multipartisme au sein du mouvement national pouvait en effet être un cadre approprié pour débattre de cette question. Le consensus culturel et religieux ne pouvait pas être atteint dans un tel contexte historique donné, semble-t-il. Le poids des traditions ancestrales était tel que le pouvoir colonial était en mesure de manipuler toute tentative de fédérer les luttes nationalistes et précipiter par conséquent la congolisation du pays.

L’unanimisme de façade s’est imposé apparemment comme exigence du moment historique. La pesanteur du monde rural était telle qu’un simple capitaine de l’armée française a réussi à fomenter une guerre psychologique, un complot périlleux pour le devenir de la lutte nationale. L’affaire de la bleuïte a abouti à la liquidation de plusieurs centaines de jeunes intellectuels. Une fraction importante de l’élite nationale est décimée arbitrairement durant la lutte de libération.

L’absence de cadres compétents s’est faite lourdement ressentir pour prendre la relève des Français au lendemain de l’indépendance. La théorie du complot a servi une idéologie pour justifier toute forme de violence durant la Révolution et bien au-delà. Les variantes de cette théorie serviront à préparer des coups de force pour la prise de pouvoir ou étouffer toute tentative de soulever la question identitaire dans un cadre contradictoire et démocratique.

Au lendemain de l’indépendance, la question identitaire est reportée une fois encore aux calendes grecques. Le contexte n’est pas très favorable : guerre des sables, rébellion en Grande Kabylie, lutte des clans et chasse aux sorcières. La situation n’est pas paisible pour aborder sereinement un sujet tabou et brûlant de surcroît.

L’ouverture de l’autoritarisme n’a pas pour autant permis d’ouvrir un débat national. Il n’y a jamais de moment approprié pour aborder certaines questions. Le déclenchement de la lutte armée était-il favorable au groupe des révolutionnaires ? La situation actuelle réside dans l’absence de vision stratégique de la part des élites locales. Le mouvement culturel berbère, les arouchs et l’Académie berbère sont des points nommés.

Alors que les réserves de change sont en voie d’épuisement d’ici 2022, l’Algérie se prépare à une crise économique et sociale sans précédent. Au sein des élites, personne n’ignore le désastre annoncé. L’implosion des «identités meurtrières» (Amin Malouf), risquerait d’être dévastatrice pour la cohésion nationale. Il est à craindre une redéfinition du contenu dans la descente aux enfers. Plus problématique encore, cette descente serait plus dangereuse que celle des années 1990.

L’enjeu véritable aujourd’hui réside dans la mobilisation citoyenne de la majorité silencieuse pour la mise en place d’un projet de société prenant en compte la refondation de la nation devant prendre en considération la nouvelle réalité façonnée par la Révolution des technologies de l’information et de la communication et les contraintes de la mondialisation économique. Les manifestations historiques à travers le pays du 22 février 2019 sont un signe avant-coureur. Le 5e mandat, selon toute vraisemblance, n’aura pas lieu. 

Auteur
Rachid Tlemçani

 




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