19 avril 2024
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Mon Novembre

« Novembre, la faillite démocratique »

Mon Novembre

C’est un anniversaire qu’on ne célèbre plus, une date qui indiffère ou, pis, qui embarrasse. A quand remonte la dernière commémoration du 1er Novembre 54, célébrée tambours battants ? Bien malin qui saurait répondre à cette colle.

Novembre 54, une des plus fabuleuses guerres de décolonisation du 20e siècle, a fini dans l’amnésie, le déni ou le dépit.

Une insurrection dont on ne sait plus si elle a été gagnée ou perdue.

Il est loin en effet le temps des années 60 quand la « Moutonnière» s’animait, aménagée avec tribunes et tréteaux pour admirer avec le Président de la République, le défilé des « forces vives de la nation » clôturée par la parade militaire. 

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Chefs de famille avec femmes et enfants convergent vers la route nationale de la Sablette pour renouveler la flamme patriotique et entretenir le souvenir : il est encore frais le sang versé durant la guerre de libération par les martyrs d’une nation qui est à présent une réalité en devenir et les larmes de leurs enfants orphelins coulent encore au souvenir de l‟absent. On fait serment de ne pas oublier. On ne peut pas oublier. Les stigmates de la guerre sont présents partout, qui témoignent de l’horreur vécue.

 Dans les salles de classe, rappelons-nous, les manuels de lecture mettaient en avant le courage de Fouroulou, Le Fils du pauvre de Mouloud Feraoun, d’Omar, l‟apprenti-tisserand de Mohamed Dib, celui aussi de Gavroche et de Cosette de Victor Hugo sans oublier l’admirable élève aveugle du Caire du Livre des Jours, Taha Hussein. Leurs destins héroïques face à l‟adversité gravent de leur empreinte notre conscient collectif, nous élèves de l‟indépendance. Ils rejoignent nos icônes révolutionnaires si belles, aux regards fébriles ; qui habitent nos chants patriotiques, tellement émouvants qu’on en pleure à chaque fois qu’on les entonne : yaoumi 3lash tebki 3aleya, yashahid el watan, étaient nos préférés chantés dans la cour ou lors de saynètes censées marquer une date nationale.

De l’hymne national appris par cœur revient sans cesse le message « nous avons fait le serment », insiste notre instituteur.

Un rectangle partagé en deux, le gauche en vert, le droit en blanc, le centre orné d’un croissant et d’une étoile à cinq branches rouges, notre séance de coloriage nous familiarisait avec un drapeau, notre drapeau, le plus beau, forcément.  Dans  la  cour  de  récréation,  une  comptine  française  se terminant par « bleu ! blanc ! rouge ! » récupérée pour nos jeux se voyait contrefaite par  un « vert ! tonitruant suivi des blanc et rouge inchangés. C‟était notre modeste apport à l‟engagement patriotique tellement inaccessible de nos héros.

C‟était avant que ne vienne le temps du désapprentissage de Novembre. Nos enfants grandissent dans la méconnaissance de ce qui fut grand. On les préfère ainsi, égarés dans la haine de soi et dans la désespérance.

Dans l‟armoire familiale, commencent à jaunir drapeaux, calots et petites tenues  improvisées portées par les enfants le jour de l’indépendance. Peu après, au cinéma, le succès de Hassan Terro le couard transformé en héros de la bataille d‟Alger malgré lui, nous fait quand même prendre conscience, avec le sourire, sur la relativité des slogans consensuels sur l’engagement nationaliste. Mais qu’importe ! L’avenir s’annonce prometteur. L’entrée futuriste en fer forgé de la 1re Foire internationale d‟Alger en forme d’étoile nous en fait l‟autre serment : on va décrocher la lune ! Et puis vinrent les joyeuses années 70. Ce sont les stades qui désormais accueillent la grand-messe de la célébration nationale du 1er Novembre  peu  après le spectacle de « La Moutonnière » dont le bitume accueille à présent l’armement lourd et les nombreux bataillons de l‟armée nationale populaire qui paradent fièrement derrière les carrés formés par les Moudjahidine rescapés de l‟ALN, dont elle est l‟héritière.

Les temples du sport rassemblent autour des Algériades, charmant néologisme désignant les mouvements d‟ensemble des jeunes écoliers un peuple encore curieux et fier des progrès engagés vers ce qui apparaît comme un destin d‟exception tant l‟influence de l‟Algérie rayonne dans le concert des nations, en faveur notamment de la libération des peuples et de la lutte anticolonialiste. « Souviens-toi de la réputation de l’Algérien des années 70 dans le monde, dit Benamar Mediène. J’ai  voyagé au  Zimbabwe, au  Mozambique dans  les années 80. Me présentant comme Algérien, on embrassait presque mon passeport ».

Le peuple tutoie les stars progressistes, salue Fidel Castro qui descend en son célèbre treillis la rue Didouche Mourad avec Boumediene, accueille les Black Panthers et la Résistance chilienne, et la salle Harcha fraîchement construite est bondée d’étudiants lors d’un concert mémorable de Joan Baez. Et viva la Revolucion ! C‟est l’Algérie des premiers triomphes sportifs, des participations glorieuses aux Jeux Méditerranéens, aux championnats internationaux d’athlétisme et de la sympathique équipe nationale de handball menée par Lamjadani qui nous a valu tant de fierté. Il y a aussi les premières grandes industries qui sortent de terre,  et autres symboles du développement fruit des trois Révolutions (industrielle, agraire, culturelle).

Est-ce à cette époque qu‟a été produite par un membre du sérail, la fameuse « nous étions au bord du précipice, Dieu merci nous avons  fait  un pas  en avant » ? Son auteur a fait l’objet des plus belles plaisanteries, Les premières blagues commencent à ridiculiser la classe politique, même si elles réservent la part belle au Président. Il n‟empêche qu‟il faisait bon être Algérien n‟est-ce pas ? Tout nous réussit. Même le tourisme, qui l’eût cru ? Les nouveaux complexes construits par Pouillon accueillent des milliers de touristes européens, Les Vacances de l‟Inspecteur Tahar faisant foi pour qui en douterait aujourd‟hui.

A l‟école,au temps du socialisme spécifique,les cours d‟histoire tressent des lauriers à … Marx ? Lénine ? Che Guevara ? Eh bien non. Les continuateurs des pères fondateurs américains, les présidents Monroe et Wilson, nous brandissent leurs principes : le premier, père de la doctrine « L’Amérique aux Américains » dénonçant l‟impérialisme européen, le second, chantre du « droit des peuples à l’autodétermination ». Sauf qu’en plein guerre du Viêt-Nam, cela prend une saveur particulière. Curieux non ? Quand la Révolution algérienne rejoint l‟américaine dans ses principes fondateurs. Il est vrai que l’Algérie est devenue le porte étendard des non alignés. « Ni Moscou, ni Washington, ni le Caire ». Cela vous rappelle quelque chose ? Le congrès de la Soummam, eh oui ! Donc résumons-nous : la révolution algérienne est l’héritière des communards français, des marxistes, et des Américains qui ont dégagé les Tuniques rouges. Voilà qui est dit. L’air léger et vaporeux du début des années 70 cède la place à la lourdeur issue des appareils et des apparatchiks qui les gèrent.

Le FLN n‟est plus ce sigle révolutionnaire accroché fièrement au revers de nos cols, le parti-état prend de l’étoffe, s’insinue partout et de plus en plus dans les rouages administratifs et se transforme en une formidable bureaucratie oppressive.

Pendant ce temps, les artisans de Novembre, Djamila Boupacha, Djamila Bouhired, Boubnider, Yaha Abdelhafidh, Azzedine Zerrari et tant d’autres, traversant nos existences en survivants désabusés avec cette solitude glaciale qu’on porte dans le cœur, à l‟insu du monde, loin des regards et des miséricordes, seuls au milieu des tornades et des giboulées de forfaitures, accablés par le spectacle de la patrie qu‟ils ont libérée, celle-là autrefois fantasmée et qui n’est plus, aujourd’hui, que la patrie de la peur et du silence. Quand Mechati, l‟un du groupe des 22 initiateurs de Novembre, crie « Nous n’avons pas fait Novembre pour ça ! », il rappelle ce constat terrible de Georges Guingouin, résistant français à l’occupation nazie, le plus célèbre maquisard de France : «La philosophie de l’Histoire m‟a appris que les précurseurs ont toujours tort et que les guerres de libération nationales, menées exclusivement par des volontaires, sont les plus cruelles qu‟aient à subir les nations. Le sacrifice de leurs meilleurs fils atteint irrémédiablement la fibre morale des peuples et, l‟épreuve passée, c‟est le temps des habiles et la revanche de ceux qui manquèrent de courage. Le temps de la décadence morale succède au temps où l’homme s’élève face à l’événement »

Les commémorations nationales perdent de leurs éclats : les fillettes des algériadesremisent pompons et jupettes aux placards, on met plus volontiers en avant les groupes de scouts aux cérémonies de dépôt des gerbes de fleurs sur les monuments aux morts. Pour accéder à certains postes, il faut être « légitime » révolutionnairement parlant. Du coup, l’inflation moudjahidiste version 54 est impressionnante. « On aurait gagné la guerre en deux ans ! » ironisait il y a quelques semaines Louisette Ighilahriz.

«Le pouvoir depuis une vingtaine d’années a eu le génie de transformer le mouvement en inertie, constate Benamar. Nous somme l’un des rares pays à  faire de l’inertie son programme politique. Faire de l’agitation pour l’agitation, mais qui revient au même. On s’agite et on n‟avance pas. L’inertie c’est la garantie de la pérennité de ce type de pouvoir. ».

L’année 80 ouvre le cycle des « printemps » écarlates quoique sans fleurs. La révolte berbère commencée en avril 80 a de fait abouti le 5 juillet 1985 à un crime de lèse-majesté : deux groupes d’enfants de Chouhada, l’un à Tizi-Ouzou, le second à Alger au cimetière d’El Alia ont commémoré le jour de l’indépendance séparément des cérémonies officielles par un dépôt de gerbes de fleurs au monument aux morts. Déférés devant la Cour de Sûreté de l’Etat de Médéa, ils ont été jetés en prison pour attroupement et création d’une  association illégale…

Ce groupe de jeunes gens nés pendant la guerre, éduqués pendant l‟indépendance, nourris par le sacrifice filial, rend hommage aux libérateurs du pays en une cérémonie débarrassée du rituel froid, mécanique, vidée de son sens qui est désormais de mise depuis. Pourtant y avait-il  plus  légitime ? «Nous avons fait le serment ».

Entretemps, anciens combattants de la guerre de libération, enfants de martyrs devenus adultes et organisés, composent à présent une caste, la famille révolutionnaire. Elle gère en toute « légitimité » tout aussi «révolutionnaire »  les hommages et autres commémorations ; une couronne de fleurs déposée au pied du monument aux morts après la récitation de la Fatiha, puis limonade et petits fours : devoir accompli, paix à leurs âmes. « Novembre est une insurrection qui a permis à l’Algérie de récupérer son indépendance, et qui normalement aurait dû donner à la population le droit de disposer de son sort. Ce n’est pas le cas. Il y a ceux qui estiment avoir libéré le pays, qui est à eux, qui  est leur propriété, et les autres qui n’ont qu’à s’y soumettre », nous dit Bourboune, comme si cette espèce de mythe du héros en acier inoxydable qui apporte la liberté à son peuple avait pu exister.

Des « acteurs » de la lutte armée pour l’indépendance  se relaient sur l‟écran de l’«Unique » et racontent de hauts faits d’arme surréalistes qui le lendemain sont la risée de tout un peuple incrédule. «Comme si cette espèce de mythe du héros en acier inoxydable qui apporte la liberté à son peuple avait pu exister », s‟amuse Bourboune (Lire)

La marche vers le discrédit de la Révolution est bien entamée.

Octobre 88, le séisme. Provoqué ou spontané ? Peu importe ; à supposer qu‟il soit manipulé, l‟étincelle de la révolte ne demandait qu‟à surgir des tisons de la colère qui l’entretenaient. Des morts, par dizaines, des jeunes en majorité. Et le Traumatisme : l’ANP a tiré sur eux, elle l‟Héritière de l‟ALN. La société civile ; une expression que l‟on entendra souvent à présent ; tient à se  prendre  en charge. Le modèle était Novembre. La jeunesse algérienne qui s‟en est nourrie au berceau, compose à présent avec sa rime Octobre, sa propre légitimité, ses martyrs, ses héros, ses hauts faits d‟arme. Quitte à ce que cela prenne parfois des accents d‟opérette.

« J’ai été victime d’une imposture dont je n’ai pas pris conscience immédiatement.Je voyais mes enfants grandir, se marier, mes petits-enfants naître, et l’Algérie tomber en poussière. Elle nous décevait comme un amour brisé. Il y a quelque chose d’atroce de voir cette élite politique à la fois corrompue et arrogante. Qui t’insultent autant qu’ils insultent l’histoire, les martyrs qui sont morts pour cette idée de liberté. Il n’y avait pas seulement l’indépendance, mais les libertés qui en sont la substance. La substance de l’indépendance, c‟est la liberté. Or, on a suturé la source de cette substance, la sève vivifiante.

Les chants révolutionnaires sont détournés : ikhwani la tansawchouhada li matou fi octobre, est chanté en chœur par les supporteurs chaussés de Stan Smith, dans les stades pendant les matchs du championnat.

Avec le multipartisme décrété, d’anciens héros de l‟ancienne guerre sont réhabilités, des rues débaptisées et des aéroports rebaptisés : Krim Belkacem, Messali Hadj, Ferhat Abbas, Khider…La tempête d‟octobre 88 précède l‟ouragan de la décennie 90. Dévastateur. Le peuple, héroïque encore une fois, résiste à l‟hydre islamiste : tomberont les enseignantes de Sidi-bel-Abbès qui bravaient le décret des chefs terroristes, tués les gens des médias qui ne désertent pas les rédactions tel qu’attendu, brûlés les villages et villageois qui ne les soutiennent pas. Policiers, soldats, médecins,  tous fonctionnaires de l‟Etat meurent par centaines.

Le peuple a tenu, l’Etat ne s‟est pas effondré, la résistance a payé en dépit du blocus international qui ne disait pas son nom. Les devises de la république arrachées retrouvent les frontons des mairies. Le drapeau ignoré, brûlé, retrouve ses couleurs éclatantes. Les commémorations des fêtes nationales prennent désormais un goût de cendre, les sangs nouveaux se sont mêlés aux sangs anciens fécondant de nouveau cette terre en mal de justice.

C’était avant qu’ils n’utilisent Novembre pour justifier l’innommable retour des idéologies barbares et la connivence avec l’assassin. Quand on réussit à se sortir de ça, l‟avenir ne peut qu‟être positif, pensions-nous. Nous avions vaincu, seuls, le plus effroyable des adversaires. Las ! A l‟inverse des mythes américains qui consistent à faire de leurs défaites des victoires éclatantes, le triomphe du peuple algérien sur le plus monstrueux terrorisme mondial allait se transformer par décret en une défaite totale, absolue. Celle de l‟abjuration du serment.

S. K.

* Cet article, qui a servi d’écrit de présentation au livre « Novembre, la faillite démocratique, » (Edition Marguerite-Alger-2016), est l’oeuvre de la talentueuse Samia Khorsi qui fut, avec l’inoubliable Ghania Hamadou, l’une des deux rédactrices en chef du quotidien Le Matin, à son lancement, en 1991. Ces deux dames de la plume n’écrivent plus nulle part. L’époque est aux prestataires-journalistes. Ce métier où l’on passe  la moitié de sa vie à parler de ce qu’on ne connaît pas et l’autre moitié à taire ce que l’on sait, n’est plus celui de Samia ou de Ghania. Nejma n’enfante plus. 

* Le livre « Novembre, la faillite démocratique » est en vente en librairie en Algérie 

 Pour la  France – Europe – Canada : sur commande : matinlivres@gmail.com

Auteur
Samia Khorsi

 




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