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Mouloud Feraoun : le précurseur de la littérature d’expression française

Mouloud Feraoun

L’émergence d’une littérature algérienne d’expression française dans les années 1950 marqua un tournant décisif dans l’histoire des lettres maghrébines. Elle fut le fruit paradoxal d’un siècle de politique coloniale visant l’assimilation culturelle des « indigènes ».

Certains lettrés algériens, ayant appris le français à l’école coloniale, se mirent à manier la langue de Molière non plus pour flatter le colon, mais pour affirmer leurs imaginaires propres.

A l’assaut de l’espace littéraire

Avec la publication retentissante de « Le Fils du pauvre » en 1950, Mouloud Feraoun frappa les esprits en rompant définitivement avec l’orientalisme fantasmatique qui imprégnait jusque-là la littérature coloniale.

Loin des poncifs exotiques, il plongea avec sincérité dans l’univers de son village natal kabyle, offrant un témoignage inédit sur les us et coutumes de son peuple. Son récit, loin de n’être qu’un document ethnographique, redonnait vie et épaisseur à une terre algérienne trop longtemps figée et déshumanisée par le regard colonial. Des figures populaires autochtones investissaient enfin le devant de la scène, avec leurs aspirations et tourments.

Quand Mouloud Mammeri écrivait à Mouloud Feraoun

Cette œuvre fondatrice ouvrit la voie à l’émergence d’un corpus littéraire algérien original, porteur d’esthétiques novatrices. Des plumes audacieuses comme Kateb Yacine, Mohammed Dib ou Mouloud Mammeri prolongèrent avec talent cette quête de soi et d’émancipation littéraire. Chacun à leur manière firent surgir des imaginaires décolonisés, où la terre natale algérienne redevenait un territoire intime à investir et réenchanter.

Si le village kabyle était reconstitué avec ferveur chez Mouloud Mammeri, la Casbah algéroise se muait en un labyrinthe identitaire secret chez Mohammed Dib. Une géographie algérienne refoulée renaissait peu à peu de ses cendres, après des décennies d’occultation par le récit colonial. Sans renier les apports exogènes, ces auteurs-pionniers posèrent les jalons d’une parole et d’un imaginaire pleinement algériens. Ils ouvrirent la voie à une littérature de la décolonisation, qui allait approfondir l’exploration poétique de soi.

Face à l’émergence de ce corpus inédit, la critique littéraire algérienne balbutiante peina pourtant à en reconnaître la portée esthétique. Certains y virent avant tout une littérature de combat politique ou de témoignage ethnographique. Son exploration poétique d’imaginaires décolonisés fut trop souvent occultée. Mais en redonnant vie à des figures et des espaces algériens refoulés, ces écrivains-pionniers posèrent les jalons d’une littérature proprement algérienne, qui allait poursuivre avec force son chemin d’émancipation. Cette littérature émergente resta néanmoins traversée par de profondes tensions identitaires.

Ses figures centrales étaient tiraillées entre le village natal immémorial et les prestiges de la ville française ; entre la langue maternelle vernaculaire et le français des lettrés ; entre tradition et modernité occidentale. Cet entre-deux parfois déchirant disait toute l’ambiguïté de l’éveil à soi de l’Algérien sous domination coloniale. Il était à la fois fasciné et révulsé par la culture du colonisateur. Sa quête de soi restait problématique. Si ces œuvres firent date dans l’histoire littéraire maghrébine, leur réception critique fut loin d’être unanime.

Mouloud Feraoun l’incompris

La critique coloniale y vit d’abord une confirmation de la réussite de sa mission civilisatrice, qui avait permis à des autochtones de manier avec talent la langue de Molière. Pour elle, ce n’était que l’aboutissement logique de sa politique d’assimilation culturelle, même si des voix discordantes s’élevaient çà et là.

Quant à la critique nationaliste algérienne, elle dénonça surtout le recours à la langue française comme une trahison de l’identité algérienne. Le message politique primerait sur les recherches formelles jugées trop complaisantes avec l’héritage colonial.

La critique « nationaliste » s’esquissa dans de brefs articles signés par Ouzegane, Lacheraf et Sahli. Ils fustigèrent particulièrement La Colline oubliée de Mouloud Mammeri, dont le traitement fit office d’exemple concret. Le regard de l’époque était de voir la portée politique de l’œuvre

Ces critiques qui subirent à ces œuvres le baptême du feu, ne retinrent que la portée politique, la dimension documentaire et le témoignage sur la société. L’œuvre fût-elle saluée par la critique « coloniale » ou métropolitaine ? Il convient d’être méfiant. Sahli, acerbe envers Mouloud Mammeri, parla de « colline du reniement » à la parution de La colline oubliée (1952). Pour cette première génération de critiques, l’esthétique et la poétique seront des habillages fortuits. Pour eux l’essentiel se trouvait dans le message. L’œuvre, sa dimension littéraire et son élaboration d’une poétique, semblèrent oubliées. Le texte n’était vu que dans sa dimension politique, voire comme élément du débat politique.

De son côté, la critique de gauche en métropole salua plutôt l’irruption de ces voix venue des marges de l’Empire. Elle y vit l’annonce d’une libération prochaine des peuples colonisés. Mais là encore, la dimension proprement littéraire fut reléguée au second plan.

Ainsi, rares furent les critiques à pleinement reconnaître la portée esthétique de cette littérature algérienne naissante. Son exploration poétique d’imaginaires décolonisés se heurta à des lectures trop idéologiques, qu’elles viennent du colonisateur ou du colonisé. Il faudra attendre les années 70-80 pour que des critiques comme Charles Bonn, Marc Gontard ou Nadjat Khadda posent un regard neuf sur ces œuvres pionnières. Ils mettront enfin en lumière la richesse de leurs innovations formelles et thématiques. Ces textes fondateurs purent alors pleinement rayonner et essaimer auprès de nouvelles générations d’écrivains maghrébins désireux de prolonger l’aventure littéraire algérienne.

Dans cette perspective, on peut considérer que cette littérature émerge dans un espace tensif caractérisé par de fortes tensions entre : L’intensité de l’attachement aux racines algériennes (village, langue maternelle, tradition…)

L’attraction extensive de la culture française (ville, langue française, modernité)

Cette littérature se déploie dans l’entre-deux problématique entre le pôle intensif du « dedans » algérien et le pôle extensif du « dehors » français. Ses figures sont tiraillées entre une tendance centripète d’affiliation aux racines natales (intensité) et une aspiration centrifuge d’émancipation par l’appel de la modernité française (extensité). La quête identitaire se joue dans les oscillations tragiques entre le proche intense du village natal et le lointain extensif de la ville coloniale ; entre la langue maternelle concentrée et le français étendu ; entre tradition resserrée et modernité éclatée.

C’est toute l’ambiguïté de cet éveil à soi de l’Algérien sous domination coloniale, partagé entre enracinement et déracinement, centralité et marginalité. La littérature devient le lieu de cristallisation privilégié de ces tensions, d’où peuvent surgir parfois des synthèses inédites.

Saïd Oukaci, doctorant en sémiotique

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