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Mouloud Mammeri : une pensée intellectuelle au service de la renaissance de la culture et de la société (II)

C’est en ces termes que s’exprime Mouloud Mammeri à la fin de l’introduction qu’il a faite à son ouvrage publié chez Maspero en 1979 sous le titre Poèmes kabyles anciens: « Ce recueil avait pour dessein de prolonger l’écho des longues nuits où Hadj Mokhtar et des pairs ont senti peser sur leur esprit et sur leur cœur le poids des pensées essentielles » (6).

Les pensées essentielles

L’adjectif « essentiel » est, bien entendu, usité dans son acception classique, signifiant « qui est propre à la nature intimiste ». L’ouvrage en question est considéré comme une étape importante dans la recherche et la production de Mouloud Mammeri dans le domaine de l’anthropologie culturelle.

Après avoir présenté d’une façon magistrale Si Mohand dans l’ouvrage précédent, l’auteur donne ici les résultats de ses recensions en matière de poésie kabyle des 17e, 18e et 19e siècles. Les poètes recensés sont peu ou prou connus. Certains comme Youcef Oukaci, se rapprochent de la célébrité et de la popularité de Si Mohand U M’hand. D’autres étaient célèbres dans un rayon modeste, mais, en tous cas, bien connus des Kabyles. D’ailleurs, ils ont leurs rapporteurs, comme Si Mohand en a les siens.

Dans Poèmes kabyles anciens, Youcef Oukaci occupe une place de choix. Il n’était pas seulement le héraut des Aït Djennad, sa tribu, mais représentait ce qui demeurait encore de solide sagesse et de grande éloquence kabyle sous l’occupation turque.

La présentation du livre, en français et en kabyle, totalise un volume de soixante pages. Les conditions d’énonciation des poésies populaires, la marche forcée de la société sous les coups impitoyables d’un destin historique d’adverse fortune, toute la problématique de l’expression poétique de cette période peu explorée de l’histoire de la Kabylie, donc toutes ces préoccupations se trouvent ainsi éclairées sous le projecteur critique de l’analyse de Mouloud Mammeri.

Dans une note au début de l’ouvrage, F.Wabdelkader écrit: « Avec Poèmes kabyles anciens, Mouloud Mammeri ouvre une voie nouvelle à la fois dans sa vie et dans la définition de notre culture. Poèmes kabyles anciens n’ont donc pas seulement rendu ses lettres de noblesse à une culture niée; ils ont aussi permis à la culture algérienne de se réapproprier son identité. Depuis lors, l’expression orale, quoique subissant des pressions de toutes sortes, se situe dans le champ de la culture nationale (…) Ainsi, Poèmes kabyles anciens disent une société en accord avec elle-même et maîtresse de son destin.

Pour le lecteur d’aujourd’hui, ils annoncent une société nouvelle, en quête d’harmonie, qui permettra aux Algériens de se réconcilier avec eux-mêmes, en récupérant les éléments épars ou occultés de leur culture, n’importe qu’elle culture, y compris et peut-être surtout les plus inconnues/méconnues; c’est assurément enrichir le patrimoine universel. C’est précisément à cela que vise Mouloud Mammeri qui, passant par-delà les crêtes où certains voudraient le confiner, embrasse le plus vaste espace » (7).

Les pièces inventoriées et traduites par Mammeri posent apparemment pour l’auteur un problème fondamental, celui de la traduction évoquée plus haut. L’introduction aux Poèmes kabyles anciens lui a permis d’aborder lucidement cette question épineuse. Il dira que la correspondance terme à terme est globalement respectée. « Les deux versions [kabyle et française, ndlr] poursuivent en réalité deux discours distincts. La différence est dans « le sens et la valeur que prend chacun des deux ensembles, si bien que l’on assiste à cet étrange résultat de deux ensembles dont les éléments de détail coïncident et l’expression globale diffère (…)

Mouloud Mammeri : de la révolution algérienne à l’amazighité (I)

Dans l’espace intemporel et l’atmosphère stérilisée où se déroule l’analyse abstraite, faite en chambre (autant dire en laboratoire) par un savant inconcerné, il est loisible de dégager et suivre à la lettre des règles de méthode qui, par un glissement plus ou moins inconscient, deviennent des conditions de validité.

Mais les poèmes ici rapportés ne sont pas pour moi des documents indifférents, des pièces dont la seule valeur comptable est l’argumentation. Ils vivent, ils font partie des réalités qui donnent un sens à l’existence du groupe qui les a créés, et, à travers lui, à mon existence. Ils sont engagés drastiquement (et, d’aventure, dramatiquement aussi) dans la pratique sociale dont dépendent pour une grande part la couleur et la densité que notre vie et celles de nos enfants prendront. Cette valeur existentielle pour moi, passe l’autre, sans comparaison possible » (8).

Mouloud Mammeri : de la révolution algérienne à l’amazighité (II)

Un paradoxe est relevé par Mammeri concernant les risques qui pèsent sur les cultures traditionnelles: ce n’est pas la colonisation qui a menacés ces cultures de disparition, mais c’est la gestion des indépendances des pays anciennement colonisés. La colonisation a, en quelque sorte, figé la culture traditionnelle dans son évolution, qui aurait pu certainement avoir un autre destin moins contraire. « Qu’est-ce qu’une tradition à qui on a enlevé toutes les sources vives d’existence, toutes les conditions qui, non seulement lui permettaient d’être, mais aussi la dotaient d’imagination, de possibilités d’adaptation, voire d’invention? Qu’est-ce, sinon une forme vide et, dans le moins mauvais des cas, un décor vain, un jeu creux, parce qu’adonné à la mascarade, il voit le masque, mais oublie ce qui le conditionne.

ce plan, curieusement, les deux projets contradictoires du colonisateur et du colonisé aboutissent au même résultat: un immobilisme outrancier; le premier, parce qu’il voyait dans l’anachronisme et le caractère de la tradition un gage d’inefficacité, le second, parce qu’il cherchait, dans un conservatisme rigoureux, formaliste, quelquefois régressif aux termes même de sa propre culture, un moyen de sauvegarder une identité tragiquement menacée ». (9)

La fixité et le conservatisme dans lesquels était maintenue la société avaient également leurs expressions dans le domaine de la morale et de la religion où la spiritualité a cédé la place au formalisme et le rigorisme des apparences. Mammeri écrit à ce propos: « Tout se passe comme si une société qui sent qu’elle n’a plus de prise sur l’histoire interprète ses propres blocages en termes de destin. Dans une espèce de réaction masochiste, elle tourne contre elle-même la conscience irritée de son impuissance, attribue ses échecs ou ses manques à une pratique insuffisamment stricte des rites et, faute de pouvoir agir sur les événements, bat sa coulpe et exige d’elle-même encore plus de tension absurde ou de crispation sclérosante. Elle a renoncé aux affres du doute, donc à ses chances, pour le monolithisme d’une foi qui confond la pureté de l’intention avec la rigidité de la pratique ». Sur ce plan, les ressemblances avec ce que vit actuellement la société algérienne ne sont pas une hallucination.

L’introduction aux Poèmes kabyles anciens est un condensé d’analyse historique, sociologique et culturelle de la société kabyle. Cette société « était pour l’essentiel orale. Elle ne l’est plus. Elle était relativement insulaire; elle a cessé de l’être. Ces deux traits expliquent en grande partie la phase par où elle passe aujourd’hui » (10)

Un sens nouveaux aux mots de la tribu

La publication posthume (1990) de l’ouvrage sur Cheikh Mohand Oulhocine a été le plus grand événement lié au travail de recherche de Mouloud Mammeri après la disparition de ce dernier en février 1989. L’auteur a consacré plusieurs années à recueillir les dits, poèmes, sagesses, apophtegmes du saint homme. C’est le travail d’une recherche ardue, travail de fourmi, qui s’est appuyé sur des transmetteurs, presque de la même manière dont furent élaborés les deux ouvrages traités précédemment. « Dans un contexte de sécularisation, mais aussi de changement d’autorité, où émergent des personnalités plus adaptées à leur temps, comme c’est le cas pour Aït Menguellet, la figure de Cheikh Mohand continue d’attirer, d’apaiser. Ce qui suscite les interrogations suivantes: est-ce la figure de sainteté qui provoque ainsi cet attrait, ou bien est-ce quelque-chose qui lui est sus-jacent et qui passe à travers les rets de la religion? », s’interroge Farida Aït Ferroukh dans son étude sur les agents de la culture. (11)

Mouloud Mammeri introduit son étude sur Cheikh Mohand Oulhocine avec un texte de 45 pages au travers desquelles il situe les circonstances de la vie du saint homme et le contexte social, culturel et religieux de l’émergence de son discours. Mammeri écrit: « Aux mots de la tribu, le cheikh ne se contente pas de donner un sens nouveau. Il les ramène à la source de leur jaillissement, loin de toute autorité impérative, de tout usage établi. S’il s’en était à la hiérarchie reconnue des légitimités, au dogme incontournable de la vérité révélée, il se fût contenté, comme tant d’autres, d’extraire de la lettre des textes les propositions qui y étaient d’avance contenues; il eût été le prêtre, dans ce cas prestigieux d’une église, mais il se fût par là coupé de toutes les sources d’invention féconde. Il est probable que pour le cheikh, le dogme eût été un cadre plus que contraignant, carcéral. Il est clair qu’il n’en a rien été. Hormis Dieu, et quelquefois le prophète, il est remarquable que l’on ne trouve, dans tant de vers dispensés pendant quarante ans par le cadre d’un ordre confrérique, aucune référence à un personnage ou un fait saillant de l’histoire (ou de la légende islamique). Par contre, une fréquente mention des hommes que le souffle habite, c’est-à-dire des agourram, qui, comme lui, ont avec la divinité ce rapport existentiel, quasi hors de tout dogme » (12).

L’approche que Mammeri a développée du personnage du saint homme est d’une étonnante originalité. Il en donne une image séculaire, presque laïque. Dans la réalité, ce n’est pas une image; c’est la vision, l’attitude et le comportement de chaque jour de celui qui a prêté une forme de précellence à la kabylité par rapport à toute forme de dogmatisme religieux. L’étonnement face à la description que Mammeri fait du personnage se dissipe dès qu’on accède à la matière brute, à savoir les dits et poèmes du Cheikh, recueillis par l’auteur du livre à partir de plusieurs rapporteurs.

Aussi bien dans la longue introduction que dans le corps du texte lui-même, Mouloud Mammeri a « révolutionné » la vision trop étriquée que l’on a l’habitude de développer à propos d’un homme généralement classé dans une sorte d' »hagiographie » kabyle.

L’auteur fouinera dans l’histoire, la culture et la sociologie de la Kabylie pour expliquer comment, par exemple, le mouvement maraboutique, parti de Rio de Oro (au Sahara occidental), avec une vision missionnaire et des règles dogmatiques, a pu s’implanter en Kabylie, en s’adaptant à la société où domine déjà et avant tout, une valeur qui s’appelle la « kabylité », fait du sens pratique des choses, du sens de l’honneur, de l’esprit de solidarité et de valeurs de travail et de respect. Mammeri écrit dans son introduction: « Ainsi, dans le scénario classique d’une culture minoritaire dénuée de légitimité, le Cheikh a introduit une mutation décisive. Avec lui, la condamnation de toutes les formes d’oppression, y compris l’oppression idéologique, le dépassement des cloisonnements tribaux émanent de l’intérieur même d’une culture vivante » (13).

Les trois prolégomènes de Mouloud Mammeri, que nous venons d’à peine effleurer, constituent une véritable somme intellectuelle au service de la renaissance de la culture amazighe en général, et kabyle en particulier. Avec l’Ahellil du Gourara, l’introduction à la pièce de théâtre le Banquet (sous l’intitulé « La Mort absurde des Aztèques« ) et les diverses autres études, dispersées dans des revues spécialisées, ces textes fondent une anthropologie culturelle exceptionnelle, une investigation quas-unique, de par sa dimension et sa profondeur, dans le champ de la recherche algérienne.

Amar Naït Messaoud

Renvois:

1-Culture savante, culture vécue (études de M.Mammeri:1938-1989- partie « Présentation »)-Editions Tala-Alger 1991.

2-Hommes et femmes de Kabylie (Ouvrage collectif-volume 1-Article « Mammeri »-P.162)-Éditions Edisud 2001- Aix-en-Provence

3-Isefra, poèmes de Si Mohand-ou-Mhand (présentation)- Mouloud Mammeri-Éditions Maspero-1969.

4-Ibid.

5-Ibid.

6- Poèmes kabyles anciens (introduction)- Mouloud Mammeri-Éditions Maspero-1970

7-Réédition de Poèmes kabyles anciens par Laphomic, Alger-1988

8- Poèmes kabyles anciens (introduction)- Mouloud Mammeri-Éditions Maspero-1970

9-Ibid.

10-Ibid.

11- Algérie, ses langues, ses lettres, ses histoires. Ouvrage collectif-éditions du Tell-2000.

12-Inna-Yas Ccix Muhend-Mouloud Mammeri-Éditions Inna-yas-Alger-1990

13-Ibid.

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