2 mai 2024
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Nadia Sebkhi, écrivaine et éditrice : «Soyons sérieux, le marché du livre en Algérie est en crise»

Nadia Sebkhi
Nadia Sebkhi

Nadia Sebkhi est directrice de la revue L’ivrEscQ et à la tête des éditions L. de Minuit. Poétesse et auteure, elle a à son actif nombre de publications dont «Les Sanglots de Césarée», «La danse du jasmin», et des recueils de poésie tels que «Sous le voile de mon âme» ou «Autopsie d’un temps».

En 2018, elle a fait paraître chez Tafat un essai très prometteur «Assia Djebar, sur les traces d’une femme engagée», un ouvrage conçu comme hommage à l’une des plus brillantes écrivaines de l’Algérie contemporaine. Symphonie des sept nuits est son nouveau roman, paru à l’occasion du SILA 2023. Dans cet entretien, cette ambitieuse femme de lettres nous livre ses impressions sur l’écriture, l’avenir du livre et de la femme en Algérie, ses projets éditoriaux en cours…

Le Matin d’Algérie : Vous venez de publier aux éditions L. de Minuit votre nouveau roman La Symphonie des sept nuits. Un récit très poétique, nourri par une imagination débordante. Au détour de certains passages, quiconque aura l’impression qu’il est en train de lire un pamphlet « féministe » de Simone de Beauvoir ou d’Isabelle Alonso. Quel est la symbolique du titre d’abord et de toute cette œuvre ?

Nadia Sebkhi : Un pamphlet « féministe » de Simone de Beauvoir, dont je suis lectrice et admiratrice. De l’écrivaine, philosophe-penseur engagée qui a incarné une période charnière du féminisme universelle. Ou encore d’Isabelle Alonso, et, là vous me tendez la perche pour évoquer le monde féminin-pluriel que je dépeins dans mon roman. Il arrive que l’histoire place la femme en position victimaire, pendant que celle-ci n’est, en fait, qu’un être scélérat assoiffé du pouvoir, telle que Zohara, au sobriquet Antigone dans mon roman dystopique.

En fait, La Symphonie des sept nuits, au titre évocateur, est l’histoire d’une semaine entre Kahena, journaliste à Citadelle News et Zohara, deux caractères que tout oppose. C’est une trame d’une société imaginaire, en somme, un tableau de la condition humaine. Il y a dans les sept nuits que vit Kahena, une quête de l’intériorité, une errance musicale, quelque peu philosophique, poétique, parodique. C’est le perpétuel questionnement de Kahena : « quel monde sommes-nous en train de bâtir à La Citadelle Blanche avec Zohara au Manoir Suprême ?

Le Matin d’Algérie : Avec les « manoirs » et « le harem », présents en force dans la trame de votre roman, il y a comme une empreinte religieuse qui se dessine sur fond de toute volonté d’émancipation féminine! Est-ce un hasard ? Ou est-ce une manière pour vous d’expliquer l’origine du tabou qui barre la route aux semences de la liberté?

Nadia Sebkhi : Dans La Symphonie des sept nuits ou dans mes autres romans, le patriarcat enraciné dans nos sociétés en plus de l’empreinte idéologique, bigote tendancieuse phagocytant voire cadenassant la pensée sont distincts de la spiritualité bienfaitrice de Kahena ou encore celle de sa mère dans mon roman. Le tabou édulcoré d’idéologie est mortifère chez Kahena, femme insomniaque armée de plume éprise des déités, ombres salvatrices dans ses longues nuits. Kahena soupèse la peur, le recul, l’acceptation, la passivité de ses deux sœurs aussi émancipées, soient-elles, et les marcheurs hilares du vendredi à soutenir une Zohara au Manoir Suprême. Elle, comme ses collègues de la rédaction voient l’effritement de la Citadelle par la venue de Zohara au Manoir Suprême.

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Le Matin d’Algérie : La date de 2062 où se déroulent les péripéties de votre roman renvoie-t-elle à celle de l’indépendance de l’Algérie? Et puis, peut-on entrevoir par-là une vision quasiment pessimiste sur l’avenir de la femme?

Nadia Sebkhi : La décadence d’une civilisation n’est autre que le déclin d’une société et les détenteurs de ses rênes. Henri Bergson disait « il faut agir en homme de pensée et penser en homme d’action ». Et, une société capable de transcender, de s’élever, de s’émanciper, d’unir les forces, de construire ne peut en aucun cas chuter même si le monde est à feu et à sang. Vous savez, l’abandon, la résignation, la veulerie, le bidouillage, la prédation, le mensonge, le carriérisme -là j’étaye sur mon personnage Zohara carriériste, opportuniste- creusent les chutes glissantes des sociétés. Ce n’est pas parce qu’une femme est au pouvoir qu’on a assuré la configuration de la parité. Nous avons vu des femmes aux postes de responsabilités idéologues, incompétentes, carriéristes, présomptueuses… comme nous avons vu des hommes aux postes de responsabilités plus féministes que les femmes elles-mêmes.

Pour revenir à l’Algérie de 2062, c’est loin et pas tant que ça dans la vie d’une nation, si les sujets sérieux ne sont pas pris en compte pour nous élever aux cimes de nos possibilités pour une grande nation rêvée par Larbi Ben M’hidi, par Abane Ramdane, le miracle ne descendra pas du ciel.

Le Matin d’Algérie : Qu’aviez-vous retenu de l’expérience de l’écriture de ce roman?

Nadia Sebkhi : En effet, l’écriture de La Symphonie des sept nuits titille la pensée lisse où rien n’est remis en question. C’est un condensé d’appréhensions et de peurs dans ce monde incertain. Une réflexion du présent vers le moyen et le long terme. Les hommes et les femmes idéologues zélés nuisent à la société. Oser sa propre autocritique, son autoanalyse dans son entourage est indispensable pour chacun de nous. C’est en forgeant qu’on devient forgeron, dit l’adage. Sans oublier que dans mon roman, j’ai tenté d’enlaidir le faciès du mal par la vertu de l’amour, comme je le souligne amplement dans mon livre, car seuls l’amour et lq fraternité consolent des tragédies, de la noirceur, de l’esseulement, de l’opacité et la perte des chemins. L’amour avec un grand « A » reste le centre dans tous mes livres. L’amour ne rend pas aveugle, bien au contraire, il rend éminemment lucide ; et rend la bête humaine.

Le Matin d’Algérie : Est-il possible de dire que votre basculement de la création poétique vers l’écriture romanesque a enfin réussi ?

Nadia Sebkhi : Dans tous mes écrits, la poésie étoffe mes proses. J’aime les textes lyriques, poétiques rythmiques dans le roman. Dans La Symphonie des sept nuits, il y a un air musical, d’où le vocable symphonie métaphoriquement dans le titre, dans le silence errant des nuits longues de Kahena. A ce propos, je souscris à la parenthèse du poète sénégalais Léopold Sédar Senghor : « sensibilité, sensualité, les images, les couleurs, les rythmes sont la matière essentielle de la poésie africaine », en le paraphrasant, bien entendu, pour les romans !

Le Matin d’Algérie : Vous êtes à la tête de L’ivrEscQ, une revue littéraire qui sonde les remous de l’actualité littéraire, au niveau local et à l’international. Comment expliquez-vous le manque des revues littéraires spécialisées chez nous ?

Nadia Sebkhi : Tous les patrons des revues et magazines tirent la sonnette d’alarme depuis des années.

Jadis je voyais dans nos présentoirs des magazines étrangers avec posters de leurs Une collés dans nos murs. C’était offensant de nous voir indépendants avec la Une de Paris Match, du Nouvel Obs., et j’en passe. Les magazines algériens commençaient à émerger et nous prenions places chez nous, par nos Une. Aujourd’hui, il n’y a ni magazines algériens, ni magazines étrangers. A fortiori, sans mécanisme sérieux pour la pérennité d’un magazine, d’un périodique, le meilleur des magazines vivote de 5 à 10 numéros et disparaît.

L’ivrEscQ a excellé dans le soft power de l’Algérie, seulement les deux tutelles de la Culture et de la Communication n’ont, hélas, pas joué le jeu. Cette année 2024 promet, mais on verra !

Le Matin d’Algérie : Quel regard portez-vous sur l’avenir du livre et de la lecture en Algérie, avec l’influence du Net et des réseaux sociaux ?

Nadia Sebkhi : Un soft power, c’est un travail sérieux, productif, de longue haleine. Ça produit un horizon qu’on envie de là et d’ailleurs. Quant au grand désordre du virtuel, je n’y adhère pas. C’est une sérieuse cacophonie. Même la chèvre s’invente chanteuse d’opéra !

Soyons sérieux, le marché du livre en Algérie est en crise. La tutelle tente de donner un cachet à la Culture tout en repoussant d’un revers de la main le livre, matrice de la Culture. C’est tout de même absurde ! Le cinéma, le théâtre, la BD, la musique, la poésie, le roman, l’histoire, le témoignage sont des textes. Et si ces textes-livres ne rencontrent pas le public, votre culture est morte. Tous nos éditeurs vous disent qu’ils sont en crise. Certains résistent, d’autres commencent à disparaître. Un gâchis tout de même.

Le Matin d’Algérie : Dans l’un des numéros de votre revue, vous avez même fait un entretien avec l’écrivain péruvien, Mario Vargas Llosa, Prix Nobel de la littérature 2010. De même, vous vous êtes entretenus avec des plumes célèbres à l’image de Yasmina Khadra, Anouar Benmalek et tant d’autres. En quoi cette expérience unique vous a-t-elle marquée ?

Nadia Sebkhi : Les écrivains du monde s’intéressent au magazine L’ivrEscQ. Nous avons eu des abonnés et des écrivains dans le monde entier qui nous contactaient. Un média qui fait ses preuves au national et à l’international est une première ressource du « soft power » dans son pays. Aujourd’hui, les fluctuations du pouvoir dans le monde se font entre autres par les Médias et la Culture. L’ivrEscQ est les deux à la fois. Je vous renvoie à la thèse de Joseph Nye pour comprendre la visée des pays dans le monde.

J’ai réalisé l’entretien avec Mario Vargas Llosa, alors qu’il venait de recevoir le prix Nobel et son emploi du temps était chargé. L’ivrEscQ a réalisé des interviews avec Gao Xingjian, un autre Nobel et beaucoup de célébrités à l’instar de la reine du polar sud-africain Margie Orford et autres de renom dans le monde des lettres. Ou encore allant des plus connus écrivains aux primo-auteurs algériens.

Le magazine L’ivrEscQ horizon de richesse et d’influences tant par le travail national qu’international doit reprendre sa version papier, car, il est demandé à ce jour chez nos libraires et buralistes, un soft power algérien fondé déjà en 2009.

Entretien réalisé par Kamal Guerroua.

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