Avec les Algériens, il existe certains mots qu’il est très imprudent d’exprimer en public sans prendre de précautions. Soixante-huit ans que je perçois dans le visage des autres une brusque attention, comme une méfiance, au prononcé de ces mots.
Que va-t-il dire ? Quel propos malveillant va-t-il proférer contre son pays, sa nation, sa patrie ? Chacun est à l’affût des paroles de l’autre, chacun surveille et teste le niveau de l’amour et du respect porté aux siens et au pays. Comme si le prouver était une obligation juridique ou morale.
Avertis de la célèbre réflexion de Camus « Ne pas nommer les choses c’est rajouter au malheur du monde », commençons donc par donner du sens à ces mots qui sont apparemment très peu connus ou mal maîtrisés.
La nation n’a pas d’existence juridique, elle n’est pas de l’ordre du droit. Il est ainsi permis à chacun de proposer sa définition. Le sentiment d’appartenance à un groupe humain est certainement le ressenti le plus fort que définit instinctivement la majorité. Mais un ressenti n’est pas une définition.
De toutes les définitions proposées, la plus célèbre est certainement celle d’Ernest Renan. L’un des extraits les plus retenus dans la mémoire collective est « La nation est un plébiscite de tous les jours ».
Et de rajouter que la nation est un « projet commun » en solidarité, indépendant du lieu, des langues et de plusieurs attributs qui ne sont au fond pas les plus essentiels. L’existence de différentes régions géographiques, linguistiques et culturelles ne sont ainsi pas contradictoires avec la nation.
Appartenir à la nation veut donc dire prouver tous les jours son attachement à la communauté. Il ne suffit pas de faire du bruit et de prononcer de grandes phrases éloquentes pour l’authentifier. Le plébiscite quotidien à la nation est dans les actes, pas dans les paroles, nous dit Ernest Renan.
Parce qu’on ne peut savoir ce que l’âme profonde d’une personne peut contenir, la parole ne la dévoile pas dans sa possible hypocrisie.
Échos du Djurdjura : méditations d’un jeune centenaire algérien (*)
La patrie n’a également aucune existence juridique. Tout comme la nation, elle peut être écrite dans tous les textes, y compris dans la constitution, elle n’a cependant pas de matérialité pour être prise en compte par le droit. Elle aussi est enfouie dans la conscience de chacun, impossible d’en affirmer la vérité par l’unique parole.
Si les deux notions, nation et patrie, sont à peu près équivalentes, il existe cependant une différence d’usage. Le mot patrie a généralement un sens guerrier, raison pour laquelle il est très souvent exprimé par « la patrie en danger », « la défense de la patrie » et ainsi de suite.
L’Algérie est-elle en guerre ou menacée à ce point qu’il est indispensable de convoquer le mot à chaque détour de conversation ?
Il faut cependant dire qu’elle est loin d’être la seule, tous les pays du monde ont cette même relation exaltée au mot. Car rappelons-le, ce n’est qu’un mot, indépendamment de la conscience individuelle.
Nous voici enfin au troisième, la nationalité. C’est le seul terme qui a un fondement juridique car associé à des éléments objectivement identifiants de la personne. On dit que c’est un des attributs de la personnalité juridique d’un homme ou d’une femme comme le sont, le nom, le domicile principal (pour le rattachement fiscal et électoral) et le patrimoine.
La personnalité juridique d’un citoyen est sa capacité à bénéficier des droits et assumer des responsabilités légales. La nationalité est donc le rattachement juridique à un pays qui définit les droits et obligations prévus dans ses textes.
Il n’y a là aucune référence au rattachement moral à la nation ou à la patrie car personne ne peut être contrôlé de son véritable sentiment si ce n’est par la parole ostentatoire. Voilà pourquoi la double nationalité n’a rien à avoir avec l’amour de son pays d’origine.
Un rattachement juridique pour des raisons administratives de statut, souvent indispensable, n’enlève rien au sentiment porté au pays de sa naissance, de ses parents et de son enracinement à jamais.
Personne au monde ne peut la déchoir car un sentiment n’est ni visible ni corporel. Personne ne le pourrait, fut-il au plus haut sommet de l’état algérien. Les droits et les obligations s’annuleront mais pas l’âme profonde des êtres.
En conclusion, une personne doit-elle clamer avec tambours et tintamarre son intime relation avec le pays qu’elle aime et qui est son identité première ?
Ce tintamarre, je m’en suis toujours méfié. Il est là pour faire danser et chanter les autres d’un seul pas et d’une seule voix. Et chanter et danser ne sont pas les meilleurs moments pour une vigilance qui garantisse la liberté de penser et de s’exprimer.
L’amour ne fait pas de bruit, il est silencieux dans sa dignité et puissant dans l’intimité de son être.
Boumédiene Sid Lakhdar, enseignant retraité