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Nationalisme banal et drapeautisation

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Le concept « nationalisme banal » (Michael Billig, 1995) décrit les manières dont les symboles nationaux – comme les étendards nationaux – sont utilisés quotidiennement pour renforcer le sentiment d’appartenance nationale et s’inscrivent plus globalement dans des stratégies discursives et répressives. 

L’utilisation intensive et démonstrative des drapeaux dans le contexte de régimes autoritaires a fait l’objet de plusieurs études sous la dénomination de Vexillology (de « vexillum »,  « étendard », « drapeau » en latin ; voir Smith, 1968 ; 2009) étend l’usage au champ des sciences politiques. Le terme apparaît pour décrire ce processus de surexploitation des symboles nationaux, dont le drapeau est l’élément central, à des fins de propagande visuelle, de contrôle social (Gabowitsch, 2023 ; Smith, 1968 ; Heimer , 2017) et d’instrumentalisation des symboles nationaux comme instrument de domination (Bourdieu, 1977).

L’usage du drapeau à l’occasion de fêtes nationales, visites de personnalités marquantes, mais aussi dans toutes les activités publiques, participe d’une pratique courante dénommée dans la littérature anglophone flag-waving et qui est définie comme « l’expression du patriotisme de manière populiste et émotionnelle » (« the expression of patriotism in a populist and emotional way(1) »).

Dans le cas de l’Algérie, et spécialement de la Kabylie, les symboles nationaux sont utilisés quotidiennement et dans toutes les manifestations publiques aussi insignifiantes soient-elles, pour « rappeler » à cette région son appartenance nationale, et – dans un exercice de tyrannie de la mémoire – maintenir vivants les stigmates de la « crise berbériste » et des autres épisodes qui ont mis la Kabylie au centre d’une confrontation avec l’État central, mais aussi et surtout pour souligner la légitimité du régime comme défenseur de l’unité du pays.

Pour cela, les usages obsessionnels de cette pratique se caractérisent par la multiplication des drapeaux dans l’espace public, dans tous les villages, et partout où un acte, un évènement culturel, sportif ou social pourrait renvoyer ou rappeler une particularité ou une spécificité kabyle. Même une équipe de football comme la Jeunesse sportive de Kabylie (JSK) a eu à en souffrir puisqu’elle a dû changer de désignation à plusieurs reprises pour « cacher » le terme kabyle et devenir ainsi tour à tour Jamiat Sari’ Kawkabi (1974-1977) ou bien, comble d’absurdité, Jeunesse électronique de Tizi-Ouzou (1987-1989), avant de reprendre son nom d’origine après l’ouverture politique de 1989.

Depuis la fin du Hirak, le port même du drapeau amazigh, voire du maillot de la JSK peut être parfois source de répression(2).

L’interdiction de tout autre emblème et sa présence excessive sont des mesures qui visent à affirmer visuellement l’autorité du régime, à créer un sentiment d’unité nationale forcée ou à intimider par la répétition du symbole de pouvoir et à renforcer le culte de la nation unie et indivisible.

Ces procédés, connus dans la littérature spécialisée comme Flagging, Flag-waving n’ont semble-t-il pas d’équivalents terminologiques exacts en français, ce qui m’amène à utiliser le terme de « drapeautisation » pour désigner ce processus. Celui-ci peut fonctionner pour plusieurs raisons : il correspond à une formation linguistique cohérente et suit les règles de formation des néologismes en français ; le suffixe « -isation » indique bien un processus, une transformation, comme dans « médiatisation » ou « théâtralisation » ; il est facilement compréhensible, même pour quelqu’un qui le rencontre pour la première fois. 

Du point de vue sémantique, il me semble pertinent dans la mesure où il capture bien l’idée d’un processus délibéré d’utilisation intensive du drapeau. Il suggère une forme de saturation ou d’instrumentalisation et, surtout, il me semble plus accessible et plus moderne que le terme anglo-saxon vexillology et ses possibles dérivés comme « Vexillomanie », mais aussi dans la mesure où il présente des avantages pratiques, car il est plus direct et plus court que la paraphrase « instrumentalisation du drapeau national ». 

Outre le drapeau, l’occupation des espaces symboliques par le rappel de la « révolution de novembre » est clairement soulignée par l’onomastique algérienne post-indépendante. La toponymie intervient, par exemple, de manière abusive pour donner aux rues, villages, structures et institutions éducatives, commerciales, sportives, etc. des noms de combattants algériens morts pendant la guerre de libération. Ainsi, pratiquement tous les stades algériens de football portent des noms de moudjahidin ou, parfois, d’autres héros « proches » ou amis de la révolution algérienne comme Nelson Mandela (3). L’exploitation de la date « symbolique du 1er novembre 1954 » atteint parfois des dimensions surréalistes : l’entraîneur du club de football JSK en arrive à dédier la victoire dans un match de football « à tous les supporters de la JSK à l’occasion du 70e anniversaire du déclenchement de la révolution du 1er novembre (4)».

Cette rhétorique focalisée, sur « l’indépendance nationale » et la « souveraineté populaire » est érigée en un véritable épos, reformulé après l’indépendance et qui trouve sa traduction dans les tawābit al-waṭaniyya ou « Constantes nationales », une espèce de « prêt-à-penser » idéologique qui s’imposera dans toutes les sphères de la société à travers les institutions et qui les intégrera dans les documents fondateurs de l’Algérie indépendante comme la Constitution, la Charte nationale, les lois fondamentales, la loi de la famille ou statut personnel, le système juridique (charia) et éducatif notamment, tous investis par des contenus religieux. 

Mohand Tilmatine

 1/flag-waving | Encyclopedia.com (Consulté le 17/11/2024)
 2/Voir « Drapeau amazigh et maillot de la JSK : trois manifestants libérés à Oran », TSA, 29 septembre 2019 (Consulté le 11/010/2024). Voir aussi Tilmatine (2019).

 3/‘Ahmed Zabana’ à Oran, ‘Chahid Hamlaoui, à Constantine, ‘Ali La Pointe’ à Alger ou ‘Hocine Ait Ahmed’ à Tizi Ouzou.
 4/Voir l’article de Djamel K., « Benchikha : « Nos supporters doivent croire en nous » » Derby, 5 novembre 2024 : Je dédie cette victoire aux supporters de la JSK à l’occasion du 70e anniversaire du déclenchement de la révolution. Les joueurs étaient des combattants sur le terrain et on a bien géré le match ». (Consulté le 21/10/2024)

Bibliographie

Billig, Michaël, 1995, Banal Nationalism, London, Sage Publications.

Bourdieu Pierre, 1977, « Sur le pouvoir symbolique », Annales. Économies, sociétés, civilisations, 32, n° 3, p. 405- 411.

Gabowitsch Mischa, 2023,   « Emblems of Authority, Symbols of Protest: Crowds and the Materiality of Their Signs », The new Social Research, vol. 90, n° 2,  p. 337-372.  

Heimer Željko, 2017, Vexillology as a social science, Danvers, Massachusetts, Flag Heritage foundation. 

Smith Whithney, 1968, Prolegomena to the study of political symbolism, thèse de doctorat (1962), Harvard College, Boston University.

Tilmatine Mohand, 2019, « Interdiction des emblèmes berbères et occupation des espaces symboliques : amazighité versus algérianité ? » L’Année du Maghreb, 21, p. 149-164.

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